« FANTÔMES DANS LA RUE »

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Bibliographie et abréviations
Auteurs

Avant d’être rééditée dans Avers. Des nouvelles des indésirables en 2023, la nouvelle « Fantômes dans la rue » a d’abord paru en juillet 2000 en supplément du magazine féminin Elle. Cet été-là, la rédaction d’Elle avait demandé à différents écrivains français de leur soumettre un texte susceptible de faire l’objet d’un fascicule à distribuer avec les livrées estivales. Sur une idée de sa fille Amy, Jean-Marie Gustave Le Clézio rédige alors ce texte narratif bref où se mélangent des descriptions réalistes, des dialogues captés sur le vif, à l’insu des protagonistes par un dispositif de surveillance en milieu urbain, et un imaginaire spectral quelque peu inquiétant.

 

Le Clézio est fasciné depuis ses débuts littéraires par les paradoxes existant entre la matérialité et l’indicible, entre la dure réalité sociale et le rêve ou les possibilités d’émancipation surnaturelle de l’esprit. Indigné par les injustices du monde capitaliste contemporain, l’écrivain est aussi habité par une pensée mystique maintes fois évoquée et commentée (cf. notamment Gambert 2015), qui s’exprime diversement à travers son œuvre. De nombreux personnages lecléziens portent en eux de vives tensions opposant leur condition sociale et matérielle à leurs aspirations intimes. Naja Naja dans Voyages de l’autre côté représente peut-être le point d’acmé des tentatives de l’écrivain en vue d’affranchir ses personnages des contraintes de la réalité tangible. Dans « Fantômes dans la rue », la narratrice (qui n’est pas nommée) possède des qualités qui l’apparentent à Naja Naja :

 

Elle est un souffle, un rêve, elle peut se glisser dans le corps d’un autre, ou bien disparaître en suivant les canalisations souterraines. Un soir elle est ici, le lendemain à mille kilomètres. Elle peut se faire invisible. Elle peut entrer dans le circuit des caméras secrètes qui épient la ville d’heure en heure, de rue en rue. (FR, s. p.)

 

Keith Moser (2011) a montré la filiation et les similarités entre plusieurs de ces personnages extraordinaires du corpus leclézien. Lalla dans Désert et Laïla dans Poisson d’or ont toutes deux cette capacité de s’invisibiliser à l’intérieur du monde urbain, à défaut de pouvoir s’en extraire. Arrachés à leur culture d’origine, ces personnages s’accrochent tant bien que mal aux valeurs et apprentissages qui leur ont été inculqués avant leur migration. Dans « Fantômes dans la rue », les personnages représentés sont également marginalisés, mais, pour la plupart, ils doivent affronter les difficultés matérielles et sociales qui se présentent à eux sans l’aide de cette précieuse mémoire issue d’une vie et d’une culture antérieures, qui fait la force des personnages susnommés. Seule Aminata évoque le souvenir de sa vie passée dans son pays d’origine, un pays d’Afrique, on ne sait lequel. « Fantômes dans la rue » est (entre autres) le récit d’immigrants de première et de deuxième générations égarés entre deux identités ; sans être devenus complètement Français, faute d’être intégrés convenablement à la société, ceux-ci ne sont plus exactement Africains ou Maghrébins, car les liens avec le lieu d’origine de leur famille et le mode de vie traditionnel de leurs aïeux ont été coupés. Décrivant des individus racisés, précarisés, sans domicile fixe, voire clochardisés, Le Clézio produit un émouvant portrait de groupe représentant ceux que Marina Salles appelle « les oubliés de la société de consommation » (Salles 2006, p. 308).

 

Dans « Fantômes dans la rue », l’auteur observe une certaine frange de la population urbaine à travers l’œil de la technique. Le texte est divisé en segments, et chacun de ces segments est organisé d’après le regard d’une caméra de surveillance positionnée dans la ville. Il s’agit de Paris, peu nommée, l’auteur lui préférant le nom de Babylone, ville de perdition dans la mythologie judéo-chrétienne. En mariant l’œil froid de la caméra à une écriture marquée par la sollicitude, l’écrivain exploite une technique narrative proprement intermédiale qui lui permet de produire un témoignage à la fois sensible et objectif sur les laissés-pour-compte des grandes villes contemporaines.

 

Un paradoxe se trouve au cœur du récit : il semble bien y avoir une âme derrière le regard froid de la caméra, une sorte de « fantôme dans la machine » (cf. Ryle 2005 [1949] ; Koestler 1967). La narratrice, à la fois fantôme et caméra, a des sentiments, des désirs, une mémoire. L’auteur lui prête l’identité d’une vieille femme qui se rappelle régulièrement son fiancé défunt, Vincent, mort dans la guerre d’Algérie en 1958. Elle s’éprend des individus qu’elle surveille et se désole du sort qui leur est réservé. Aminata, Renault et les Trois mousquetaires, Max, Miguel et Leticia, font partie de ceux qu’elle traque affectueusement. Sans son témoignage, personne ne porterait attention à eux. Et encore, se demande-t-elle : « Qui lira ma mémoire ? » (FR, s. p.). L’indécidabilité ontologique de la narratrice rend cette question hautement spéculative. Elle participe du caractère paradoxal et insolite du récit.

Il n’en demeure pas moins que le dispositif de vidéosurveillance, figuré de manière intermédiale par l’écriture littéraire dans cette nouvelle, fait apparaître des personnages ressortissant aux catégories d’individus généralement invisibilisés au sein de nos sociétés modernes. Cette technique narrative nous donne à comprendre les conditions d’existence particulièrement difficiles qui sont les leurs. Comme l’écrit Keith Moser : « A salient feature of Le Clézio’s literary project is giving a voice to those silenced by society, and opening the ears of the deaf who refuse to recognize the suffering of others » (Moser 2011, p. 731). [« Un trait saillant du projet littéraire de Le Clézio est de donner une voix à ceux que la société tait et d’ouvrir les oreilles des sourds qui refusent de reconnaître la souffrance des autres. » Nous traduisons.]

 

Qui sont les fantômes dans la rue qui donnent son titre à la nouvelle ? D’emblée, on pourrait penser qu’il s’agit de la narratrice, sorte de fantôme dans la machine qui hante les rues et le métro de Paris par l’intermédiaire des systèmes de vidéosurveillance. Les caméras installées dans la ville peuvent être vues comme autant de fantômes passant inaperçus auprès des usagers des espaces publics et commerciaux, qui n’en sont pas moins observés à leur insu. Une autre interprétation possible consisterait à faire des sujets humains de la surveillance les véritables fantômes en question. Capturés par l’image de surveillance, leurs faits et gestes font l’objet d’échanges symboliques non consentis : les images de surveillance ont des usages qui échappent à leurs sujets. Chacun des personnages de la nouvelle est pris dans une logique machinique qui le dépasse. À cet égard, ils sont semblables à ceux d’autres romans lecléziens où l’urbanité apparaît comme un facteur déterminant la psychologie et les comportements humains : Bea B. et Monsieur X dans La guerre ; la jeune fille Tranquilité et Machines dans Les Géants (cf. Levesque 2019). Tous ces personnages sont victimes d’une machine sociale qui les réduit à l’état de fantômes. Les conditions sociales des grands centres urbains où ils vivent les invisibilisent aux yeux de la majorité de leurs contemporains, qui, s’en remettant aveuglément aux technologies de vidéosurveillance, se déchargent dans la foulée de toute exigence de solidarité individuelle à leur égard. Il n’y a que la caméra leclézienne qui s’intéresse à eux.

 

À ce jour, « Fantômes dans la rue » a fait l’objet de très peu de commentaires. Keith Moser (2011) insiste sur l’identité fantomatique de la narratrice, tandis que Marina Salles (2007, 2021) s’est intéressée à l’identité des personnages décrits du point de vue de la vidéosurveillance. La force du premier est de souligner la filiation entre cette nouvelle et le reste du corpus leclézien et de fournir une analyse détaillée du statut ambigu de plusieurs personnages, qui contribuent à la part mystérieuse et problématique du récit. Quant aux seconds, ils rendent saillante la sensibilité sociologique de l’écrivain et mettent en lumière son sens de l’observation des conditions dans lesquelles vivent les habitants les plus démunis des grandes métropoles, et notamment du racisme dont ils font l’objet. Mentionnons aussi les innovations narratologiques exploitées par Le Clézio dans ce texte bref, qui s’inspirent des techniques et des logiques de vidéosurveillance contemporaines. Une éthique du témoignage proprement leclézienne s’en dégage (cf. Le Clézio 2008).

 

Enfin, les conditions éditoriales particulières de l’œuvre sont à prendre en considération. En effet, « Fantômes dans la rue » a d’abord été distribué sous forme de plaquette (48 pages) en supplément aux abonné·e·s du magazine féminin Elle. Cette modalité de diffusion constitue à la fois un choix judicieux eu égard au thème de la nouvelle et à sa visée (conscientiser les nantis sur la réalité des subalternes), et une opération éditoriale audacieuse, au risque de faire tomber le texte dans l’oubli (après sa première diffusion, le texte n’a plus circulé jusqu’à sa réédition, en 2023, dans le recueil Avers). La sensibilité dont fait preuve Le Clézio dans ce texte pour témoigner d’une réalité sociologique propre aux grands centres urbains rend d’autant plus intéressantes les conditions de publication particulières du texte dans sa version d’origine. L’œuvre donne à sentir l’exclusion et le mépris que vivent les personnes fugueuses, désemparées, immigrées ou sans-abri qu’elle met en scène. Elle donne à entendre ces personnes subalternes dont la voix est habituellement inaudible au sein de l’espace public. Mais encore faut-il savoir tendre l’oreille. Qui des lectrices de Elle ayant lu la « mémoire » de la caméra en aura tiré une expérience véritablement transformatrice ? Le texte jouit à présent d’une deuxième vie, tandis qu’un quart de siècle plus tard, les inégalités sociales décrites par l’écrivain persistent, sensiblement à l’identique.

 

 

Simon Levesque

(2023)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, « Fantômes dans la rue » (2000), in Avers. Des nouvelles des indésirables, Paris, Gallimard, 2023, version epub sans pagination fixe ; « Dans la forêt des paradoxes », conférence Nobel, 7 décembre 2008 ; GAMBERT, Justine, « Entretien avec J.M.G. Le Clézio » in O. Salazar-Ferrer & B. Martin (dir.), Cahiers J.-M. G. Le Clézio, 8, dossier « Le Clézio et la philosophie », Caen, Passage(s), 2015 [1999], p. 65-74 ; KOESTLER, Arthur, The Ghost in the Machine, Londres, Hutchinson, 1967 ; LEVESQUE, Simon, « Don de soi et servitude volontaire. Réflexion sur les implications éthiques et politiques de la ville intelligente et de la gouvernementalité algorithmique à partir des Géants de J.M.G. Le Clézio », in E. Caccamo et al. (dir.), De la ville intelligente à la ville intelligible, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. Cahiers du GERSE, 2019, p. 5572 ; MOSER, Keith, « J.M.G. Le Clézio’s Urban Phantoms and the Paradox of Invisibility », The Modern Language Review, 106 (3) : 724-733, 2011, https://muse.jhu.edu/pub/427/article/823538/pdf ; RYLE, Gilbert, La notion d’esprit : pour une critique des concepts mentaux, trad. Suzanne Stern-Gillet, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 2005 [1949] ; SALLES, Marina, Le Clézio « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007, p. 9, 24, 179-180, 296 ; « Sous le ciel de Paris », in M. Salles et al. (dir.), J.M.G. Le Clézio : Faire de l’ici, du présent, du déployé, notre vraie demeure, Caen, Passage(s), 2021, p. 125-146.