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Bibliographie et abréviations
Auteurs

Le Flot de la poésie continuera de couler, publié par J.M.G. Le Clézio aux éditions Philippe Rey en 2020, se consacre à la poésie chinoise sous la dynastie Tang (618 à 907) et s’inspire de compilations dont celle du lettré Sun Zhu en 1763, Trois Cents Poèmes des Tang. Ce titre évoque et prolonge les Trois Cents Poèmes du Shi Jing, réunis en partie par Confucius.  ​​ ​​​​ 

L’infini jeu de références, joint aux contributions, multiples, redéfinit la création littéraire, affine ou confirme notre regard sur l’écrivain et sa conception de l’être.

 

Les références se tissent dès la couverture puisque le titre reprend et l’épitaphe écrite sur la tombe du poète Li Bai (FP, 55), et, à peu de choses près, une phrase de Dong Qiang , professeur à Pékin, auteur des calligraphies, du dernier chapitre (FP, 184). Versés au même flot que les poètes Tang, sont cités Omar Khayyâm, Pétrarque… Shakespeare et le prince-poète aztèque Nezahualcoyotl, omniprésent dans Le Rêve mexicain.  Dong Qiang ajoute Verlaine et Nerval. Ainsi s’illustre l’ininterrompu de la création poétique.

Dès l’Introduction, on apprend que la traduction des poèmes Tang par Le Clézio a reçu la collaboration de Dong Qiang, qu’elle s’est soutenue de traductions du XIXe siècle. Les reproductions d’art graphique du XIIIe au XVIIIe siècle ne sont pas illustrations mais œuvres à part entière, variantes de l’écriture. Cinq poètes de la dynastie Tang sont surtout retenus : Li Bai, Du Fu, amis mais dissemblables, Bai Juyi, Li Shangyin, Wang Wei. Polyphonique, l’œuvre les rassemble sous le souffle de J.M.G. Le Clézio.

Ce n’est pas la première fois que Le Clézio se passionne pour un auteur ou une civilisation. Vers les icebergs se consacre à Henri Michaux, Haï, Le Rêve mexicain, Les Prophéties de Chilam Balam, La Fête chantée aux Indiens d’Amérique. Dans La Guerre, les prophéties de Jérémie se glissent dans le flux du texte, pour se faire la voix douloureuse de Monsieur X. ​​ (G, 222).

Le Clézio se soustrait au champ contemporain occidental qui suppose la notion égocentrique de paternité littéraire. Les voix nombreuses sont nommées mais il arrive qu’elles se joignent ou s’entremêlent. Ce choral est orchestré par la mise en page. Le Clézio poursuit les poèmes de Li Bai, de Du Fu… Du Fu et Li Bai s’adressent l’un à l’autre, Le Clézio et Dong Qiang se rendent hommage. La notion de genre est également subvertie puisque dans le même chapitre se succèdent biographie, traduction puis reprise d’un poème par J.M.G. Le Clézio et commentaire. Le dernier chapitre, de Dong Qiang, tient de l’essai. ​​ Ainsi, l’évocation de la poésie Tang échappe au simple florilège et continue l’œuvre de J.M.G. Le Clézio.

L’ouvrage commence par évoquer leur rencontre.

L’incipit : « Je suis entré dans la poésie Tang presque à l’improviste, mais non pas par hasard… » (FP,7) frise l’oxymore. Les poètes, selon Octavio Paz, se révèlent proches des mystiques. « Rappelons-nous la "musique muette" de Saint-Jean de la Croix ou "le vide est plénitude" de Lao-tseu » (Paz, 1965, 43).

Seuls, nous restons face à face, le mont Jingting et moi

Sans nous lasser jamais l’un de l’autre. (FP, 149)

Si ce poème de Li Bai a été découvert d’une façon imprévue, l’identité ultime entre l’homme et le monde était latente. La rencontre fortuite devient adhésion totale, dans un moment exceptionnel qui tient de l’épiphanie de Proust ou Joyce.

Il arrive fréquemment qu’un poème soit prolongé par Le Clézio, comme celui de Du Fu qui s’adresse à Li Bai ​​ pour évoquer leurs errances communes :

 

À notre rencontre à l’automne, nous errions comme les duvets des chardons

Nous avons en vain cherché l’Immortalité et aurons honte devant Ge Hong

En chansons folles, en beuveries incessantes tu gaspilles tes jours et ton talent

Mais qui t’apprécie, toi qui voles comme oiseau et bondis comme baleine ? (FP, 22).

 

Le Clézio poursuit :

« L’errance…

L’homme est un buisson d’amarantes poussé au hasard par le vent

A quoi bon ? Que gagne-t-on à voyager ?

L’éternité est une illusion

Boire jusqu’à l’ivresse : alors chanter sans raison

Sans but

Sans écho 

Les légendes n’ont lieu qu’une fois

Ceux qui sont morts ne reviennent pas

Tel l’oiseau du mythe

Telle la baleine bleue jaillissant des profondeurs » …

 

Ce passage, reprenant les éléments du poème chinois, souligne l’enthousiasme de Le Clézio et frôle l’énigme : « Les légendes n’ont lieu qu’une fois ». Est-ce une allusion détournée à Ge Hong, cité par Du Fu, lettré du IIIe siècle, adepte du Tao, qui passa pour immortel, ne pesant plus rien à sa mort ? Un vers de Li Bai l’évoque plus loin : « Apprendre le Tao, s’envoler grâce à l’élixir d’immortalité » (FP, 29). ​​ Le lacs des allusions aiguillonne l’esprit et traduit le mystère du rapport de l’homme au temps.

Cette affinité avec une culture étrangère, à l’opposé de l’exotisme dont Le Clézio a horreur (Le Clézio, entretien 2020), se retrouve déjà dans sa rencontre avec les Amérindiens dont il traduit les textes majeurs et partage même la vie. Evoquant son long séjour et son initiation chez les Emberas, Haï commence par « je suis un Indien » (H, 5), avatar qui en préfigure un autre : l’identification au poète Tang qui lui fait continuer son œuvre.

Comment définir le charme qu’exerce la poésie Tang ? Elle respecte une métrique sévère « dans la poursuite du vers parfait » (163). Mais ce qui touche surtout J.M.G. Le Clézio, c’est ce qu’il appelle sa « grâce » (135) en des temps où la guerre fait rage.

Elle est compassion, nourrie de bouddhisme. J.M.G. Le Clézio, dans Ritournelle de la faim et L’enfant et la guerre de Chanson bretonne, rejoint Du Fu, qui dit la misère, la mort, la révolte:

Dans le silence je pense à ceux qui ont perdu leurs professions

Ainsi qu’à ces recrues envoyées à la frontière et aux combats  (FP, 60)

Alors que le vaincu est généralement regardé avec mépris, la compassion ici peut s’associer à la victoire. « Dans quels conflits ose-t-on éprouver de la pitié pour les ennemis vaincus ? » (FP, 131)

Elle peut aussi être associée à l’humour, plus évident dans les reproductions graphiques où des êtres minuscules se démènent dans une nature gigantesque.

Zhang Hong représente un faible petit homme qui tire de toutes ses forces sur la boule que forme un bœuf énorme, calé sur ses quatre pattes, imperturbable (FP, 132).  Les superbes cavaliers (FP, 97), seuls affectés par le vent, conversant avec animation, ont pour réplique leurs porteurs humbles et grotesques. (Le valet, comme reflet comique du maître, se retrouve chez Molière, Marivaux…).

Les poètes souvent affichent leur propre ridicule devant leur prétention de redresseur de torts.

Li Bai écrit :

« Je vide d’une seule traite une coupe de vin

Et ris de mon désir de sauver le monde entier. » (FP, 30)

Pour Li Yi, ​​ l’épouse déplore ainsi sa solitude :

« Si j’avais su que les marées reviennent toujours à temps

J’aurais dû épouser un marin qui chevauche les vagues. » (FP, 118)

Ce qui rend également cette poésie plus légère est sa « fadeur » (FP, 192) à laquelle Dong Qiang confère un sens positif.

Qu’elle soit évocation de l’extrême cruauté ou de la jouissance, elle est le contraire de l’emphase. Elle est sauvée de l’insignifiance par la primauté du sentiment, exprimé par la nature ​​ — créatrice — qui entre avec l’humain dans un système d’équivalence. « Les herbes des rives suscitent la tristesse jour après jour »; (FP, 60) « La belle et la pivoine sont deux sources de joie ». (FP, 44) 

Les approches ne sont pas exemptes de paradoxes.

D’un côté, Le Clézio vante la spontanéité, la limpidité de la poésie chinoise : « La matière de cette poésie [...] c’est la réalité. » (FP, 166). Elle exprime « la vérité du quotidien » (FP, 89). Mais transcendée ! Il parle des « mots de la poésie qui fertilisent les hommes et irriguent leurs âmes ». (FP, 137) Dong Qiang rejoint l’image de l’iceberg (Hemingway, 1932) : « La poésie chinoise est un immense réseau de métaphores, de symboles, de clins d’œil, de non-dits, d’emprunts, de détours et de contours, d’emphases et d’euphémismes. » (FP, 190) Elle se fertilise de l’omission. Le poète est un passeur qui permet de renouer avec la partie oubliée du monde.

J.M.G. Le Clézio recherche, quoi qu’il en dise (FP, 175), à l’instar du poète Tang, « l’union mystique avec la nature » (FP, 29) qui sauve de la finitude. Lecture et écriture se confondent. La poésie devient une façon d’être, sentie comme banale mais proche du ravissement, de la transe, où les contraires s’annulent.

 ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​​​ *

Le flot de la poésie continuera de couler nous permet, tout en nous initiant à la poésie Tang, de mieux cerner ce que poursuit J.M.G. Le Clézio. La quête de spiritualités lointaines l'affranchit du matérialisme ressenti en Occident et de sa conception toxique du moi. Il faut suspendre l'espace-temps pour trouver la plénitude.

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RÉféRENCES bibliographiques

 

HEMINGWAY, Ernest, Death in the afternoon, 1932 ; ​​ LE CLÉZIO, Jean-Marie, La Guerre, Paris, Gallimard, 1970; Haï, Paris, Champs Flammarion, 1971 ; Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008; L’Enfant et la Guerre in Chanson bretonne, Paris, Gallimard, 2020, p. 103-154; avec Dong Quiang, Le Flot de la poésie continuera de couler… Paris, Philippe Rey, 2020 ; entretien à l'émission ​​ La Compagnie des poètes, France culture, 11-12 2020 ; PAZ, Octavio, L’Arc et la lyre (1956), Paris, Gallimard,1965.