« GRANDE VIE (LA) »

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Bibliographie et abréviations
Auteurs

Septième nouvelle du recueil La Ronde et autres faits divers (1982), « La grande vie » en est aussi la plus longue et la seule qui établit des correspondances directes avec la première. À l’instar de « La Ronde », le récit est linéaire et centré sur deux jeunes filles en quête d’évasion, mais qui ne goûtent à la liberté que pendant un temps limité avant de revenir, malgré elles, à la case de départ. Ce sont des personnages à double statut – victimes et coupables –, avec une situation familiale problématique.

Le temps de la narration est long (un mois environ), mais la chronologie est facile à suivre et la toile de fond bien présente aussi, car les personnages ne sont pas surpris dès le début en moment de crise. En effet, le récit commence par la description de Pouce et Poussy – de leur vrai nom Christèle et Christelle – qui inclut quelques idiosyncrasies non sans importance au niveau diégétique : sans être jumelles, les deux adolescentes sont faciles à confondre et l’humeur de l’une est influencée par la présence de l’autre. Ce par quoi elles se remarquent, c’est leur « drôle de rire aigu qui résonne comme des grelots » (LR, 153), pouvant se déclencher sans raison apparente, mais qui s’avère souvent un mécanisme de défense contre les hommes. D’ailleurs, le rapport ambigu avec l’autre sexe – alimenté, sans doute, par l’absence du père – est une constante : Pouce est la seule à avoir, brièvement, un petit ami, mais, en général, le rapprochement des deux filles les rend incompatibles pour la vie en couple et les présences masculines sont évitées, même lorsqu’elles ne sont pas menaçantes. Cependant, à l’absence de la figure paternelle s’ajoute celle de la mère biologique que Pouce perd très tôt, alors que Poussy, élevée à l’Assistance publique, ne connaît point la sienne. Bien que les deux filles soient recueillies par Janine, leur mère adoptive, la nouvelle repose sur la figure de l’orphelin fauteur de troubles, car ayant des relations tendues avec le monde des adultes (les protagonistes sont traitées de « terribles » par ceux qui les connaissent et leur enfance est une longue série de bêtises et de farces (LR, 156)).

En outre, à l’instar d’autres personnages dans ce recueil, Pouce et Poussy se heurtent à un horizon d’existence très limité : renvoyées de l’école à l’âge de seize ans, elles réussissent pourtant à obtenir un C.A.P. de mécaniciennes dans une école de couture, mais leur activité se résume au travail pénible dans les ateliers de confection où elles ne restent jamais plus de deux mois, le carcan de la discipline étant incompatible avec leur nature rebelle. Cependant, ce n’est qu’un prétexte pour que Le Clézio dénonce l’exploitation par le travail, en particulier celle des jeunes femmes. À cet effet, l’atelier dans lequel travaillent Pouce et Poussy à l’âge de dix-neuf ans est comparé à un espace carcéral aux « fenêtres grillagées » (LR, 157), régi par des contraintes et des interdictions : travail de neuf à cinq, pauses-déjeuner limitées à vingt minutes « pour manger debout devant leur machine » (LR, 154), défense de parler, d’arriver en retard ou de se déplacer sans autorisation, sous peine d’amende.

À ce monde étroit où l’existence se déroule sur un rythme de métronome, les deux filles opposent « l’histoire sans fin » d’une évasion les entraînant loin de l’atelier, « à travers le monde, dans les pays qu’on voit au cinéma » (LR, 157). Les appâts de « la grande vie » dépeinte sur le grand écran sont irrésistibles et le simple jeu de l’imagination prend chair lorsque Pouce et Poussy deviennent conscientes de l’impasse où elles vivent. La décision de partir est prise à l’improviste et le départ – en catimini – a lieu à la fin du mois de mars, avec Monte-Carlo pour destination initiale.

Si l’itinéraire est facile à suivre (Monte-Carlo – Menton – Alassio (en Italie) – retour vers la frontière française), l’expérience de la fugue s’avère contrastée. Tout d’abord, elle se veut l’aboutissement d’un rêve à travers l’effacement du souvenir d’une existence insatisfaisante et il n’est pas anodin que, de toutes les nouvelles du recueil, celle-ci contienne le plus grand nombre de références à l’oubli. Même avant le départ, parler de la grande vie, c’était « un jeu, simplement, pour rêver, pour oublier le bagne de l’atelier […] » (LR, 159). Dans le train, fascinées par le paysage sans cesse renouvelé, Pouce et Poussy « oubliaient de parler, ou de rire » (LR, 160). Mais c’est la mer, tellement présente dans l’œuvre leclézienne, qui est, avant tout, un catalyseur pour l’oubli. À la regarder assises sur la plage, les deux amies goûtent au bonheur d’une vita nova : « On oubliait tout le monde, on devenait très lointain, comme une île perdue dans la mer. » (LR, 170), tandis qu’à Alassio, dormir sur la plage, bercées par le bruit des vagues, c’était « comme si elles avaient été à l’autre bout du monde, et que tout ce qu’elles avaient connu autrefois, depuis leur enfance, était effacé, oublié » (LR, 180).

Malgré cela, la réalité s’impose très vite. Le manque d’argent en rapport avec les ambitions précipite la métamorphose des victimes en coupables de grivèlerie et de vol. Le manque matériel (faim, soif), la peur d’être appréhendées et l’imprévu (la maladie de Pouce) dissipent progressivement l’ivresse de l’évasion. Pour les jeunes démunies, la grande vie n’est possible qu’en cavale et la leçon la plus amère est que les gens sont partout pareils. S’ajoute à cela le besoin de faire de l’auto-stop, ce qui expose les protagonistes au harcèlement de la part des hommes (cela arrive deux fois sur trois, en prolongement au traitement de la part de leur employeur).

Cependant, ce que l’expérience met le mieux en lumière, ce sont les différences entre les deux filles pour qui la quête d’aventures a également un volet identitaire, vu leur situation d’orphelines. Leur ressemblance se limite à l’aspect physique, le penchant pour le rire et l’espièglerie, mais, au-delà, elles diffèrent : Pouce est plus passive, rêveuse, bavarde et désireuse de partir toujours plus loin, tandis que Poussy est plus active, décidée et réfléchie, ce qui fait que, le plus souvent, son amie se sent rassurée en sa présence aux accents maternels. D’ailleurs, c’est la première qui raconte le mieux l’histoire sans fin, avec des embellissements, tandis que Poussy « l’écoutait, et elle ajoutait des détails, ou bien elle faisait des objections, comme si elle corrigeait des souvenirs, rectifiait des inexactitudes, ou bien ramenait au réel des faits exagérés » (LR, 158). Plus calculée, c’est elle qui garde le peu dont elles disposent (argent, papiers d’identité), mais c’est surtout elle qui a des doutes quant à la démarche et qui devient consciente des dangers. Cela arrive par deux fois, dans des moments clés, et l’art de Le Clézio repose sur l’emploi appuyé de l’hyperesthésie, des symboles et des mythes.

Il s’agit, tout d’abord, de la montée en haut d’une colline à Menton – un autre « endroit pour oublier » (LR, 172) – afin de regarder le coucher du soleil. L’accès vers le haut se fait par des chemins serpentant entre les villas et les jardins, ce qui suggère subtilement que l’accès au bonheur n’est pas facile. À la tombée de la nuit, alors que la vie autour se manifeste à travers les diverses sources de lumière (maisons, automobiles) et que Pouce s’endort, Poussy a un premier moment de doute, doublé de vagues d’angoisse. Un mélange de tachycardie, frissons et picotements sur la nuque lui font pressentir d’obscurs dangers. La descente de la colline – anticipant la fin inévitable du voyage – se fait comme sous l’effet de magnétisme de la ville-fourmilière.

Ensuite, il y a l’épisode sur la plage d’Alassio, en Italie, où les filles passent la nuit, n’ayant pas pu trouver d’hôtel qui accepte de les loger sans réclamer le paiement de la chambre à l’arrivée. À nouveau, c’est Poussy qui éprouve un autre moment de panique nourrie par un sentiment profond d’abandon. Le rythme de la mer devient alors incarnation sonore de l’indifférence accentuant l’impression de vide et de solitude, exacerbés chez l’orpheline depuis sa naissance : « Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la peur, le danger, sans savoir où s’échapper. » (LR, 181) Consciente que la vie réelle les avait rattrapées, Poussy décide le retour, malgré le bref moment de rébellion de Pouce. En écho, peut-être, à « La Ronde », cela se fait en direction du soleil couchant et l’entrée en ville équivaut à l’engloutissement par une sorte de Moloch, dans l’indifférence générale : « […] avec Pouce elle s’est enfoncée dans la ville sombre, au milieu des bruits des familles en train de déjeuner » (LR, 190).

Emmenées vers la France par un routier, elles sont arrêtées à la frontière. L’inspecteur en civil qui les traite d’« amazones » sur un ton moqueur complète la liste des hommes machistes, mais le mot ne fait qu’accentuer l’ambivalence de la quête d’identité face à l’autre sexe (attirance et répulsion) et surtout l’esprit de fronde, car, malgré la fin en boucle du voyage et la préfiguration d’un espace carcéral proprement dit, Pouce et Poussy sont loin de se résigner à leur sort. En échange, c’est la deuxième qui se met désormais à rêver de prendre le large « cette fois, pour ne plus jamais revenir » (LR, 191). La grande vie aura été un mirage, mais, pour reprendre le titre d’un roman de Milan Kundera, la vie est, décidément, ailleurs.

 

 

Bogdan Veche

 

 

RÉféRENCES bibliographiques

 

BEDRANE, Sabrinelle, « À l'ombre du roman : les nouvelles lecléziennes », in Les cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 2 : Contes, nouvelles et romances, sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault, Paris, Éditions Complicités, 2009, pp 185-201 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, pp. 18-29 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, pp. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PECHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, pp. 964-975.