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Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

La quatrième nouvelle du recueil La Ronde et autres faits divers (1982) raconte le viol d’une jeune fille, Christine, par une bande de motocyclistes dans le sous-sol d’un immeuble, le soir d’un lundi de Pâques que la protagoniste passe à déambuler dans sa cité de H.L.M. De manière tout à fait transparente, le cadre est facile à identifier grâce à des détails fournis très tôt dans le texte, à commencer par le titre : il s’agit de la cité l’Ariane à Nice, quartier sensible qui a été plus d’une fois le théâtre de violences signalées par la presse.

 

Comme pour les autres récits de cet ouvrage, le fait divers n’est qu’un maigre pré(-)texte, dont l’écrivain se sert pour montrer la face cachée des événements, à savoir le drame vécu au niveau individuel. Au-delà des faits, c’est donc l’intérieur de la conscience du personnage qui est exploré à travers la présence discrète d’un narrateur-témoin. L’éloignement du simple compte rendu journalistique fait la part belle à la littérature comme moyen de donner une version subjective des faits, tout en les rattachant au contexte plus large des problèmes des banlieues. Cela met en lumière l’art de Le Clézio et les éléments propres à son écriture.

 

La nouvelle débute par l’établissement appuyé des repères spatiaux et, dans le sillage des premiers romans, la description se constitue en un réquisitoire contre l’urbanisation excessive et l’enclavement des périphéries. La cité des H.L.M. est un no man’s land d’où la végétation est évacuée au profit du minéral (béton, goudron, pierre). Le motif du cercle comme image de la clôture est omniprésent en filigrane : il s’agit d’un espace fermé à l’horizontale puisqu’on y est « loin de la mer, loin de la ville, loin de la liberté » (p. 89), mais aussi à la verticale par la fumée que dégage l’usine de crémation, de sorte que le ciel ne se laisse entr’apercevoir que de manière fugace. Dans ce décor d’apocalypse, les habitants – des laissés-pour-compte – sont envisagés comme des spectres condamnés à la réclusion perpétuelle dans leurs « alvéoles » (p. 90), et à des existences très pauvres, rythmées surtout par la mécanique des déplacements en voiture pour aller au supermarché. Leur identité absente ou tronquée – la protagoniste elle-même n’étant désignée que par son prénom – est représentative de la vie en marge.

 

La cité est aussi un univers chtonien, qui se remarque par l’absence de tout être capable de vol et où la lumière naturelle fait défaut la nuit et ne pénètre que chichement le jour, « prisonnière des nuées lourdes » (p. 91). D’un côté, cette enclave, lieu de chute, est régie par une violence sonore quasi perpétuelle, qui entrave la communication authentique. Les sources en sont artificielles et le champ lexical du bruit est particulièrement riche : les postes de télévision « grognent », « ricanent » ou « chantonnent », tandis que le bruit « déchirant » des cyclomoteurs, aux accents presque surnaturels, est propre à faire naître la peur en évoquant celui produit par un « troupeau de bêtes sauvages, qui crie et rugit dans la nuit » (p. 91). De l’autre côté, le silence est présent aussi, mais il n’est pas valorisé positivement, car marque d’indifférence et source d’inquiétude. La description favorise la synesthésie tellement présente chez Le Clézio (ce silence étant tour à tour « grand », « long », « âpre », « froid » ou « épais ») et, occasionnellement, l’oxymore (il est aussi « crissant de poussière et de ciment » (p. 92)).

 

Pour que ce cadre pesant s’impose aux sens, Le Clézio ancre le récit dans le présent : « Aujourd’hui, lundi de Pâques […] » (p. 91) ; « Ici marche Christine […] » (p. 93). Le personnage a tout pour contraster avec le monde qu’il habite : c’est une fille au seuil de l’adolescence, soucieuse déjà de son aspect physique, et qui, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche, retarde le moment de son retour à la maison, où l’existence des autres membres de sa famille est enlisée dans la routine. L’écrivain joue habilement avec les couleurs et la silhouette de Christine habillée de noir, blanc et rouge se détache facilement sur le gris morne de la toile de fond. Moyen d’expression de la féminité naissante, avec tous les doutes et l’anxiété qui l’accompagnent, le choix des couleurs traduit également le désir d’évasion de cet espace fermé qui ne cesse d’apparaître comme menaçant pour les plus faibles.

 

Pourtant, ce contraste est aussi une source de vulnérabilité, la déambulation de Christine dans la cité des H.L.M. se faisant sous le signe de l’hyperesthésie – une autre constante de l’écriture leclézienne. Si, en sortant du Milk Bar, elle fait en quelque sorte l’expérience de « l’extase matérielle » en captant par les sens la vie dans tout ce qui l’entoure, cet épisode est unique et transitoire. Le reste du temps, Christine se sent à plusieurs reprises exposée par son aspect physique (au Milk Bar elle attire les regards concupiscents du patron) et surtout démasquée par les éléments constitutifs de son espace familier, qui participent pleinement à l’atmosphère tragique de la nouvelle : le silence écrasant qui amplifie le bruit métallique de ses talons très hauts, le froid qui semble réduire l’acoustique extérieure, la lumière des réverbères, froide et humide, aux nuances changeantes, qui la jette en pâture aux regards des motards à sa poursuite. La quête de liberté se mue en traque jalonnée par la peur, aboutissant au viol dans la cave de l’immeuble même où Christine habite.

 

À part les éléments déjà mentionnés, cette nouvelle se prête aussi à un décryptage des mythes la sous-tendant, avec pour cela de particulier que leur réécriture est souvent très libre. Ainsi, le titre renvoie au mythe d’Ariane, mais il est trompeur dans la mesure où le nom représente le labyrinthe urbain (d’ailleurs, le texte mentionne « le dédale des parkings » (p. 93)), tandis que l’« Ariane » moderne porte un prénom d’inspiration chrétienne pour évoquer le drame de la Passion, ici représentée par la descente aux enfers (la cave de l’immeuble) et le viol, un lundi de Pâques, avant de ressortir comme le Christ de son tombeau. Le mythe du labyrinthe s’accorde on ne peut mieux avec le motif de la ronde, ce dernier revenant à plusieurs reprises, car les forces centripètes l’emportent constamment sur les forces centrifuges, pour empêcher l’évasion de cet espace carcéral. La ronde est donc celle de Christine que ses pas ramènent, en vain, à la case de départ – son immeuble même devenant piège –, mais également celle des motards comme image d’un Minotaure collectif (leurs visages restent casqués) lorsqu’ils cernent leur proie dans la rue et tournent autour d’elle sans hâte, en décrivant des cercles concentriques de plus en plus resserrés. Le grand absent est l’équivalent de Thésée, ce qui ne doit pas vraiment surprendre puisque ce récit met en scène le malaise de la protagoniste quant à la relation avec les hommes, à l’instar de « La Ronde » et de « La grande vie », deux autres nouvelles du recueil. Le père est mentionné comme une figure plutôt absente dans la dynamique familiale, tandis que les autres figures masculines – le patron du Milk Bar et les motards – sont des éléments ennemis.

 

Enfin, il conviendrait de remarquer l’approche de Le Clézio, qui se garde de dépasser les limites du genre et accompagne brièvement avec sa plume la protagoniste, tout en laissant entière une part de mystère, aussi troublant soit-il. Serait-elle, Christine, victime du hasard ou bien est-elle est trahie par Cathie qui est « une véritable langue de vipère » (p. 97) et/ou par le patron du Milk Bar ? La question est légitime, puisque les motards savent très bien où elle habite, alors qu’elle ne reconnaît pas la voix « dure et rauque » (p. 104) du chef de la bande. Des questions sans réponse, mais qui relèveraient plutôt d’une enquête, ce qui n’est pas le but ici, le fait divers étant un point de départ pour individualiser un vécu.

 

 

Bogdan Veche

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BEDRANE, Sabrinelle, « À l'ombre du roman : les nouvelles lecléziennes », in Les cahiers J.-M.G. Le Clézio, n°2 : Contes, nouvelles et romances, sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault, Paris, Éditions Complicités, 2009, p. 185-201 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, p. 18-29 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, p. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PÉCHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; PIEN, Nicolas ; LANNI Dominique (dir.), J.M.G. Le Clézio – Explorateur des royaumes de l’enfance, Caen, Passage(s), coll. « Regards croisés », 2014 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 (en particulier p. 22 ; 40-50 ; 73-76 ; 261-263) ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, p. 964-975 ; TROUVÉ, Alain, « Une lecture de ‘La Ronde’ de Le Clézio », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 98e Année, No. 1 (Janv.-Fév., 1998), p. 123-129.