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Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Après la publication – et la condamnation – des Fleurs du mal (1857), Baudelaire (1821-1867) écrit une cinquantaine de brefs récits qu’il pensait intituler Le Spleen de Paris, mais qui seront publiés en recueil de manière posthume, en 1869, sous le titre Petits Poèmes en prose. Inspirés par des faits divers, des scènes vues, des personnages observés lors de « la fréquentation des villes énormes », ces textes, écrits dans « une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime [...] », assurent le lien entre Les Fleurs du mal et les réflexions du poète sur « le peintre de la vie moderne » qui puise son inspiration dans le décor urbain, le spectacle des rues et des foules. Ce qui est également le cas de Jean-Marie Gustave Le Clézio dans ses premiers romans dits urbains, comme l’a montré Marina Salles (2017). Or, alors qu’il affiche sa fascination pour Rimbaud, dont il fait, dans La Quarantaine, un personnage romanesque, figure tutélaire de Léon, le héros maudit du roman qui cite Le Bateau ivre, Le Clézio ne mentionne explicitement aucune filiation avec Baudelaire, grand poète de la modernité urbaine. C’est que, de fait, elle se produit à un tout autre niveau, hors récit, dans l’écriture elle-même de ses premiers livres, et particulièrement dans Le Procès-verbal. Pour innovateur qu’ait pu paraître ce premier roman, il n’en a pas moins été conçu comme un enchaînement de morceaux choisis adroitement refaits : on a pensé à Sartre, Camus, Michaux, Lautréamont ; il faudrait y ajouter Jarry, Proust et Baudelaire.

Que trouvons-nous en aval de cette œuvre inversée, à force de remonter le temps, vertigineusement ? Avant elle, semblerait-il, il y a la bibliothèque du monde entier et de tous les temps sur les rayons de laquelle on trouve rangée, pêle-mêle, l’ensemble de la littérature française. Il y a, par exemple, les Petits poèmes en prose de Baudelaire. ​​ À la fin de ce volume, ce beau poème sur « Les Bons Chiens » : à la fin de ce poème, la « Villa Hermosa », la belle Villa dans laquelle le poète n’entrera pas. C’est de derrière cette grille que se lit ce livre – grille qui défend l’accès à une bibliothèque dont la clé nous est donnée fugacement. Car l’auteur du Procès-verbal a des lettres. Ayant posé, avec ce roman, « un sujet de dissertation volontairement mince et abstrait », auquel viennent peut-être faire écho les petits écrits que le protagoniste consigne dans son « cahier jaune d’écolier », Le Clézio installe d’emblée son premier livre dans l’espace scolaire du dilettante, comme l’atteste sa préface sans doute adressée à un possible éditeur auprès duquel il s’excuse de ses éventuelles fautes de frappe. À l’instar de son héros, l’auteur débutant n’en apparaît pas moins « suffisamment habitué à réfléchir par des années universitaires et une vie consacrée à la lecture » (PV, 22).

Marginal, ayant peut-être déserté la guerre d’Algérie, et parcourant la ville comme si c’était un désert avant de disparaître dans un asile de fous, le héros, homme solaire et solitaire mène, littéralement, une vie de chien – sans cesse à errer sous un soleil de plomb, sur les traces d’un chien perdu : c’est donc tout naturellement que sévit là « la canicule » – étymologiquement « petit chien ». Mais de quels chiens parlons-nous ? Non pas de ces chiens bellâtres, spécimens d’une race qui ne s’aventure guère hors des salons. Mais de chiens bâtards, cela va de soi, et plus précisément de ces « bons chiens » dont parlait autrefois Baudelaire (poète des chats, pourtant), en conclusion de ses Petits poèmes en prose, et que Camus, dans L’Étranger, auquel on compara quelquefois Le Procès-verbal, mit en scène à son tour. De ces « chiens calamiteux », « sans domicile », qui « errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes », et dans lesquels le poète voyait non seulement une allégorie de lui-même, mais encore une image du genre tout à fait mineur, démocratique, qu’il venait en quelque sorte d’inventer en s’éloignant des vers : prosaïques animaux, « ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures », tout au plus aiguillonnés par un rendez-vous d’amour avec quelque « belle chienne » (Baudelaire, 361). C’est bien ce mouvement qui se produit, sur plusieurs pages, dans Le Procès-verbal : on suit Pollo qui suit un chien errant, à son tour attiré par quelque « chienne de grande beauté » (PV, 102) à laquelle il finit par s’accoupler avant de s’en retourner chez lui. Suivant le chien jusqu’à en devenir chien lui-même, le traceur de mots erre sans plan préétabli, se laissant mener au hasard de la pérégrination canine (PV, 32, 94, 108). Mais c’est à vrai dire Baudelaire qu’on suit ainsi à la trace. On songera par exemple à la façon dont s’achève cet épisode du chien errant : « Ce que faisait le chien, c’était marcher vite, rentrer chez lui […]; pousser du museau le battant d’une grille en fer forgé […] ; abandonner Adam au seuil de la maison, le dos appuyé contre le pilier de ciment, là où on grave un nom et un numéro, Villa belle, 9 » (PV, 111).

Pourquoi avoir appelé « Villa belle » cette demeure anonyme devant laquelle prend fin la longue randonnée à travers la ville ? En relisant la fin des « Bons Chiens », dont l’errance se termine de façon abrupte dans « la rue Villa Hermosa », on accordera que se réalise là un bel effet d’écho. L’auteur se pare du manteau de Baudelaire, qui comme lui fut, brièvement, habitant de l’île Maurice. En douterait-on encore, que le passage en apparence tout à fait aléatoire d’un vitrier chantant son boniment sur la route empruntée par le chien confirme le soupçon naissant : « Un bonhomme sans âge descendait aussi sur le trottoir d’en face en portant une caisse remplie de vitres sur son dos ; de temps à autre, il hurlait vers les fenêtres des maisons un drôle de cri lugubre » (PV, 110). Ce « cri strident », ce « cri perçant », d’où peut-il provenir, si ce n’est encore une fois de ces mêmes Petits poèmes en prose : on aura reconnu une allusion au « Mauvais vitrier », qui colporte sur son dos sa marchandise bientôt brisée. Il n’est pas jusqu’à l’épisode fameux du rat vivant avec lequel se met à jouer Adam, immédiatement après le récit du chien, qui ne rappelle l’un des poèmes en prose de Baudelaire : en l’occurrence, « Le joujou du pauvre ». Et tous ces mendiants, ces pauvres, ces vieilles femmes que l’on rencontre au gré des errances de Pollo, ne semblent-ils pas à leur tour sortis de l’univers baudelairien ? À un moment, un homme en haillons demande « une pièce de monnaie à Adam, qui la lui refusa » (PV, 169) ; ailleurs, un autre mendiant (PV, 196) cherche à vendre des liasses de vieux papier – métaphore probable d’une littérature passée sinon dépassée, d’une littérature chiffonnière, colportée. Ce sont, on les aura reconnus, autant de revenants issus de l’univers spleenétique de Baudelaire. Il n’est pas jusqu’à la lettre à l’éditeur sur laquelle s’ouvre Le Procès-verbal qui ne contienne quelques échos de la lettre par laquelle commencent les Petits Poèmes en prose, également adressée à l’éditeur : l’un cherche à écrire « quelque chose dans le génie de Conan Doyle », là où l’autre voulait réussir « quelque chose d’analogue » au « fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand ». Et l’un comme l’autre avoue n’avoir « pas tout à fait réussi » dans son entreprise. De ce travail d’incessante reprise, l’auteur lui-même ne fait pas un secret, pour qui, selon son dire, « la nouveauté potentielle réside dans la disposition, l’assemblage singulier d’éléments préexistants, plutôt que dans l’invention pure ».

D’où provient cet intérêt de l’auteur pour l’œuvre de Baudelaire, et spécialement pour les Petits poèmes en prose ? Les premiers récits de Le Clézio, produits dans les années soixante (et consommés malgré eux sur fond de Nouveau Roman), mettent invariablement en scène des flâneries, des errances piétonnières narrées de manière discontinue. La nature digressive de ses narrations doit être comprise comme une réponse non pas évasive ni fuyante, mais d’évasion et de fuite devant une modernité qui cible et crible les passants de flux d’information et de signes publicitaires censés être absorbés à très grande vitesse : grande époque de la sémiologie, qui précède de peu celle de l’écologie. La digression, par rapport à cette urgence médiatique, constitue un mode narratif peu économique par son refus d’aller droit au but. Pareillement, le rejet de modes de transport modernes en faveur de déplacements à pied constitue une critique sous-jacente de cette même modernité. Les deux sont paradoxalement liés, car ils favorisent et la distance critique et la perception d’insolites moments de poésie. Et ils le sont depuis que Baudelaire, en de petites proses que ne relie plus le fil « d’une intrigue superflue », opposa à ce train de vie effréné la figure, si puissamment évoquée par Walter Benjamin, du flâneur qui marche à contre-courant de la foule, perdu dans une grande ville en chantier qui à la fois l’attire et le rejette.

          Jean-Louis Cornille

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BAUDELAIRE, Charles, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1975 ; LE CLÉZIO, J.M.-G., Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963 (folio, 2008) ; COMPAGNON, Antoine, Baudelaire, L’irréductible, Paris, Flammarion, 2015 ; FOUGÈRE, Éric, « Hanter la terre ou l’habiter. L’homme et la bête dans Le Procès-verbal », BOUVET, Rachel, COLIN, Claire (coords.), Cahiers Le Clézio n°10, Habiter la terre, Caen, Éditions Passage(s), 2016, p. 111-122 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007.