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Bibliographie et abréviations
Auteurs

Personnage clé du roman Ourania, Anthony Martin (surnommé Jadi, qui dans la langue de la communauté de Campos signifie l’ « Antilope ») est en même temps le grand absent du livre. En effet, il n’est à aucun moment rencontré par Daniel Sillitoe, le protagoniste géographe qui entreprend un périple au Mexique. En échange, son portrait s’esquisse progressivement, dans les divers pans de l’Histoire de Raphaël Zacharie, adolescent que Daniel rencontre par hasard, aussi bien que dans la description faite par ce narrateur énigmatique qui l’accompagne à partir de son exil jusqu’au ​​ moment de sa mort.

Jadi est avant tout le créateur d’une communauté qui accueille « les gens qui se sont perdus » (Ou, 181) et qui peuvent ainsi se forger des repères sociaux au sein d’un groupe fondé sur des « solidarités mystérieuses » – pour reprendre le titre d’un livre de Pascal Quignard – favorisées par leur statut de démunis. Figure démiurgique, il est indispensable à leur existence et surtout à leur devenir, selon Raphaël : « Sans lui, rien de ce qui se trouve ici n’existerait. Sans doute nous-mêmes ne serions pas devenus ce que nous sommes. » (Ou, 178). De manière plus prosaïque, mais pour autant non moins dépourvue d’importance, Jadi redevient (textuellement aussi !) Anthony Martin, le Conseiller, lorsque, en ancien employé d’un agent d’assurances, il sait pourvoir aux besoins financiers de sa communauté au moment de l’exil.

En même temps, Jadi est une figure patriarcale de substitution ; sa présence en impose, bien qu’en douceur et surtout en dehors de toute autorité : c’est un « vieil homme » au visage « éclairé par le soleil », qui a « de longs cheveux noirs mêlés de fils d’argent » et surtout « un sourire très doux » (Ou, 107-108). Bien que Le Clézio se garde de recourir trop facilement à une telle analogie, certains de ces aspects – y compris une partie de la description physique – ne sont pas sans rappeler la figure christique. Comme le Christ, ce « père spirituel » accorde une place de choix aux enfants qui, à Campos, sont les vrais « maîtres » du lieu et les créateurs de l’elmen, idiome qui leur est propre. Ainsi il se fait l’écho des paroles bibliques lorsqu’il affirme que les adultes doivent apprendre à être petits pour devenir des humains.

En tant que créateur d’une communauté, Jadi est également un élément d’équilibre et une source de savoir – raison pour laquelle on l’appelle le Conseiller. Cependant, à son « école », il n’y a pas vraiment d’enseignement et pas de discipline autre que la vie, et c’est pourquoi Jadi n’aime pas que les habitants de Campos le prennent pour un Maître et qu’ils affirment leur appartenance à une idéologie (l’épisode où il met par terre le zarappe arc-en-ciel accroché comme une bannière par certains jeunes de son entourage est révélateur à cet égard). Ce qu’il transmet, c’est la fascination de ce qui est, tout simplement (rappelons que l’emploi du futur est banni dans l’énonciation à Campos !). C’est là un clivage à partir duquel la figure christique est doublée d’une dimension chamanique mais dépourvue de l’élément religieux, car Jadi veut faire éprouver aux autres « l’extase matérielle ». En cela, il se fait l’écho – beaucoup plus assagi ! – des exhortations de Le Clézio dans son ars poetica de jeunesse. Si la voix de L’Extase matérielle rappelait plutôt celle d’Adam Pollo, Jadi choisit de renoncer à l’enseignement par la parole afin que ses « disciples » comprennent le mystère et l’éphémérité de la présence par eux-mêmes, surtout lors de la grande fête « regarder le ciel », qui mêle hypnose, transe et abandon de soi au « cinéma » des étoiles et du vide qui les relie.

Néanmoins, ce vide, Jadi le porte en lui consciemment. Lucide, il sait que son projet n’est qu’une étoile filante prise comme repère par les habitants d’une île mystérieuse : en latin, l’un des sens du nom insula est, d’ailleurs, celui de groupe de maisons isolées. Cependant, malgré la barrière des montagnes, le village n’est « insulaire » ni dans le temps (Jadi avertit souvent que les membres de la communauté doivent un jour lever l’ancre), ni dans l’espace (Campos est exposé, connu et, implicitement, voué à dis-paraître sous l’effet des forces extérieures que les marginaux ne peuvent jamais vaincre).

Si Le Clézio affirme dans une interview que la plupart des lieux d’Ourania ont réellement existé, et s’il a été possible de rapprocher Anthony Martin de Lanza del Vasto, fondateur des Communautés de l’Arche, Jadi est surtout un descendant de Martin dans « Hazaran », devenu spectre romanesque d’un Robinson vivant entouré de ses Vendredi, que la civilisation (sic !) « sauve » malgré eux pour les faire ensuite échouer dans un monde trop attentivement cartographié, où l’insularité est à jamais impossible. Ce n’est point anodin qu’Anthony Martin – dans le texte, l’auteur emploie à dessein son vrai nom – trouve sa fin en rêvant sur l’île idéalisée, mais qui s’avère une réserve naturelle d’où les « foutus touristes » (c’est ainsi que les autorités désignent le troupeau en errance) finissent par être chassés. Son surnom devient alors repère pour le monde contemporain qui devrait au moins cultiver une certaine nostalgie du passé, du Jadis, en espérant redécouvrir quelque part une « île du jour d’avant » (Umberto Eco)…

 

Bogdan Veche

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BALLOT, Pierre-Louis, « Ourania, de Jean-Marie Gustave Le Clézio : quand le géographe-missionnaire devient un géographe-voyageur », Journal Le Point G, no 5, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, Bordeaux, décembre 2011, p. 6-7 ; FILLON, Alexandre, « Le pays hors du temps », Lire, no 369, février 2006, p. 60-61 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., Ourania, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006 ; Rencontre avec J. M. G. Le Clézio, à l’occasion de la parution de Ourania (2006), URL: http://www.gallimard.fr/catalog/Entretiens/01057920.htm (consulté le 15 janvier 2016) ; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, « Les cartes du ciel à l’œuvre chez Le Clézio », Textimage, no 2 « Cartes et plans », été 2008 ; SALLES, Marina, « Ourania de J.M.G. Le Clézio : une utopie historisée, un roman politique », Itinerários, UNESP Araraquara, 2011, p. 127-142 ; THIBAULT, Bruno, J.M.G. Le Clézio et la métaphore exotique, Amsterdam & New York, Éditions Rodopi, 2009.

Ourania ; Utopie.