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Bibliographie et abréviations
Auteurs

À la frontière entre la France et l’Italie, sise entre mer et montagne, entre le vert de sa campagne agreste et l’azur de la mer et du ciel, riche d’une flore méditerranéenne luxuriante – olivier, chêne-vert, pin d’Alep, pin parasol, palmier –, Nice est devenue au XIXe siècle « la capitale d’hiver du monde » (Potron,1997,13). Des aristocrates, de riches bourgeois, venus entre autres d’Angleterre, de Russie achètent des propriétés, se font bâtir « des villas-folies », « des châteaux-délires », des « palais néo-vénitiens » (ibid.). En 1820, le Révérend britannique Lewis Way commande l’aménagement de la Promenade des Anglais le long de la Baie des Anges. Inaugurée par un des fils de la Reine Victoria qui elle-même résidait régulièrement à l’Hôtel Regina avec sa suite, « la Prom » est la vitrine de ce Nice touristique. Une lettre de Théodore de Banville à Marie Daubrun témoigne de l’irrésistible séduction de cette Méditerranée « partout adorablement bleue […] sereine et implacable comme la joie. » Plus tard, Nietzsche qui y fit plusieurs séjours de 1883 à 1887 et qui exalte dans sa correspondance « la magnifique plénitude de la lumière », « les couleurs de Nice », ou Romain Gary exprimeront à leur tour leur admiration pour ce site exceptionnel.  ​​ ​​ ​​ ​​​​ 

 

Appartenant au duché de Savoie, le comté de Nice est rattaché à la France en 1860 sous Napoléon III et connaît dès lors une forte croissance urbaine et démographique : construction de routes, de la ligne de chemin de fer, élargissement du port. Les travaux pour bétonner le Paillon, torrent impétueux, commencent dès 1867 afin de permettre l’agrandissement de la ville. Délimitées par le « fleuve sec », s’opposent désormais le Vieux-Nice historique à l’architecture italianisante – dont témoigne le Palais Lascaris construit au XVIIe siècle dans le style gênois–, grouillant et populaire, et la ville neuve, moderne, opulente avec ses immeubles cossus, ses palaces (le Rulh, le Negresco), ses magasins de luxe, ses restaurants, ses banques… Les gens aisés s’installent aussi dans des immeubles de standing ou de belles demeures sur les collines.

 

Pour réaliser tous les aménagements nécessaires à la modernisation et répondre ainsi aux exigences de ces touristes fortunés, il avait fallu faire appel à une main d’œuvre immigrée, principalement des Italiens ou des Africains du Nord, logés avec les Niçois pauvres, les marginaux et les Gitans dans les quartiers périphériques (l’Ariane, la Condamine). À la fin de la Guerre d’Algérie, Nice accueille les rapatriés, des gens qui ont tout perdu et dont la détresse émeut le jeune Jean-Marie Le Clézio. Ainsi se dessine « la nature duale » (Potron, 1997, 17) de cette ville tant sur le plan géographique, historique et social que sur celui de l’imaginaire. Une dualité toujours actuelle. Dans un article du Monde (6 juin 2017) intitulé « À Nice, deux villes dos à dos », Michel Guerren, né à la Trinité, décrit « une ville bipolaire » où « la topographie matérialise plus qu’ailleurs une fracture sociale de plus en plus profonde », avant de conclure à la relation « amour-haine » qu’il entretient avec sa ville.

 

Le Clézio et Nice 

 

Cette dualité explique sans doute en partie l’ambivalence du sentiment qui lie également Jean-Marie Le Clézio à sa ville natale. Né à Nice, le 13 avril 1940, « par hasard » – sa mère ayant dû fuir Paris puis la Bretagne pour rejoindre la zone libre –, l’écrivain tient des propos contrastés sur cette ville qu’il déclare « aimer et détester à la fois ». Tantôt il se dit profondément « inscrit » dans « son » paysage dont il connaît chaque détail et dont il décrit ainsi les principales composantes dans L’Extase matérielle : « C’est de la terre, une ville sale et bruyante, du soleil, la mer, la brume et la chaleur » (1994, 63). Tantôt il rappelle les traumas de la Guerre pendant sa petite enfance : l’éclatement d’une bombe en 1944, les violences, les privations de nourriture, de liberté (Discours de Suède, Un Enfant dans la guerre), ou met en avant l’impression de mal-être, d’exclusion et de solitude vigoureusement ressentie pendant son adolescence. Au journal Libération qui posait à plusieurs écrivains la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », il explique son refuge dans l’écriture par sa solitude d’enfant que ses congénères n’appelaient jamais pour partager leurs jeux. À Michèle Gazier, il confie que « Le Procès-verbal est le roman de l’angoisse de l’été niçois » et que « La Fièvre, Le Livre des fuites, La Guerre, Les Géants sont les livres de l’éternel rejet de Nice. » (Télérama 13 décembre 2000). Un rejet qu’il explique par un cosmopolitisme de façade qui masque mal « le vrai visage » d’une cité qui, bien que frontalière, dotée de riches influences et ouverte sur l’Afrique, se révèle en fait étroite, fermée, de plus en plus xénophobe au cours du temps. « Aimait-il Nice ? », interroge avec raison Paul Isoart (2008, 392).

 

Aussi sévères soient les critiques qu’il lui adresse, Nice ne laisse jamais Jean-Marie Le Clézio indifférent. La vibrante préface qu’il écrit pour le livre de Jean-Paul Potron et Paul Isoart, Nice cent ans 1860-1960, décrit le Port tel qu’il l’a connu et aimé pendant son adolescence entre 1952 et 1958 : l’animation, le va-et-vient des bateaux – les « pointus » des pêcheurs ou les gros cargos –, la diversité des marchandises, les odeurs fortes et mêlées, embrayeurs de rêves de voyage et d’aventure ; Notre-Dame-du-Port et ses processions rituelles, aujourd’hui abandonnées pour laisser place à la circulation automobile, et, enfin, ce qui relie indissolublement la cité niçoise « aux forces vives de l’horizon méditerranéen » (1997, 9) et rend immédiatement accessible la pensée des philosophes grecs de l’Antiquité. Le Port tel qu’il le présente était alors ce « lieu de brassage de tant de peuples, de tant d’idées, d’images » (ibid.) propre à nourrir sa quête d’ailleurs et de divers.

 

Pour un numéro de Nice Historique, la revue de L’Academia Nissarda, il rédige un hymne poétique à « Nice la vieille », « Une ville seule », « éblouie par la mer » et qui « concentre toute la mémoire du passé historique de la ville », du paléolithique au Moyen-Âge (le Lazaret) et à l’époque baroque (l’autel de l’Église Sainte Rita, la cathédrale Sainte-Réparate), « sans que le déroulement de l’histoire [n’ait] rien changé au paysage, à la lumière » (2008, 393). Même la « Prom » qui n’est pas son lieu favori, lui inspire deux textes assez différents. Le commentaire qui accompagne les images du film de Raymond Depardon, dit en voix off par Julie Gazier, décrit un endroit « un peu triste et désuet » peuplé de vieillards parcheminés, de dragueurs impénitents, de « femmes inquiétantes », un lieu possiblement dangereux pour la jeune Libanaise en exil qui se sent prise au piège des « lianes des regards » (2013, 129). Après le terrible attentat terroriste du 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais, Jean-Marie Le Clézio, s’exprime « avec douleur et colère » sur ce tragique événement dans une tribune donnée au journal Le Point. Rappelant ce que représente pour lui la Prom’ : la stèle en hommage à Marie Bashkirtseff, la maison de Gabrielle, la monteuse de chez Pathé amie de sa grand-mère, les tempêtes spectaculaires, les rencontres rituelles entre adolescents, la réunion en famille de tous les Niçois pour contempler le feu d’artifice, il déplore moins l’atteinte à « la parade de luxe et de vanité » qu’à ce qui relie profondément les êtres, « la vie ordinaire avec ses menus plaisirs » (Le Point 19-07 2016). Ce texte empreint d’une sobre émotion a été lu sur la Promenade des Anglais par une dizaine de comédiens le 14 juillet 2017 pour la cérémonie d’anniversaire du drame.

 

L’autre preuve de l’attachement de l’écrivain à la ville de Nice est sa présence relativement importante dans l’œuvre, de sorte que l’on peut parler d’un Nice littéraire de J.-M.G. Le Clézio. (cf. Salles, 2006, p. 294-295)

 

Nice dans l’œuvre

 

Même quand la ville n’est pas nommée, comme dans Le Procès-verbal ou Révolutions, et dans de nombreuses nouvelles de La Fièvre, de Mondo et autres contes, de La Ronde et autres faits divers ou de Printemps et autres saisons, elle est reconnaissable à certains indices : le site, la courbe de la baie, le port, l’azur parfois douloureux du ciel et de la mer, l’aéroport, les escaliers qui montent aux collines des Baumettes, du Mont-Boron ​​ (cf. « Il me semble qu’un bateau se dirige vers l’île »), le chemin des douaniers qu’emprunte Lullaby, celui de l’Observatoire où roule le héros du « Jeu d’Anne », le Boulevard de Corniche (Ritournelle de la faim). Figurent des noms de rues reconnaissables sur un plan : rue Smollett, rue Droite, descente Crotti, fontaine-Saint-François (Le Procès-verbal), rue Cassini, rue Lascaris (Terra Amata), rue de la Loge, rue Rossetti (« Printemps »), rue du Collet (Révolutions), rue de la Liberté d’où part la « ronde » mortelle de Martine… Sont également mentionnés des lieux chargés d’histoire : le Musée Terra Amata éponyme d’un roman, la villa de l’Ermitage sur la colline de Cimiez, transformée en centre de torture par les nazis, la villa Orlamonde rachetée par Maeterlinck qui y avait installé un théâtre.

 

Il arrive que des personnages de romans situés dans d’autres cadres fassent un détour par Nice. C’est le cas de Laïla dans Poisson d’or, d’Ethel, héroïne de Ritournelle de la faim, ou de Dodo dans Alma qui posent un regard distancé et démythificateur sur la ville touristique, son décor « d’opérette ». À son arrivée Laïla est d’abord frappée par le chromo : « Une belle ville blanche avec des coupoles et des bulbes […]. C’était une ville pour rire, pour rêver, une ville pour se promener […] (1996, 192). Le roman Étoile errante présente une hybridité sociale de façade dans une liste fatrasique placée au coin d’une ironie qui rappelle les plans du film de Jean Vigo À propos de Nice, mêlant aux marins et aux touristes de toutes nationalités, aux représentants de professions variées, des drogués, des marginaux, « des clochards germano-pratins, michelo-boulevardiers, des pizzaiolos, des gigolos, des maquereaux […] » (1992, 319-320). Ethel trouve refuge à Nice avec sa famille pendant la Deuxième Guerre mondiale. Si, sous l’occupation italienne, elle peut encore goûter les joies des bains de mer et du soleil sur sa peau, l’entrée des Allemands après la défaite de Mussolini (septembre 1943) instaure la terreur : barbelés, murs de ciment, privations, fermeture des lieux de plaisir, des palaces, silence mortifère du couvre-feu. Nice ne ressemble en rien au lieu de délices que décrivaient ses tantes parisiennes. Quant à Dodo, lorsqu’il déclare que « Nice est la plus belle ville du monde » (2017, 301), il reprend, non sans une certaine ironie, la vulgate démentie par l’agression dont il est l’objet de la part de voyous dès son arrivée. ​​ 

 

Loin de l’image d’Épinal d’un lieu de faste et de farniente, l’œuvre de Le Clézio privilégie en effet la description des endroits déshérités où vivent ses personnages, jeunes défavorisés, voire en marge, ou vieilles femmes démunies. L’héroïne de « Printemps » doit abandonner la pimpante maison aux acanthes de la colline des Baumetttes pour l’appartement froid et humide dans « les ruelles étroites et sales » de la vieille ville où habite sa mère. Ce même dédale de ruelles que quitte David pour commettre, dans un supermarché de la ville nouvelle, le vol qui lui permettra de rejoindre son frère en prison. Les nouvelles de La Ronde inspirées par des faits divers se placent en majorité dans ces zones qui constituent l’envers du décor de la carte postale. Laïla s’installe au camp de réfugiés de Cremat, un lotissement de maisonnettes précaires vite transformé en bidonville, car installé tout près de l’usine de crémation et de la décharge que les enfants d’immigrés ou de Gitans explorent à longueur de journée. La nouvelle « Hazaran » raconte l’expulsion du bidonville de « la digue aux Français » peuplé comme son nom ne l’indique pas par « des Italiens, des Yougoslaves, Turcs, Portugais, Algériens, Africains […] » (1982, 191). ​​ Le viol de Christine par une bande de jeunes motards se produit dans la cave d’un des immeubles de béton gris de la Cité des HLM, dans le quartier de l’Ariane au nord de Nice, de l’autre côté du « fleuve sec » (le Paillon). Liana, l’héroïne de la nouvelle « Moloch », se réfugie avec son chien dans un mobile-home, sur un terrain vague entre le fleuve et l’autoroute, pour accoucher loin d’un compagnon que l’on devine violent, et d’adultes hostiles.

 

L’auteur de Révolutions relève également la dégradation des immeubles Belle-Époque dans lesquels logent les vieilles tantes de Jean Marro. Ainsi la Kataviva où réside Catherine, un immeuble de standing, rue Reine-Jeanne, construit pour accueillir « le flux de riches oisifs venus de Paris de Londres ou de Moscou » (2003, 13), n’a gardé de sa splendeur d’origine que « son nom gravé en lettres d’or sur fond de mosaïque azur », et n’offre plus au visiteur qu’une « façade décrépite », un hall et un escalier sombres, froids, « des verres dépolis jaunasses » à la place des « vitraux gothisants » (ibid.,14). L’appartement reste néanmoins un lieu de poésie et de transmission initiatique des souvenirs de Cathy Marro à son petit-neveu. La Tante Eléonore vit avec ses chats dans un « hôtel particulier en déroute où les ors et les faux marbres de jadis ne sont là que pour mieux accuser la chute » (ibid., 415). Quant à Maude, la chanteuse d’opérette déclassée de Ritournelle de la faim, elle occupe une pièce sordide, humide et froide, dans la villa Sidovnia sur le Boulevard de la Corniche, souvenir des riches « hivernants » russes. Les maisons romanesques de l’œuvre leclézienne : la villa Aurore et son jardin magique, vouée à la destruction, la maison d’or de Ti Chin dans « Mondo », la belle maison grecque que découvre Lullaby lors de sa fugue, celle où Gaby prépare son enfant dans « La Saison des pluies », voire celle que squatte le héros du Procès-verbal, ont probablement pour modèles ces demeures de caractère implantées sur les collines, décrépies, voire abandonnées. Elles ont pour l’auteur la poésie de ce qui est marqué, menacé par le temps.

 

Les atouts naturels du site peuvent eux-mêmes changer de valence d’un livre à l’autre quand le ciel trop bleu, le soleil écrasant et la mer lourde se font générateurs d’angoisse (Révolutions), voire agents de mort, comme dans Les Géants ou « Le Jeu d’Anne ». Lorsque, dans la paix arborée de la colline de Cimiez, l’héroïne d’Étoile errante découvre l’Hôtel de l’Ermitage, elle entend non le chant des merles, mais le cri des victimes des tortures nazies, et « malgré le soleil qui brille au loin entre les palmiers, [elle] ressent le froid au fond d’[elle]. » (1994, 328) Situation purement romanesque car, en 1980, date où elle revient à Nice pour le décès de sa mère, Esther n’a pu voir cet hôtel, détruit en 1946.

 

Nous ne sommes pas en effet en présence de descriptions réalistes et objectives de la ville de Nice, mais d’espaces fictionnels reconfigurés par l’imaginaire, par la sensibilité des personnages, accordés à la situation diégétique et en résonance avec d’autres motifs dans le texte : un Nice littéraire, donc. Lequel prend le plus souvent le contre-pied des clichés touristiques en raison de la profession de foi de l’auteur : « écrire pour la gloire des vaincus, non pour le profit des vainqueurs » (La Vie, 26 avril 1990, p. 54). Le Vieux-Nice et le port représentés dans l’œuvre sont par ailleurs des espaces intérieurs, ceux de la décennie 50-60 que l’écrivain a connus et arpentés dans sa jeunesse et qui ont beaucoup changé. Aussi ses livres revêtent-ils à l’occasion une dimension archéologique : on entend dans Le Procès-verbal le cri strident du vitrier dont Jean-Paul Potron rappelle le nom : Giaffredo Gerthoux. Mondo doit se cacher pour échapper au chapa can (orthographié ciapacan dans la nouvelle de Le Clézio), la voiture chargée de ramasser les chiens errants et L’enfant de sous le pont met en scène un estrassié, comme on appelait dans la région le chiffonnier, qui recueille un bébé abandonné. Lalla, l’héroïne de Désert, débarque à Marseille à bord du Commandant-Quéré, ce bateau qui faisait régulièrement escale à Nice, qui a ramené les réfugiés d’Algérie et dont le nom mystérieux fascinait l’auteur. Révolutions mentionne les opérations immobilières qui, dans les années soixante, sous couvert d’assainissement, ont rendu la vieille ville plus attrayante aux touristes, au détriment des petites gens et des commerces traditionnels : la boutique du coiffeur Motosso, celle du cordonnier ou encore du droguiste dont « les balais O’Cedar, les pots de Rubson » (2003, 408) avaient peut-être servi de modèles à Martial Raysse pour son Ètalage, Hygiène de la vision (1960).

 

Nice, ville de culture

 

L’œuvre de Le Clézio n’étant jamais manichéenne, elle insère sous diverses formes la riche activité culturelle de Nice qui a en partie contribué à former l’écrivain. Lui qui lisait Virgile et les Présocratiques dans le Jardin des Oliviers (près du Port Lympia) rejoint Nietzsche pour affirmer à maintes reprises le lien indéfectible entre le site niçois – le ciel, la mer, la lumière, la végétation méditerranéenne – et les philosophes de la Grèce antique. Dans ce décor, le vers de Parménide « Claire dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs », cité dans Le Procès-verbal, Révolutions et la préface à Nice cent ans, s’impose à l’esprit de toute son évidente simplicité, car la pensée des Présocratiques s’incarne dans « la réalité vivante, sensuelle, chargée d’odeurs, de saveurs, de mémoire », du paysage. (1997, 8). Des citations d’Empédocle, d’Héraclite, de Parménide ponctuent l’œuvre, en particulier Révolutions, et l’écrivain prête à JGM Marro, son double littéraire, le geste romantique, avoué dans la préface à Nice cent ans, de graver sur une feuille d’aloès « le nom magique ANAXAGORA SERA » : un autographe de J.M.G. Le Clézio disparu avec l’éradication du jardin des Oliviers ! « C’était le monde grec qui donnait à ce pays sa jeunesse, qui le faisait briller de cette clarté si pure » lit-on dans « Nice Port de mer » (9), et lorsque l’association Solidarité-Enfants-Sida (Sol-En-Si) lui commande un texte, l’auteur rend hommage à nouveau à ces philosophes porteurs d’« une pensée jeune dans un monde jeune ». Le paysage méditerranéen met également l’auteur en phase avec les écrits de Camus ou de Nietzsche dont certains livres – Ainsi parlait Zarathoustra, Ecce Homo, Le Gai savoir – ont été écrits, du moins en partie, lors de ses séjours niçois. ​​ 

 

Nice a toujours été un centre actif et réputé pour la production cinématographique grâce à l’installation en 1919, sur une propriété du Prince d’Essling, des studios de la Victorine où le monde du cinéma a trouvé refuge pendant l’occupation allemande. Là furent tournés Lumière d’été de Jean Grémillon, Vénus aveugle d’Abel Gance, Les Enfants du Paradis puis Les Visiteurs du soir de Marcel Carné... (cf. Bedon, 2008, 65-66). Initié très tôt au langage cinématographique grâce au Pathé-baby offert par sa grand-mère et aux conseils de « Gaby la monteuse », l’enfant réalise de courts métrages qui seront présentés au Louvre dans le cadre de la carte blanche donnée par le musée à l’écrivain en 2011. Adolescent, il fréquente assidûment le ciné-club Jean Vigo, du nom du réalisateur d’À Propos de Nice tourné en 1930. Il y découvre les classiques de Bergman, de Mizogushi, d’Ozu, d’Antonioni, de Robert Bresson, de Satyajit Ray, et le néo-réalisme italien, dont il écrit dans Ballaciner – son livre d’hommage au 7e art qu’il était « pour la jeunesse d’alors [notre vérité, notre vie]. […] Il était en nous, il exsudait de la ville, de ses habitants » (2007, 86). Dans certaines des cinquante salles que possédait la ville, il voit aussi des films plus populaires, des peplums, des westerns, des comédies musicales : tous ces titres que le héros de Révolutions consigne dans son journal en alternance avec les brèves de l’Agence France presse sur la Guerre d’Algérie. Il n’est pas surprenant que Gilles Jacob qui a présidé le festival de Cannes de 2001 à 2014 ait fréquemment invité cet « amoureux du cinéma » et lui ait commandé un texte, « La Magie du cinéma » pour l’ouvrage Les années Cannes » publié à l’occasion des 40 ans du festival. L’influence du langage cinématographique sur l’écriture de Jean-Marie Le Clézio a été analysée dans plusieurs ouvrages critiques cités dans la bibliographie (Jeanne-Marie Clerc, Alphonse Cugier, Marina Salles).

 

Dans les années soixante, comme l’a montré l’exposition « Bouillons de culture 1960-1980. Vieux-Nice » organisée au Palais Lascaris en 2019, la vieille ville, après les travaux de rénovation, était devenue le centre d’une activité culturelle intense. Des galeries, des ateliers d’artistes s’y implantaient à la place des maisons insalubres et des anciens commerces. Ben, l’introducteur du mouvement Fluxus en France, avait installé rue Tonduti de l’Escarène, sur l’autre rive du Paillon, son magasin-bazar où Jean-Marie Le Clézio signait son Procès-verbal. C’était l’époque de la grande aventure de l’École de Nice avec Arman, César, Martial Raysse, Yves Klein, Claude Gilli, Sacha Sosno, soutenue par le « club des jeunes » de Jacques Lepage que fréquentait Le Clézio. L’écriture de ses premiers romans présente beaucoup de points communs avec les « nouvelles approches perspectives du réel » qui définissent le courant du Nouveau Réalisme : captation brute de la réalité, révolution du regard, importance des objets, équivalence entre l’art et la vie (cf. M. Salles, 2006,165-176). Les noms de Spoerri, de Ben figurent explicitement dans l’œuvre (La Guerre, L’Extase matérielle), ainsi que la sculpture de Sosnovski : « une grande femme de bronze qui essayait de s’échapper de deux blocs de béton » (1996, 199). Sacha Sosno, qui a introduit dans l’École de Nice le concept d’oblitération, réalise en 1988 – en collaboration avec l’architecte Georges Marguarita – sur la façade de l’Hôtel Elysée Palace (aujourd’hui AC Hôtel by Mariott) cette Vénus oblitérée de 26 m de haut visible depuis la Promenade des Anglais. « La meilleure galerie pour la sculpture c’est la rue, la plage, la place », déclarait Sosno. Dans son hommage au Vieux-Nice, Jean-Marie Le Clézio signale la présence à l’angle de la rue Garibaldi et de la rue de la République du « visage en stuc d’une jeune niçoise aux yeux obliques ». Et ce « visage banal et étrange à la fois, irrégulier et doux, peint en gris usine, pareil à une figure de proue […], est pour lui ce qui donne « son sens à ce lieu » (2008, 394) faisant oublier les agressions de la modernité.

 

Le Clézio qui, dans son face à face avec Jean-Luc Godard déclare la peinture « le sommet de tout art » et se dit « un peintre raté » (2021, 106), découvre également au Musée des Beaux-arts de Nice les tableaux de Marie Bashkirtseff, qu’il présente aux étudiantes de l’Université féminine d’Ehwa en Corée. Et il offre de fines analyses de l’œuvre de Matisse » le joyeux démiurge » qui a produit un grand nombre de ses œuvres à Nice, et de Modigliani, dont il a visité la maison à Cagnes-sur-mer.

Fils d’une remarquable pianiste, Jean-Marie Le Clézio mentionne aussi la musique à Nice. ​​ Si les premiers héros fréquentent les boîtes de nuit de la ville bruyantes et enfumées, Laïla, lors de son séjour niçois, quitte volontiers le camp de Crémat pour aller écouter Sarah qui chante à l’Hôtel Concorde (version romancée de l’Élysée Palace). Ayant découvert ses dons pour la musique auprès de Simone la Haïtienne, repérée aux États-Unis par un producteur qui lui fait enregistrer un morceau de sa création, sauvée de sa dérive par la musique, elle sera, bien que sourde d’une oreille, invitée au grand festival de Jazz de la ville de Nice. Quant à Zinna, initiée à l’opéra par son oncle Moshé à Mostaganem, elle illumine de sa voix solaire la vie de son professeur Jean André Bassi, les salles et les murs gris de l’opéra, sis dans la vieille ville, où elle prend ses cours. ​​ Notons que, dans le cadre de l’exposition au Palais Lascaris, le comédien Paul Laurent a lu intégralement Le Procès-verbal par chapitres sur une semaine, intégrant définitivement, par cette performance, le premier roman de Le Clézio au patrimoine culturel de la ville.

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Nice est donc pour son auteur et pour ses personnages une ville Janus. La façade de rêve que décrivent les tantes d’Ethel dans Ritournelle de la faim : « la mer très bleue, les palmes, le soleil, Carnaval au plâtre, les batailles de fleurs et de citrons, les soirées lisses sous un ciel de velours, et cette courbe de la baie qu’elles admiraient depuis la jetée-promenade, ma rivière de diamant, disait Pauline » ( 2008a, ) a pour envers une extension et une modernisation intenses et hâtives, le délabrement ou la destruction de certains sites, la multiplication de zones précaires, la ségrégation sociale. Et c’est cet envers de la médaille touristique que l’auteur met en avant dans ses romans et ses nouvelles avec ces figures inoubliables d’émigrés, d’enfants blessés et néanmoins rayonnants. Lieu matriciel lié à l’éveil des sens et de l’imaginaire, aux émotions ambivalentes et vives de l’enfance et de l’adolescence, ces temps éminemment romanesques que J.M.G. Le Clézio ranime dans nombre de ses livres, Nice représente une étape fondamentale pour l’œuvre littéraire. Mais elle est aussi pour le jeune écrivain cette ville superficielle, fermée, étouffante, qui perd peu à peu sa vocation d’accueil, de cosmopolitisme apaisé. Aussi nourrit-elle le désir de partir pour découvrir l’ailleurs, l’altérité, et après les années soixante-dix, les personnages de l’œuvre ne font plus qu’y passer, à l’instar de l’auteur. ​​ 

 

 

Marina Salles

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BANVILLE (de) Théodore, Lettre à Marie Daubrun citée par Jacques d’Arras in La mer hors d’elle-même. L’émotion de l’eau en littérature, Paris, Hatier, « Brèves Littérature, 1991, p.173 ; BEDON, Thierry, « Nice 1940-1944. Décor en trois teintes et carton peint » in ROUSSEl-GILLET, Isabelle, SALLES, Marina (coords.) Cahiers Le Clézio n°1, À propos de Nice, Paris, Complicités, 2008, p. 61-68 ; CLERC, Jeanne-Marie, « Le Cinéma et les images modernes dans Le Procès-verbal », Sud 85/86, 1989, p. 45-57. CUGIER, Alphonse, « Le Clézio et le cinéma : Ailleurs au monde » , in LÉGER, Thierry, ROUSSEL-GILLET, Isabelle, SALLES, Marina, Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, PUR, 2010, ​​ p. 115-128 ; GUERREN, Michel, « À Nice, deux villes dos-à-dos », Le Monde ​​ 16 juin 2017, p. 14-15 ; ISOART, ​​ Paul, ​​ « Jean-Marie Gustave Le Clézio prix Nobel 2008 », Nice historique, octobre-décembre 2008, p. 392 ; JACOB, Gilles, « Le Clézio, amoureux du cinéma » in  SALLES, Marina, CONSTANT, Isabelle & PIEN, Nicolas, Faire de l’ici, du présent, du déployé notre vraie demeure, Caen, Éditions Passage(s), 2021, p. 97-104 ; LAURENT, Paul, « Le Procès-verbal 1963-2019 », in  SALLES, Marina, CONSTANT, Isabelle & PIEN, Nicolas, Faire de l’ici, du présent, du déployé notre vraie demeure, op. cit., p. ​​ 75-82 ; LE CLÉZIO, J.M.G, Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963 ; La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965 ; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, 1967, « folio-essais », 1993 ; La Guerre, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1992 ; Les Géants, Paris, Gallimard, 1973 ; Mondo et autres contes, Paris, Gallimard « folio », 1982 ; « Modigliani ou le mystère » in CONSTANSU, Bernadette MARCHESSEAU, Daniel, Catalogue du Musée d’Art moderne, Paris, 1981, p. 11-13 ; La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, 1982 ; ​​ « La Magie du cinéma », Les Années Cannes : ​​ 40 ans de festival, ​​ Renens (Suisse), 5 continents, Paris, Hatier 1987, p.8-38 ; ​​ Printemps et autres saisons, Paris, Gallimard, 1989, « folio », 1991 ; Étoile errante, Paris, Gallimard, 1992, « folio » 1994 ; « Matisse, le joyeux démiurge, Télérama hors-série, février 1993, p. 42-45 ; « L’Enfant de sous le pont » in Raconte-moi la vie, Disney Hachette édition, 1994, p. 81-87 ; « La Prom » I995, reproduit dans ROUSSEL-GILLET, Isabelle, BEDRANE, Sabrinelle (coords.), J.M.G. Le Clézio, Roman 20-50, n°55, Presses du Septentrion, juin 2013, p. 127-130 ; Poisson d’or, Paris, Gallimard, 1996 ; « Nice Port de Mer », Préface à Nice cent-ans, Nice, Éditions Gilletta, 1997, p. 7-9 ; « Une pensée jeune dans un monde jeune » in Histoires d’enfances, Paris, Sol En Si ( Solidarité Enfants Sida) Paris, Robert Laffont, 1998, p. 161-165 ; ​​ Révolutions, Paris, Gallimard, 2003 ; Ballaciner, Paris, Gallimard, 2007 ; Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008a ; « Une ville seule » Nice Historique, octobre-décembre 2008b, p. 393-394 ; Dans la forêt des paradoxes, ​​ Discours de Stockholm, Italiques, n°hors-série, 2009, p.74-84 ; « Trois femmes en France : Christine de Pisan, Olympe de Gouges, Marie Bashkirtseff » ​​ in SALLES, ​​ Marina, LOHKA, Eileen (coords.), Cahiers Le Clézio n°6, Voix de femmes, Paris, Complicités, 2013, p.129-143 ; « Entre douleur et colère », Le Point, 19-07 2016 ; Alma, Paris, Gallimard, 2017 ; L’Enfant et la Guerre in Chanson bretonne suivi de l’Enfant et la Guerre. Deux contes, Paris, Gallimard, 2020, p.103-154 ; « Le Clézio Godard face à face », L’Express mai 1966, reproduit in SALLES, Marina, CONSTANT, Isabelle & PIEN, Nicolas, Faire de l’ici, du présent, du déployé notre vraie demeure, op. cit.,, p. 105-112 ; «« Pourquoi écrivez-vous ? » Libération n° Hors-série, mars 1985, p. 69 ; Entretien ​​ La Vie n°2330, 26 avril 1990 ; « Sur les pas de Le Clézio », entretien avec Michèle Gazier, Télérama, n°2657, 13 décembre 2000, p. 66-68 ; POTRON, Jean-Paul et ISOART, Paul, Nice cent-ans, Nice, Éditions Gilletta, 1997 ; Nietzsche à Nice – Terres decrivains, https//www.terresdecrivains.comNietzsch -a-nice-17 février 2007, consulté le 21-11-2021 ;  SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, PUR, 2006 ; « La mer intérieure de J.M.G. Le Clézio, Cahiers Le Clézio n°1 À propos de Nice, op. cit., p. 149-166 ; « Figures et motifs du ‘Musée imaginaire’ de J.M.G. Le Clézio » in Le Clézio, passeur des arts et des cultures, op. cit., p. 145-164 ; « Nouvelles d’exil, Variations sur l’irréversible et la nostalgie », in ​​ J.M.G. Le Clézio, Roman 20-50, op.cit., p. 113-126 ; THIBAULT, Bruno, « La ville de Nice en mots et en images », Cahiers Le Clézio n°1 À Propos de Nice, op. cit., p. 83-99. ; VALDMAN, Édouard, Le Roman de L’École de Nice, Paris, La Différence, 1991.

 

 

 

 

 

 

 

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« La Statue de Sosno »

Photo © Paul Laurent

 

 

 

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Un immeuble de La rue Reine-Jeanne où se trouvait la Kataviva (Révolutions)

Photo © Paul Laurent