RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE

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Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Raga est un récit de voyage, un recueil de contes et légendes, une synthèse d’études historiographiques et anthropologiques, un livre de témoignages et un essai politique. Publié dans le cadre d’une collection, dirigée par Édouard Glissant, consacrée à des « textes d’écrivains partis à la rencontre de peuples accessibles par la seule voie d’eau », le livre commence par une réflexion historique sur le rapport entre les pays des explorateurs, les pays colonisateurs et les peuples du Pacifique, notamment ceux de l’île de Pentecôte (dans l’actuelle République de Vanuatu). Le narrateur explique que l’île s’appelle Raga en langue apma et Aorea en langue sa (R, 9), soulignant dès le commencement la complexité et l’autonomie linguistique du lieu dont il parle.

 

Un livre d’approche

 

Le narrateur de Raga est un visiteur qui apprend ou réapprend à visiter. Dominique Fisher constate « la conscience de l’auteur-narrateur de ses limites en tant que nouvel écrivain voyageur ou passeur culturel. Son approche de Raga, sa posture de visiteur, rencontrent les limites de son extériorité » (Fisher, 2015, 208). Les visites antérieures n’ont pas été innocentes. À part les premiers habitants qui s’y sont installés en invoquant les esprits de l’île, tous les autres sont venus pour exploiter et détruire. Ce sont les explorateurs, les pirates, les trafiquants d’esclaves, les missionnaires, les colonisateurs, les anthropologues, les pédophiles et les touristes : tous ceux qui ont façonné un modèle violent et indéfendable qui inspirent la méfiance à laquelle le narrateur sera confronté et qu’il ressent à l’égard de sa propre conscience. Que faire ?

 

Le narrateur évoque un voyage imaginaire dont les personnages pourraient être les ancêtres des témoins qu’il rencontre lors de sa propre visite. Il espère initier un dialogue plus intime, plus intense et plus solidaire que celui d’un enquêteur étranger. Il citera les observateurs venus avant lui dans la région du Pacifique – de Gauguin à Malinowski – sans s’identifier à eux. Jean-Xavier Ridon critique cet effort pour se distinguer des autres en oubliant parfois que sa présence sur l’île Pentecôte « est inséparable d’une histoire de la représentation du ‘sauvage’ dans la culture occidentale et de sa manipulation au cours des siècles » (Ridon, 2010, 90).

 

On peut lire Raga du point de vue de cette intention, nécessairement problématique, de connaître les gens de Raga sans répéter les comportements des autres visiteurs. Mais on peut aussi réfléchir à l’impact du « continent invisible » sur le narrateur. Le résultat n’éliminera pas les conditions des écrits portant sur des peuples recherchés pour ce que l’on perçoit comme leur altérité. Mais à force de suivre un narrateur qui passe par le malaise, la reconnaissance du malaise de l’autre, l’identification et enfin le partage, le lecteur aperçoit l’émergence d’un discours de résistance implicitement indépendant de celui du narrateur.

 

Raga comme jardin

 

À mesure que la parole passe du narrateur à ses interlocuteurs dans les communautés indigènes, c’est la vision de ces dernières qui affleure à la surface du texte sous forme de récits, de contes, de légendes, et de pratiques artisanales dont la signification est à la fois économique, culturelle et spirituelle. Le narrateur lui-même commence à lire les signes ambiants en fonction de ce qu’il reconnaît et de ce qu’il apprend. Il s’aperçoit par exemple de l’économie-jardin qui se réaffirme en laissant en friche les ruines d’une économie de plantation naguère imposée par les colonisateurs : « Aujourd’hui, Raga est un jardin. Celui qui arrive ici, par la mer ou par les airs, peut croire arriver dans une île sauvage, une sorte de paradis perdu intouché par l’homme. On n’y voit pas de champs, et les plantations de cocotiers qui subsistent le long de la côte sont les reliquats de la colonisation. » (R, 68). Mais il s’agit d’une impression incomplète qui a besoin d’être enrichie par l’observation de la vie économique de militantes-entrepreneuses comme Charlotte Wèi Matansué qui a organisé avec d’autres femmes le renouveau de la fabrication de nattes : un artisanat dont l’exposition du Louvre, dont Le Clézio était l’invité en 2011, a révélé la valeur artistique. Il faut également prendre en compte l’histoire de la dépopulation systématique des Nouvelles-Hébrides (nom colonial de Vanuatu), passant d’un million en 1800 à 45 000 en 1935 (R, 47) et l’effet dévastateur des blackbirds, pirates responsables d’un trafic esclavagiste, fournissant une main-d’œuvre d’origine insulaire à des plantations de coton en Australie et à des mines de la Nouvelle-Calédonie (R, 50). Ainsi, l’impression initiale d’un paradis perdu perd son faux éclat de brochure touristique sans que soit nié pour autant le sens spirituel et politique d’un jardin, non pas secret mais inaperçu, cultivé aux interstices d’une histoire coloniale génocidaire.

 

Résistance

 

Si Le Clézio consacre un chapitre à « L’art de la résistance », c’est parce qu’il sait dans quelle mesure « l’histoire récente du Vanuatu a été caricaturée » (R, 105). À l’encontre de cette caricature, il esquisse le portrait d’une résistance à multiples facettes à tout ce qui vouerait la vie des îles à la mort et à l’oubli. L’origine volcanique des îles implique pour lui « quelque chose de neuf, de précaire, d’imaginatif » (R, 95) qui imprègne l’esprit de leurs habitants. Puisque les volcans qui ont créé les îles représentent aussi la force qui les engloutit parfois avec leurs peuples dans l’océan, les habitants ont appris à allier leur créativité à un sens de la précarité d’une existence au bord du gouffre. On résiste à la disparition potentielle en érigeant par exemple des statues de pierre qui conjuguent la mémoire des disparus à la survie spirituelle, voix résistant à la déchirure du temps autant qu’à celle de la surface de la terre. Leur silence n’est pas innocent, la plupart étant « en exil » dans des musées européens (R, 97). Le sort tragique d’un jeune prétendant qui devient fou quand il perd la femme qu’il aimait devient littéralement le texte de la mémoire-résistance des femmes de Raga qui, en tressant les nattes, choisissent un dessin en souvenir de cet amour mythique (R, 103). Selon Isabelle Roussel-Gillet, la dimension mythique de Raga « affirme une dimension collective et spirituelle qui fait lien pour la communauté » (Roussel-Gillet, 2011, 120).

 

La résistance, bien que diverse et complexe, est conséquente. Les mouvements historiques de révolte, toujours brutalement réprimés, et la création de langues créoles comme le bislama (langue officielle du Vanuatu), constituent « l’action désespérée, ultime, de ceux qui se voyaient condamnés à l’asservissement et à l’extinction » (R, 107). Après avoir esquissé l’histoire de la résistance politique et fait le procès des idées reçues, du sensationnel, des images de consommation, le visiteur revient sur une expérience personnelle. Au cours d’une visite au village de Palimsi, il tombe sur le baptême d’une jeune femme (R, 114). Pourquoi ce passage à la fin d’un chapitre sur la résistance ? Aux yeux du narrateur il s’agit ici d’un acte collectif libre : « Un bref instant, la rivière Palimsi était la rivière Jourdain, malgré l’éloignement du temps, malgré le poids des siècles, malgré l’usure de la connaissance, et tout est simple de nouveau. » (R, 116). Cette communauté a affirmé son droit de choisir les modalités de sa résistance et son renouvellement.

 

Le récit de voyage comme critique

 

Selon Bernadette Rey Mimoso-Ruiz, « Représenter l’île signifie aussi dire les violences de l’histoire et les méfaits sur la nature puis sur les habitants, des découvreurs et des colonisateurs. » (Rey Mimoso-Ruiz, 2015). Le Clézio admet que, alors que tout ce qu’il a vu et compris d’humain à Raga se revêt d’un sens dépassant les guides touristiques, les récits des anthropologues et des prédateurs, « la réalité est tristement banale » (R, 106). Depuis les premiers voyages des explorateurs, les étrangers ont spolié le continent invisible : « Les îles du Sud ont été non seulement les fourre-tout du rêve, mais aussi le rendez-vous des prédateurs. » (R, 106). Prédateurs économiques, religieux, sexuels, militaires et culturels. On n’a pas cessé, au demeurant, de vivre et de se créer, sans ignorer que la violence s’est installée en permanence : « Dans les îles du Pacifique, la violence l’emporte sur la musique, la guerre sur les jeux de l’amour. » (R, 126-127). Les peuples des îles sont « les plus révolutionnaires de toute l’Histoire » (R, 128) parce qu’ils refusent d’oublier que les civilisations prédatrices portent la responsabilité universelle de l’esclavage, de la conquête et de la colonisation, mais surtout parce qu’ils ont « cent ans d’avance sur les autres peuples pour la mise en œuvre du « métissage mental », ce « frottement » (au sens de Montaigne), cette « aventure du mélange » qu’Édouard Glissant nomme « la relation ».

Quand le narrateur part, l’île « se referme, s’éloigne » (R, 131). Une terre qui se referme au moment de notre départ n’a pas renoncé au droit d’être elle-même. Le narrateur accuse les États modernes d’avoir tenté « d’enfermer les peuples de la mer dans le grillé des frontières » (R, 132). Il a en effet relevé le défi de réfléchir sur un énorme problème pour la conscience humaine (et en 2006 les conséquences de la montée des niveaux des océans pour les nations insulaires n’étaient apparemment pas encore connues), tout en affirmant l’existence d’un jardin qui n’appartient à aucun visiteur.

 

         Robert Miller

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BOUNOURE, Gilles, « Jean-Marie Gustave Le Clézio, Raga : approche du continent invisible », Le Journal de la Société des Océanistes, 125, 2007, p. 336-338 ; FISHER, Dominique, « Raga, (en)vers (d’)une politique de l’approche », Contemporary French and Francophone Studies, 19.2, 2015, p. 205-214 ; LE CLÉZIO, J.M.G. Raga : approche du continent invisible, Paris, Seuil, 2006 ; RASSON, Luc et Bruno TRITSMANS, « Écritures du rivage : mythes, idéologies, jeux », L’Esprit Créateur, 51.2, 2011, p. 1-3 ; REY MIMOSO-RUIZ, Bernadette, « Les îles lecléziennes : mémoire et initiation »,  Carnets : Revue électronique des études françaises de l’APEF, 3, 2015 ; RIDON, Jean-Xavier, « L’île perdue : entre invisibilité et nostalgie » in Le Clézio : passeur des arts et des cultures, sous la direction de Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 75-91 ; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, J.M.G. Le Clézio : écrivain de l’incertitude, Paris, Ellipses, 2011.