INCONNU SUR LA TERRE (L’)

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Bibliographie et abréviations
Auteurs

Quand les mots échappent à saisir le réel apparaît un enfant, assis « au bord des nuages comme sur une dune de sable ». Son regard est lumière vivante qui bondit « sur les rochers blancs » et son « sourire […] fait naître » une musique (IT, 9-11) cette vibration du monde que J.-M.G Le Clézio entend faire résonner, au-delà des mots et des pensées, à travers les pages de L’Inconnu sur la terre : « Je veux écrire pour la beauté du regard, annonce-t-il, pour la pureté du langage. [...] Je veux écrire pour être du côté des animaux et des enfants, du côté de ceux qui voient le monde tel qu’il est, qui connaissent toute sa beauté […] » (IT, 386-387).

Cette phrase programmatique de L’inconnu sur la terre est citée dans le Monde du 11 octobre 2008 par Patrick Kechichian lorsqu’il annonce l’attribution du prix Nobel à J.-M.G. Le Clézio. Il la considère comme emblématique de « l’aventure poétique et de l’extase sensuelle » récompensée par l’Académie suédoise.

L’Inconnu sur la terre demeure pourtant un des livres inclassables et presque secrets de l’auteur du Chercheur d’or, de Révolutions ou de L’Africain. Il n’a longtemps été pour moi qu’une simple ligne dans la bibliographie de l’écrivain. Lors de l’entretien public que j’avais eu avec l’auteur au moment de la sortie de La Quarantaine (à Toulouse, en 1995, à l’invitation de la librairie Ombres blanches) nous n’étions que peu remontés au-delà de Désert (1980), le roman par lequel le grand public avait accédé à ses livres.

Il m’a fallu aller jusqu’à Pondichéry, début 2009, pour éprouver l’urgence de la lecture de L’Inconnu sur la terre. Une mission Stendhal m’avait conduite jusqu’à cette porte française de l’Inde et, au fil des rencontres, j’avais été conviée à intervenir à l’école de l’ashram fondé par Sri Aurobindo (1872-1950) et par la française Mira Alfassa, dite « la Mère » (1878-1973). Un membre de l’ashram, Cristof Alward-Pitoeff (descendant des acteurs Georges et Sacha Pitoeff), m’avait demandé de présenter l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio dans la salle même où l’auteur de Désert était intervenu lors de son passage à Pondichéry en 2006. Je revenais en effet de Stockholm, où j’avais assisté aux cérémonies de remise du prix Nobel de littérature, le 10 décembre 2008. Au cours de l’échange qui a suivi la conférence, Cristof Pitoëff a évoqué L’Inconnu sur la terre. Entièrement voué à son itinéraire spirituel, il ne lisait plus de romans depuis des décennies. Il avait été attiré par le caractère poétique de L’Inconnu sur la terre et surtout, la spiritualité qui l’imprègne lui avait semblé familière. Il éprouvait un particulier attachement pour la figure de l’enfant autour de laquelle se déploie le livre. Il cherchait à susciter chez les enfants de l’école de l’ashram ce « regard qui révèle l’immense creux au fond de votre être, la vie interne », porté par des yeux « sans limites [qui] ne veulent pas juger, ni séduire, ni subjuguer » (IT, 63).

La proximité spirituelle ressentie par Cristof Pitoëff n’était pas impression subjective. Dans l’entretien accordé à François Gautier pour la Revue de l’Inde (2006) lors de ce même séjour à Pondichéry, Le Clézio évoquait un club fondé avec quelques amis lorsqu’il avait une vingtaine d’années : « Nous nous lisions des passages de ces grands écrits de sagesse que sont Les Oupanishads, les Védantas, ou la Bhâgavata gîta et également des livres de René Guénon. […] et nous remettions un peu en question l’héritage chrétien. On se livrait à des gloses très intuitives […]. Nous lisions Sri Aurobindo aussi, c’est pour moi le leader spirituel de l’Inde, le visionnaire de l’humanité future. Je crois que la spiritualité indienne a quelque chose à nous apporter. »

L’essai discursif directement issu de ces échanges du Le Clézio de 20 ans avec ses amis était paru en 1967 sous le titre de L’extase matérielle. En 1978, L’Inconnu sur la terre reprend un objectif identique : rendre compte sous forme de méditations désormais fluides et poétiques, ponctuées de dessins légers, d’un itinéraire spirituel ancré dans le présent – « Je suis moi. Je suis ici, maintenant » (IT, 83) – et dans la matérialité des choses : « Ce qui sépare les hommes du monde doit s’effacer. Les plantes, les rochers, la mer sont si proches ! Il suffit de tendre la main. Comment, comment faire pour les entendre ? Il faut s’approcher, encore, s’appliquer et s’étendre, ouvrir ses sens, écouter. Tout va venir, tout va s’unir. Tout va parler […] » (IT, 144). Cette conviction de l’unité entre toutes les composantes de la matière, cette confiance dans la capacité de l’homme à atteindre un état de conscience permettant d’accéder à la transparence, de devenir vague, rocher et lumière fait partie des fondements des Upanishads et de L’Aventure de la conscience de Sri Aurobindo. Entre 1967 et 1978, la route de Le Clézio était passée par le Mexique et par la rencontre avec un autre monde indien, celui de la méso-Amérique, des indiens Huicholes de la sierra Madre et des Embéras du Panama. Dans Haï, il évoque sa participation à leurs cérémonies sacrées, leur vision d’un monde sans rupture entre ses différentes composantes, leur conscience de la beauté, leurs pratiques artistiques et leur lutte « contre l’empire de la soumission » par des « mots magiques » et des « dessins magiques qui étaient l’énergie de la vie » (H, 141), leur obsession d’un silence qui, s’il entre « à l’intérieur de notre corps », « détruira […] ces livres qui ne servaient qu’à brouiller les émissions de la conscience » et « éteindra » non pas la musique « mais la prison qu’il y a dans la musique » (H, 49).

Lorsqu’à la fin de L’Inconnu sur la terre le narrateur voit aboutir sa quête et accède à la vie nouvelle pour laquelle il veut écrire, il invoque, en écho à Haï, la naissance d’une musique « qu’il jouerait avec les mots de [son] langage […] et qui contiendrait tous les désirs, tous les espoirs, toutes les souffrances » , une musique « de mots libérés » conduisant « plus loin que le regard » : « les paroles, et la musique, en ce temps-là, seraient vraiment libres, et ne survivraient pas à elles-mêmes ; leur bruit serait leur seule vérité, dans la chaleur et la lumière du soleil, sur cette pierre blanche, non loin de la mer » (IT, 388-391). Il s’autorise par ailleurs à inclure dans le livre des représentations graphiques légères qui entrent en résonance avec certains éléments du récit. Le dessin a toujours été une forme d’expression naturelle chez Le Clézio et il croit dans la force de l’emblème. Les graphismes de L’Inconnu sur la terre visent à l’épure. Ils sont des signes, une autre forme de ce langage unique que le narrateur cherche à créer et une manifestation de sa transgression des codes éditoriaux : le livre de l’enfant libre peut aussi s’accorder la liberté des livres pour enfants ponctués d’images.

La liberté est une des caractéristiques essentielles de L’Inconnu sur la terre, livre d’aboutissement et de passage. L’Inconnu sur la terre surgit après des années de recher-ches et d’expériences, de travaux sur les textes fondateurs mexicains et de séjours chez les Indiens : « La plongée dans l’univers amérindien, dans la forêt du Darién panaméen, que j’ai faite dans les années 1970, a été un choc très violent, qui m’a laissé muet pendant des années » a expliqué Le Clézio dans un entretien avec François Armanet pour L’Obs en 2006. « Tout était si différent, si empli de grâce. J’avais tout à apprendre, c’est-à-dire à réapprendre »… Y compris sa place dans le monde en tant qu’écrivain.

L’Inconnu sur la terre est un manifeste : le narrateur veut « écrire seulement sur les choses qu’[il] aime » et « reconstruire la beauté » (IT,12) des choses et des éléments – eau, feu, terre, air – mais aussi la lumière qui peut apparaître jusqu’au cœur des villes. Au fil du récit, du lever au coucher du soleil, en compagnie de l’enfant, c’est le « comment » de cette écriture nouvelle et son ouverture sur l’espace du monde qui se définit peu à peu.

L’Inconnu sur la terre devient ainsi le livre du passage, celui qui permet la libération d’une nouvelle écriture de fiction et la conquête d’un public dépassant les professionnels qui avaient applaudi la réussite formelle et la construction langagière du Procès-Verbal en 1963, approfondie de roman en roman jusqu’à Les Géants (1973). L’Inconnu sur la terre est indissociable d’un recueil de nouvelles Mondo et autres histoires : leur écriture a été menée en parallèle, au point que « ces deux ouvrages, très intimement liés, se fondent et se complètent. » (Maulpoix, 2001). Les nouvelles de Mondo et autres histoires mettent, elles aussi, en scène des enfants, des « enfants Dieu » selon les catégories jungiennes fondées sur les mythes, porteurs de transformation. C’est à travers eux que Le Clézio peut atteindre ce qu’il cherche : un changement radical du regard, fixé non plus sur ce qui déshumanise le monde et le rend inhabitable mais sur « la beauté sans fin de la vie magique, de la vie libre » (IT, 394). Les contes de Mondo ont très vite été repris dans des collections pour enfants (Lullaby, Gallimard Jeunesse, 1980), mais leur pouvoir d’enchantement s’est immédiatement exercé sur des lecteurs adultes qui ont commencé à ne plus considérer Le Clézio comme un  ​​​​ intellectuel illisible.

Ces « œuvres laboratoires », L’Inconnu sur la terre et Mondo et autres histoires ont ouvert la route vers une nouvelle entreprise, celle de Désert, conduite avec un souffle romanesque d’une particulière puissance et dont chaque page porte la marque définitivement imprimée sur l’œuvre par les apprentissages intérieurs, la confrontation aux éléments et les expériences spirituelles que révèle L’Inconnu sur la terre à travers le silence, l’écoute et le regard de l’enfant.

Aliette Armel

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

LE CLÉZIO, J.-M.G., L’Inconnu sur la terre, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1978 ; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, nrf, coll. Idées, 1971 ; Haï, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1987 ; Mondo et autres histoires, Paris, Gallimard, Folio, 1982 ; Entretien, propos recueillis par François Gautier, Revue de l’Inde, n°5, 2006 (http://www.larevuedelinde.com/itwleclezio.htm, consulté le 5 avril 2016) ; « Les Amérindiens et nous », propos recueillis par François Armanet, L’Obs, 2006 (publié sur Internet le 9 octobre 2008, http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20081009.BIB2169/les-amerindiens-et-nous-par-le-clezio.html consulté le 5 avril 2016 ; MAUGUIÉRE, Bénédicte, « Hindouisme », « Dictionnaire J.-M.G. Le Clézio » de l’Association des lecteurs de J.-M.G. Le Clézio, édition 2015, http://www.associationleclezio.com, consulté le 5 avril 2016 ; MAULPOIX, Jean-Michel, « Deux hymnes de Le Clézio à la liberté vraie, L’Inconnu sur la terre & Mondo et autres histoires », 2001, URL : http://www.maulpoix.net/clezio.html ; SATPREM, Sri Aurobindo et l’aventure de la conscience, Buchet-Chastel, 2003 ; THIBAULT, Bruno, « L’Expérience et l’écriture paradoxales dans L’Inconnu sur la terre », dans Bruno THIBAULT et Keith MOSER (coords.), J.-M.G. Le Clézio. Dans la forêt des paradoxes, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 67-78.