Place aux boréales ! Cinq questions à Ragnar Helgi Olfasson…
Plasticien, éditeur, écrivain, concevez-vous ces activités comme un tout ou comme des moyens d’expression séparés ?
C’est une bonne question. Je me considère plutôt comme un artiste qui écrit plutôt que comme un écrivain qui fait de l’art. De même pour l’édition, j’aborde ce pays de l’art en essayant – presque – de passer en contrebande certaines des idées de l’art contemporain dans le processus d’édition des livres, depuis leur écriture jusqu’à leur édition effective.
J’ai grandi dans l’édition. Mes parents étaient éditeurs, alors évidemment j’ai fait le vœu de ne jamais publier de livres. Ainsi, lorsque nous avons ressenti le besoin de lancer Tunglið forlag (Editions de la Lune), j’ai dû trouver un moyen de travailler différemment.
Pour l’écriture, c’est pareil. Quand j’ai commencé à écrire sérieusement, j’ai dû trouver un nouvel angle d’écriture. Strictement parlant, je passe beaucoup plus de temps à écrire et à travailler avec la poésie qu’à faire de l’art visuel, mais je sens que je fais de l’art plutôt que de la « littérature traditionnelle », pas nécessairement parce que le résultat est différent de cette littérature, mais plutôt parce que mon attitude est plutôt celle d’un artiste. Bien sûr, je fais de grandes généralisations.
Peut-être est-ce parce que l’art contemporain est marginal dans la culture d’aujourd’hui, ce que je trouve d’ailleurs merveilleux. En ce sens, il est semblable à la poésie. Personne ne sait ce que c’est. Et peu de gens s’en soucient, et même ceux qui s’en soucient ne savent pas ce que c’est. Cela crée un vide énorme, un beau vide plein de liberté. Donc, j’essaie de venir à l’écriture du point de vue de l’artiste visuel. Le résultat pourrait ressembler à de la littérature normale, je ne sais pas, mais j’ai tendance à penser que le processus de fabrication est légèrement différent de la façon traditionnelle avec laquelle la plupart des livres sont écrits.
Les arts visuels me permettent d’explorer certaines choses liées à la temporalité, à la performativité : des concepts que la littérature a tendance à nier. Il y a le fait que le temps passe, par exemple, et l’idée d’un « après » éternel – ce concept que la littérature met encore plus en relief que ne le fait l’art visuel contemporain. Il y a cette idée classique que l’art peut exister hors du temps, et il y a le concept de la bibliothèque, et l’idée que le livre est en quelque sorte figé dans le temps et dans l’éternité. C’est ce genre d’idées que je défie souvent dans mon art visuel, et ce défi prend forme quand je passe à l’écriture et à la publication.
Quand nous avons commencé Tunglið Dagur Hjartarson, j’ai eu le sentiment que, lorsque les gens publiaient des livres, ils plantaient des arbres, pleins d’espoirs. Et qu’ils grandiraient comme un arbre dans le futur. Ce que nous voulions faire, avec les Livres de la Lune, c’était de condenser l’énergie de ce processus en un petit moment. Nous ne voulions pas que la publication d’un livre soit comme planter un arbre, mais comme tirer l’épingle d’une grenade à main.
Vous avez vécu en France, à Aix, lorsque vous étiez étudiant aux Beaux Arts. Quelle est votre relation avec la culture française ?
Eh bien, clairement, j’ai un amour profond pour la France. J’aime autant les défauts de la France que ses cadeaux. Cela me fait penser que, peut-être, mon amour pour la France est “l’amour vrai”, comme on dit dans les paroles de chansons pop. Je suis arrivé en France vers la fin de la vingtaine en envisageant d’obtenir un doctorat en philosophie. Le système universitaire de l’époque (avant l’Euro-Standardisation) n’accordait pas de valeur à 100% à mon diplôme de « licence » islandaise et ils voulaient que je prenne des cours préparatoires avant de m’inscrire en doctorat. J’ai réussi (à force de travail) à me faire insulter à cause de cela et l’ai utilisé comme excuse pour quitter la philosophie et entrer en école d’art. J’ai passé trois ans en France, principalement dans le sud, Aix-en-Provence et Marseille. J’ai donc une dette envers l’efficacité inflexible de la bureaucratie française. Elle m’a sauvé en étant elle-même : difficile.
Cependant, même si mon français est toujours de la « merde », j’aime toujours le parler.
Être un Islandais signifie que vous venez d’un endroit qui n’existe pas vraiment. Cela a changé évidemment ces dernières années, mais quand je grandissais, l’Islande ne faisait pas vraiment partie du monde. Les grands théorèmes, l’art, la guerre, l’histoire et surtout la tradition, c’était le genre de choses qui se passaient ailleurs. Quand vous voyagiez à l’étranger, personne ne savait d’où vous veniez, l’Islande n’était pas cool. Personne ne savait où c’était, et plus important encore, personne ne s’en souciait. J’ai grandi dans une culture très islandaise, mais j’avais une envie secrète de ces “trucs exotiques” comme la “Western Culture”. Je ne pense pas vraiment que les Islandais font partie intégrante de cet ensemble mathématique. D’une certaine manière, j’ai toujours eu le sentiment qu’un Islandais avait besoin de se faufiler dans le « musée de la culture occidentale », à la faveur de l’obscurité, et de s’échapper avant le lever du jour, un peu comme un voleur. Nous ne sommes pas des visiteurs normaux dans ce musée, et n’en sommes certainement pas des conservateurs ou même des concierges. C’est en quelque sorte limitatif, mais aussi très libérateur. Car, évidemment, un voleur est plus libre qu’un homme aux mille métiers. Vivre en France était un peu comme camper dans ce musée. Je m’attendais toujours à ce que l’on me dise : « Emparez-vous de cet homme, il n’a pas le droit d’être ici ! »
Lettres du Bhoutan est un texte très court. Quelle est l’idée de départ ? L’écriture en a-t-elle été simple ?
Ce livre est né comme un petit poème en prose dans mon premier recueil de poèmes (“Une consolation à ceux qui ne se trouvent pas dans le présent”). C’est une sorte de chanson blues, triste et pathétique, mais aussi légère et pleine d’absences. Le « sentiment » du livre était déjà dans ce poème. J’ai eu l’idée de l’utiliser comme une sorte de laboratoire pour deux ou trois choses auxquelles je pensais : « les lacunes » (le fait d’être un peu obsédé par le vide) et le style de l’esquisse. J’ai écrit la moitié dans un décembre sombre en Islande, en quelques jours. Le printemps suivant, mon co-éditeur à Tunglið forlag m’a dit que nous devions le publier à la prochaine pleine lune : j’ai donc commencé à écrire à nouveau le jour de la nouvelle lune et, deux semaines plus tard, il a été publié. Mais, même si le livre a été écrit sur papier assez rapidement, paradoxalement, il m’a fallu toute une vie pour l’écrire, comme on dit.
Je voulais essayer d’écrire un livre où l’écriture serait une expérience agréable. Je voulais que ce soit “léger”, non pas que ce ne soit pas sérieux, mais “léger” dans le sens contraire de « lourd », que le résultat ne sente pas la transpiration. Je suis friand d’œuvres d’art qui ont cette qualité, qui ne sentent pas le “travail”, el « labeur ». D’une certaine manière, je voulais voir si je pouvais écrire un livre avec la même attitude avec laquelle je danse ou avec laquelle je vais observer les oiseaux, pour leurs intérêts propres : je voulais écrire sans but.
“La Réunion du conseil, etc.” est un recueil de nouvelles. Où puisez-vous votre inspiration pour écrire celles-ci ?
Ces histoires ont vu le jour il y a plusieurs années. Certaines sont des projets secondaires ou sont des compléments d’installations artistiques, d’autres sont des poèmes qui sont devenus gros. Certaines d’entre elles ont été écrites rapidement, comme un poème. Parfois – souvent, quand je suis à la piscine – j’ai le sentiment que quelque chose pourrait être une bonne idée et je rentre l’écrire, tout de suite. Ce n’est que par la suite que ce que j’écris peut commencer à me donner un sens théorique ou artistique clair – ou non. En ce sens, même si cela peut paraître contre-intuitif, l’écriture est moins cérébrale que les arts visuels. Je n’écris pas si je ne veux pas écrire ou ne sais pas quoi écrire. J’ai beaucoup d’autres choses à faire, donc ce n’est pas un problème. Fondamentalement, j’écris seulement quand j’ai une idée ou un sentiment, et je me dis “Oh oui, je dois en arriver là.” Et puis j’essaie d’y arriver aussi vite que possible. Sinon, le perfectionnisme commence à faire obstacle, les choses commencent à devenir encombrées et moites et je passe à autre chose. Pourtant, j’avoue que je prends l’écriture très au sérieux, je prends l’art très au sérieux. Comme le dit le poète islandais Sigurður Pálsson: La beauté n’est pas un ornement, c’est l’essence de la vie. Et je suis d’accord.
Bien sûr, il y a toujours une dualité. Pour la plupart des artistes, il y a ce moment de création puis ce moment de réception. Il y a un double processus en cours ; peut-être pas à chaque instant, mais minute après minute, vous pouvez être entre les deux moments. Vous écrivez quelque chose, revenez en arrière, pensez « hmmm, qu’est-ce que ça veut dire ? » Et vous continuez. Vous voulez être surpris par vos propres œuvres, du moins c’est ce que je fais. Je veux apprendre quelque chose.
Vous êtes d’Islande, île sur laquelle vous vivez et créez. En quoi ces deux parutions pourraient-elles être considérées comme l’expression d’une “modernité islandaise” ?
C’est une question difficile. Et celui que je suis n’est peut-être pas la personne la mieux qualifiée pour répondre. D’une certaine manière, je ne me sens pas appartenir à la culture actuelle en Islande (ou ailleurs d’ailleurs), mais encore une fois : peut-être que c’est l’une des caractéristiques déterminantes de la sensibilité d’aujourd’hui. Je ne suis pas sûr. D’une certaine manière, je m’inspire de l’époque comme la même personne, à l’instar du poète Jónas Hallgrímsson, étudie la lune scientifiquement pendant la journée et écrit ensuite, la nuit, de la poésie épique à son sujet. Je ne sais pas si c’est une attitude très contemporaine : mais au moins, il y a clairement le désir de prendre des symboles du contemporain littéralement la moitié du temps, si cela a du sens.
Mais bien sûr, j’écris dans une tradition (j’ai mon Halldór Laxness, mon Gyrðir Elíasson …) qui s’étend jusqu’aux sagas. Cela influe bien sûr mon écriture. Les livres que l’on a lus s’écrivent à nouveau à travers nous, tout comme le langage se parle à travers le locuteur. Alors oui, cela influe mon écriture, et la météo, que je le veuille ou non.
Et il faut aussi admettre que nous avons, en Islande, une forte tradition du mot. L’art visuel n’a été introduit en Islande qu’au XXe siècle. Il en va de même pour beaucoup d’autres formes d’art où la tradition est, sinon inexistante, au moins très mince. Cela vaut pour la musique, par exemple. Et l’architecture aussi. La plus vieille maison d’Islande n’a même pas 200 ans, même si les gens y vivent depuis mille ans. J’imagine donc que ce mélange de richesse et de pauvreté de la tradition a un impact. Et, bien sûr, il y a d’autres éléments comme l’espace, le vide de nombreuses parties de ce pays, les particularités de cette micro-langue et ainsi de suite. Cela pourrait également entrer en jeu. Mais encore une fois, il est difficile de parler de caractéristiques ou de particularités nationales ces jours-ci, non seulement à cause des événements politiques difficiles mais aussi plus factuellement: j’ai lu la même littérature postmoderne, j’ai vu les mêmes Simpson et j’ai étudié la même philosophie que les gens de ma génération à Nantes ou à Phoenix, en Arizona.
Il y a une scène artistique vibrante en Islande, je m’en sens partie prenante et je m’en nourrie. Toutefois, cette nourriture ne signifie pas nécessairement qu’il existe des similitudes stylistiques entre artistes, entre musiciens et écrivains. Je pense que l’une des forces de la scène artistique islandaise réside dans le dialogue entre les musiciens et les artistes visuels et ainsi de suite. D’une manière étrange, cette force vient aussi du fait que la scène artistique est si ridiculement petite et sous-financée qu’il y a un fort esprit de bricolage. Si bien que les gens s’entraident et collaborent. Je joue de la guitare dans ton show et tu prends soin de la basse de mon concert, si tu vois ce que je veux dire. Le marché est minuscule et le financement de l’État est limité. Il n’y a fondamentalement pas d’argent investi. Et, bien sûr, cela a des effets négatifs, mais aussi des effets positifs : par exemple, la concurrence entre les artistes devient ridicule. Que feriez-vous en compétition ? Il n’y a rien à obtenir. Il y a donc une sorte de beauté à n’avoir aucun financement.
De près chaque roche que vous regardez est différente, ce n’est que de loin que vous voyez les similitudes. Je vis de près, entre les roches, donc je ne sais pas comment mon travail est représentatif de la « littérature islandaise contemporaine ». Peut-être devriez-vous demander à quelqu’un comme mon traducteur Jean-Christophe Salaun. Je pense qu’il aurait une meilleure réponse que moi.
Propos recueillis et traduits (comme il a pu) par Nicolas Pien
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