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ANTOINE

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
26 juin 2024
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Qui est Antoine ? Le nom du protagoniste de la nouvelle « Le jeu d’Anne », la sixième du recueil La Ronde et autres faits divers, publié en 1982, n’est évoqué qu’une seule fois, tandis que – en dehors du titre – celui du personnage féminin, Anne, y figure à quinze endroits. Antoine joue un rôle secondaire dans sa propre histoire, et dans sa propre vie, qu’il mène tant bien que mal dans le vide qu’a laissé Anne après son accident mortel. La voix narrative omnisciente à la troisième personne suit le personnage de près pendant les dernières heures de sa vie, où, pris d’une lucidité extraordinaire, et dans la solitude la plus haute, il dresse une sorte de bilan de sa vie.

 

L’incipit établit le projet d’Antoine : « Il monte dans la vieille Ford pour aller rejoindre Anne. » (p. 137) Le titre de la nouvelle et l’incipit constituent un leurre ; le premier laisse suggérer une démarche ludique, tandis que l’autre prédit une rencontre amoureuse, alors qu’il s’agit d’une démarche morbide et d’un rendez-vous avec la mort. Suivant la structure classique de la « nouvelle-histoire » selon la classification de Michel Viegnes (2013), le titre et l’incipit préparent la surprise de la chute.

 

Lors de la promenade depuis le pavillon de sa vieille mère veuve jusqu’en haut de la colline, puis lors de la redescente aboutissant à l’imitation de l’accident d’Anne, Antoine revit ses souvenirs : les parties de chasse de son enfance avec son père dans la montagne, sa timidité au temps du lycée, mais surtout et avant tout, sa relation avec Anne. Sur l’état actuel d’Antoine, le texte nous apprend qu’il roule avec une vieille Ford noire et puissante et que, sensible aux manifestations directes et indirectes de la mort, les cheveux blancs de sa mère, chez qui il ne vit plus, le mettent mal à l’aise. Il voit sa mère sans s’arrêter ou lui adresser la parole en sortant la voiture du garage de celle-ci. En accord avec la « gravité » de son projet d’aller rejoindre Anne, Antoine a revêtu un complet, habit plus solennel qu’approprié pour les circonstances : la chaleur du soleil ardent sur la colline lui fait ôter la veste, tandis que son pantalon se déchire sur les épines des buissons du haut plateau qu’il parcourt à pied.

 

À l’instar des noms des autres protagonistes du recueil, tels Martine, Christine ou David, le nom d’Antoine puise ses racines dans l’Antiquité, où le consul et triumvir romain Marc Antoine suit son épouse Cléopâtre dans la mort en l’an 30 av. J-C. Le fait divers se transforme en tragédie solaire à l’antique dans un paysage méditerranéen.

 

Hanté par « la peur qui est en lui, et qui se répand au-dehors » (p. 146), Antoine ne tient plus en place, changeant d’hôtel tous les soirs, mais « rien n’y fait » (p. 146). La maison maternelle, l’espace protégé par excellence, lui inspire davantage d’angoisse encore, et il y est incapable même de s’asseoir pour manger. Dans une dernière tentative d’échapper aux souvenirs douloureux, il remonte au seul endroit où l’ombre d’Anne ne plane pas, le plateau dominant la ville, lieu de rencontre pour les jeunes gens de la ville. Ce « paysage sexuel » (p. 144) est d’un temps où il ne connaissait pas encore Anne. Malgré la douceur et la légèreté de l’air appréciables par ceux qui peuvent s’arrêter, pour ceux qui peuvent s’allonger sur le tapis d’aiguilles de pin et respirer en regardant le ciel bleu, Antoine ne peut se détendre : il discerne l’odeur d’Anne – son souvenir est évoqué à chaque instant. Sensible aux odeurs, aux couleurs, à la lumière, Antoine partage son hyperesthésie avec bien d’autres personnages le cléziens.

 

Pour garder pur le souvenir de son père décédé, qu’enfant, Antoine accompagnait à la chasse dans la montagne, il fait un parallèle entre ce plateau élevé, « plein de haine et de violence » (p. 145), et la montagne de son enfance, « la lande sur laquelle marche le vieil homme avec son fusil à double canon » (p. 145), et où il ne retourne plus depuis la mort de ce dernier. Dans son esprit, les deux lieux – le plateau élevé et la montagne de son enfance – qu’il connaît à fond pour y avoir passé beaucoup de temps sont « âpre[s] et solitaire[s] » (p. 145), mais plus important encore, Anne y est absente.

 

La lumière est comme un regard qui scrute avec insistance. Tout ce qui est nécessaire pour une fusion libératrice avec le paysage, d’une extase matérielle, y est : le pays plat, la proximité du soleil, la solitude, l’éblouissement, le silence, mais l’absence d’Anne a définitivement creusé un vide en Antoine : le ciel devient aveuglant, le silence oppressant. Pris de vertige, il ne parvient pas à oublier sa bien-aimée. Anne, qui aimait la mer, ne partageait pas la prédilection d’Antoine pour la montagne. Le vertige de ce dernier s’apaise quand il pense à la mer, l’espace où Anne l’attend. Dans les dernières pages de la nouvelle, la tension narrative s’accroit dans une présentation alternée de la voiture d’Anne et de celle d’Antoine qui s’élancent et se confondent vers leur destinée fatidique. En descendant la route vers la mer, en pleurs, Antoine sent la présence d’Anne, et ayant surmonté la peur face à la mort, il reproduit intentionnellement l’accident de sa bien-aimée en fonçant à grande vitesse sur l’aménagement provisoire de la barrière à l’endroit où la voiture d’Anne est tombée dans la mer un an plus tôt jour pour jour ; quand éblouie, elle a dérapé dans un virage. Dans un fort effet d’hypotypose, les gestes et les pensées d’Anne, toujours présente dans l’esprit d’Antoine, sont évoqués au présent : « C’est cela qu’Anne aime par-dessus tout […] » (p. 147) ; « elle tient serrée très fort la main de l’homme qu’elle aime » (p. 148).

 

Au demeurant, Antoine est un jeune homme qui, n’ayant pu surmonter la disparition de sa bien-aimée après la mort de celle-ci, cherche délibérément la mort afin de pouvoir la rejoindre. Elle l’attend et l’appelle depuis un Ailleurs mythique.

 

 

Fredrik Westerlund

(2024)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

ARRIENS, Astrid, J.M.G Le Clézio als Erzähler moderner Mythennovellen. Thèse de doctorat soutenue à Christian Albrechts-Universität, Kiel, 1992 ; BORGOMANO, Madeleine, « Le Voleur comme figure intertextuelle dans l’œuvre de J. M. G. Le Clézio », in J. M. G. Le Clézio, coord. Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault, P.U. de Versailles, Éditions du Temps, 2004, p. 19–30 ; COENEN-MENNEMEIER, Brigitta, « Kind und Kosmos: J.M.G. Le Clézio als Geschichtenerzahler » in Die Neueren Sprachen 83 : 2, April 1984, p. 122–145 ; GLAZOU, Joël, La Ronde et autres faits divers, J.M.G. Le Clézio, Parcours de lecture, Paris, Éditions Bertrand Lacoste, 2001 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., La Ronde et autres faits divers, Gallimard, Paris, 1982 ; LE CLÉZIO, Marguerite, « J.M.G. Le Clézio : La Ronde et autres faits divers » in French Review vol 56 no. 4, mars 1983, p. 667–668. MAURY, Pierre, « Le Clézio : Retour aux origines. » Entretien in Le Magazine littéraire 230, mai 1986, p. 92–97 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 ; VIEGNES, Michel, « Degrés de narrativité dans La Fièvre », Roman 20-50, n°55, ​​ J.M.G. Le Clézio, La Fièvre, Printemps et autres saisons, Histoire du pied et autres fantaisies, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, juin 2013. p. 9-16.

 

TERRA AMATA

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
26 juin 2024
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

« Ce que j’admire le plus chez un écrivain ? Qu’il manie des forces qui ne l’emportent pas, alors qu’il paraît sur le point d’être détruit par elles. Qu’il s’empare de ce défi et en dissolve sa résistance. Qu’il détruise le langage et qu’il crée le langage. » (De Cortanze 2002, par. 2). Ces mots du poète et essayiste cubain José Lezama Lima, Jean-Marie Gustave Le Clézio a souhaité les apprendre par cœur. C’est en effet ce qu’il aurait déclaré en 2001 à l’écrivain et critique littéraire Gérard de Cortanze, auquel il a accordé une série d’entretiens pour Le Magazine littéraire, alors que le critique venait de lui offrir l’essai de sa plume dans lequel se trouvent inscrites ces lignes.

 

Ces phrases, comme le remarque Gérard de Cortanze, nous disent beaucoup de l’entreprise littéraire de J.-M. G. Le Clézio, et du mouvement perpétuel de création et de destruction qui s’y joue. Bien que relevée près de quarante années après la rédaction du premier roman de l’auteur, Le Procès-verbal (1963), et alors que l’écrivain a renoué avec une veine narrative plus traditionnelle, cette proposition entre en résonnance parfaite avec l’œuvre première de Le Clézio, avec ces textes étonnants qu’il qualifie lui-même de « livre[s] d’adolescent », (De Cortanze 2002, par. 78) et tout particulièrement avec L’Extase matérielle et Terra amata, publiés en 1967. Deux textes d’« insomniaque », deux réflexions sur le vide et le plein, sur la violence universelle et sa douloureuse acceptation par l’homme, qui expriment, le premier sous la forme d’un essai poétique, le second en explorant la voie du roman – du Nouveau roman ? – l’angoisse de devoir être, le « sentiment d’agression permanent » (Lhoste 1971, p. 30), le désir d’« oublier qu’on est là » (Lhoste 1971, p. 93), et, surtout, l’impossibilité de la fuite : « On ne s’échappe pas. On ne s’en va jamais. Sans cesse, venant de partout à la fois, on est accablé par les coups de la beauté […] [qui] vient doucement, sans pitié, vous arracher pour vous replonger dans le tourbillon vivant. » (Terra amata 1967, p. 19)

 

« Le tourbillon vivant »

 

Terra amata a peut-être la forme de ce « tourbillon » que l’auteur entend explorer. Constitué de vingt-trois chapitres dont les titres forment un poème en vers libres – retranscrit à la clôture du vingt-deuxième chapitre (Ta, p. 261-262), l’œuvre retrace la vie d’un homme, Chancelade, de ses quatre ans à son enterrement. Pourtant, cette linéarité structurelle n’est probablement qu’un garde-fou, qu’une ligne de vie tendue au narrateur pour lui permettre de s’avancer toujours plus profondément dans les voies de la description hallucinée, sans perdre complètement pied. Car, ce que l’on retient du roman, bien plus que sa diégèse, c’est sa dimension vertigineuse, ce sont les longues énumérations sensibles de motifs répétés et de variations : énumérations d’éléments naturels, d’insectes et de lézards, de sensations agréables ou douloureuses, de massacres et de destructions, de désirs et de peurs. Nous retrouvons ici un principe d’écriture caractéristique de l’entreprise leclézienne, particulièrement présent dans les premières œuvres de l’auteur, comme Le Déluge (1966) et La Guerre (1970). Le personnage, Chancelade, est pris au piège du tourbillon. Placé au centre de ce mouvement centripète qui s’est ouvert avant lui et qui, au fur et à mesure que le livre s’approche de sa fin, se resserre autour de lui, le jeune homme va devoir vivre son existence sans trouver « l’immobilité » (Ta, p. 87) durable à laquelle il aspire.

 

 Cependant, le personnage n’est pas immédiatement présenté. L’invention d’un « Prologue », d’abord, met en suspens son arrivée, pour mieux placer le roman sous le signe du vortex et de l’instabilité. En effet, dès ce « Prologue », l’auteur s’interroge, non sans humour, à propos de toutes les raisons qui auraient pu arrêter le choix du lecteur sur ce roman précis, imagine toutes les situations dans lesquelles le lecteur s’installe pour lire, au hasard, ou, au contraire, abandonne sa lecture. Mais l’auteur ne parvient jamais à retenir les motifs qu’il invente, et tente de relancer sa propre parole au moyen de répétitions, d’anaphores, de variations, et finit par conclure : « Le livre est là, comme un objet au milieu de la vie, pas plus lisible ni plus durable que ce qui vous entoure. […] Qu’importe qu’il y ait eu quelqu’un pour écrire, et quelqu’un pour lire ? » (Ta, p. 12)

 

Ainsi, l’œuvre, pourtant inscrite sur le papier, est paradoxalement placée sous le sceau de l’éphémère et du mouvant, prise dans une tension entre le besoin de voir apparaître des motifs, et l’impossibilité de laisser une trace véritablement durable. Mais, après tout, cette question de la trace n’était-elle pas déjà annoncée par le titre même de l’œuvre ? Rappelons que celle-ci porte pour titre le nom d’un site préhistorique niçois qui vient d’être découvert lorsque J.-M. G. Le Clézio la rédige. On imagine la fascination qu’a pu éprouver le romancier du Procès-verbal et de ses visions d’incendies apocalyptiques, devant la mise au jour d’un tel lieu : le site, daté de 400 000 ans avant notre ère, est connu pour présenter l’un des plus anciens foyers européens, manifestation certaine d’une domestication du feu dans la zone. On peut alors supposer que c’est cette découverte récente qui a offert au roman son cadre spatial. En effet, la diégèse s’ouvre sur la description d’un paysage anonyme et désolé, dont nous retrouverons la saveur provençale lors des différentes promenades de Chancelade : « C’était une étendue de terre et de pierrailles sèches, avec quelques montagnes, quelques collines, et, de l’autre côté, le grand plateau de la mer […] où des milliers de femmes et d’hommes étaient nés, puis étaient morts […]. » (Ta, p. 13) Et, comme toujours chez Le Clézio, l’ensemble de l’action se déroule sous le regard inflexible du soleil ce « monstre sans pitié qui cherche à détruire le monde. » (Ta, p. 15)

 

Au personnage, alors d’exister au sein de cet univers aride, ou plutôt de le fouiller à son tour, passant inlassablement en revue toutes les reliques de la nature et de notre civilisation, listant, cartographiant tout ce qui se présente aux sens, sans jamais pouvoir s’arrêter. Archéologue symbolique, rien ne lui échappe : il constitue à proprement parler – et c’est là tout son drame – l’œil de ce cyclone. Hypersensible et incapable de perdre totalement conscience, il se trouve condamné à l’existence, et nous retrouvons ici le projet affirmé de l’auteur de L’Extase matérielle : « Je voudrais dire ce qu’il y a de possible drame dans chaque morceau de chair, dans chaque geste, dans chaque sensation et parole. La fatalité d’être vivant, sur terre, sorti du néant, jeté dans le chaos brutal et fanatique de l’existence. » (L’Extase matérielle 1967, p. 38)

 

Jeté dans le vortex et identifié par son seul nom de famille, n’existant qu’au-travers des « coups de poignards » (Ta, p. 32) de ses sensations et ne cherchant pas la compagnie des hommes – seule celle d’une femme comptera –, Chancelade est le digne représentant de l’Adam Pollo du Procès-verbal, tout aussi cruel mais moins antipathique que ce dernier. Comme lui, il se promènera sur la plage, notant toutes les odeurs, la violence de la lumière reflétée par les objets, le poids du soleil sur la peau. Comme lui, il cherchera à connaître ces moments d’extase, censés réconcilier l’homme et le monde, en le faisant disparaître dans le chaos universel. Pourtant, comme lui encore, il éprouvera l’inconvénient d’être né, et sera sans cesse rejeté au centre du vortex, allégorie de l’humanité qui ne connaît pas d’échappatoire à sa condition : « C’est comme s’il n’y avait partout que le silence, un silence atroce, cruel, dans lequel voyageraient lentement les bulles de bruits et de vie. Il n’y avait vraiment rien à espérer hors de ce lieu, de ce temps, de ce destin. […] Il fallait continuer l’aventure commencée un jour, sans le vouloir, dans la douleur du déchirement. » (Ta, p. 87)

 

Les métamorphoses de la langue

 

C’est bien le sentiment d’un enfermement inévitable et d’une instabilité essentielle qui impose la figure du tourbillon et donne au roman sa forme singulière. Et de cette labilité primordiale naît la nécessité d’une écriture particulièrement mobile. La voix narrative, d’une part, débute son récit hétérodiégétique à la première personne du singulier, avec une métalepse digne du narrateur de Jacques le fataliste et son maître, signalant une maîtrise totale de son discours et exhibant le geste créateur initial : « Je vais commencer par dire ce que c’était que ce paysage-là. » (Ta, p. 13) Mais le texte ne s’en tient pas à cette partition maîtrisée et la frontière entre diégèse et narration se trouve, comme dans Le Procès-verbal et Le Déluge, bien poreuse. En effet, la voix narrative semble régulièrement faire appel à une expérience personnelle de l’espace qu’elle invente, en utilisant tout au long du texte le pronom indéfini « on » et parfois le « vous », censés convier, à son corps défendant, le lecteur à partager ce qui est vécu, comme puisant dans une mémoire collective : « On avait gesticulé. On avait eu peur. Et cela n’était pas arrivé à un autre ; cela vous concernait. […] Quoi qu’il arrive, maintenant, quelle que soit l’issue de cette trop longue histoire, vous ne pouvez pas faire comme si ce n’était pas vous. […] Vous ne pouvez pas vous quitter. » (Ta, p. 33)

 

Ces métamorphoses de la voix, caractéristiques de l’écriture de J.-M. G. Le Clézio jusqu’aux années 1970, complexifient considérablement la compréhension du texte, et attirent l’attention sur le processus narratif autant que sur son contenu. Ces procédés d’écriture singulier ont parfois justifié des rapprochements entre l’œuvre le clézienne et l’entreprise du Nouveau roman, ainsi que le rappelle Michelle Labbé dans la première partie de sa thèse : Le Clézio, l’écart romanesque. Terra amata bien porteuse de ces expérimentations à portée métaréflexive. À ce titre, le lecteur repère aisément des anaphores récurrentes en « On pouvait », parfois placées en tête de chapitre, comme pour relancer le récit en rappelant les pouvoirs créateurs de la langue – surtout lorsque le chapitre qui précède s’est terminé sur une dissolution du personnage. C’est notamment le cas du chapitre « HEUREUX », qui finit par donner à voir l’extension merveilleuse du corps fusionné de Chancelade et de son amante à l’ensemble de la terre, au prix de la disparition du personnage, péril narratif s’il en est (« […] il n’y avait plus de Chancelade, plus de jeune femme aux cheveux blonds qui s’appelait Mina […]. » (Ta, p. 119)). Par chance, le chapitre suivant, « J’AI PARLÉ TOUS CES LANGAGES », relance la parole en envisageant toutes les manières de produire un message : « Il y avait tant de façons de dire ces choses-là sans parler. On pouvait faire un dessin, par exemple […]. On pouvait écrire une lettre, une longue lettre, pleine d’adjectifs et d’adverbes […]. On pouvait aussi aller au bord de la mer avec une bouteille vide […]. » (Ta, p. 121)

 

Menacée d’évanouissement, la langue de Terra amata s’essaie donc à la métamorphose, et ce jusqu’à risquer d’être incompréhensible. Puisque toutes les inventions sont possibles pour combler le vide, Le Clézio ne s’interdit aucune aventure typographique : aux coupures de journaux du Procès-verbal, aux pages de dictionnaire, aux mots alignés à la verticale et aux schémas du Déluge succèdent les variations de marges, les pages écrites en morse et celles décrivant factuellement une conversation en langue des signes de Terra amata. Il reste alors au lecteur le sentiment d’un enchaînement gratuit : seule la succession des titres de chapitres qui constituent le poème résumant la vie de Chancelade semble faire passer le temps. D’où la remarque d’Henda Ben Rhaïem, qui commente « l’aspect fragmentaire » du roman : « D’un épisode à l’autre, de chapitre en chapitre, la fragmentation s’annonce et se prononce selon des variantes, allant des blancs démarcatifs, de la juxtaposition de scènes mises bout à bout, d’effets de zoom, aux changements de voix en passant par les ruptures spatio-temporelles menant vers un constat presque évident : les liens de causalité demeurent très lâches d’un bout à l’autre de l’histoire. Le texte du roman n’évolue pas de façon linéaire mais par enlacement subtil de thèmes qui se répètent et s’enrichissent, fond sur lequel se détachent des motifs variés. » (Ben Rhaïem 2002, par. 9)

​​  

« Qu’il détruise le langage et qu’il crée le langage. »

 

​​  Variations, reprises, énumérations, métamorphoses, voilà autant de réactions de la langue face au péril du silence. C’est que, ce qui se donne à voir dans le roman, en même temps que l’aventure d’être de Chancelade désirant connaître l’extase matérielle, c’est bien le vertige d’une langue qui tente de parler à tout prix. Et pour cela, quel meilleur moyen que commenter la destruction perpétuelle de ce que l’on crée inlassablement ? C’est dans l’optique de cette lutte contre le vide que l’on peut comprendre l’attachement du narrateur aux images de déréliction et de pulvérisation. Chancelade a dû naître et « [voyager] toute sa vie pour arriver ici, en enfer, pour brûler avec les autres dans la fournaise hideuse et délectable […] » : les inventions lecléziennes ne voient le jour que pour être mieux détruites, pour que la plume hallucinée puisse mieux inscrire sur le papier le mouvement du « bloc de vie » face au silence, « le tourbillon extraordinaire qui emportait tout sur son passage. » (Ta, p. 150)

 

 Consciente de son inévitable disparition, la langue se saisit du gouffre qui s’offre à elle pour maintenir son mouvement : qu’elle s’élève ou qu’elle chute, pourvu qu’elle se meuve. Elle énumère longuement ses créations et se prend au vertige de son pouvoir, ne s’interrompant que lorsque bon lui semble – mais n’est-ce pas là le principe véritable de toute énumération ? – pour nous donner à sentir toute la maîtrise de sa production. Mais lorsqu’elle s’arrête, l’angoisse la saisit et elle se souvient que l’« on ne peut pas rester longtemps immobile », sans quoi « le monstre vide qui attendait cet instant » (EM, p. 160), le monstre de l’amuïssement, la prendrait. Il ne lui reste alors qu’à inventer dans l’autre sens, à écrire comme sur du papier buvard, et à donner le jour à des formes floues dont l’encre noire s’efface :

 

Lentement, éternellement, toutes les choses vaines montaient vers le ciel, dressant leurs pointes peu à peu dissoutes. Les reflets du monde étaient bus par le noir, les pensées des hommes ou des chevaux, les cris des perruches, les guerres, les cycles, les souffrances, les joies et les morts. Le ciel avait soif de vie et de lumière. Il suçait interminablement les saveurs de la terre, il menaçait, il exténuait de toute la puissance de son vertige. Toutes les lignes fuyaient vers lui, cherchant dans son espace le point de rencontre. Mais c’était toujours ailleurs. (Ta, 211)

 

 

Nathan Lesman-Théry

(2024)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BEN RHAÏEM, Henda. « L’aspect fragmentaire dans Terra amata de J.M.G. Le Clézio », in L’écriture fragmentaire : Théories et pratiques, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2002, p. 255-263 ; DE CORTANZE, Gérard, « J. M. G. Le Clézio : Une littérature de l’envahissement », Le Magazine littéraire n°362, 1er janvier 2002 ; LABBÉ, Michelle, Le Clézio, l’écart romanesque, Paris, L’Harmattan, Critiques Littéraires, 1999, p. 7-51 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, Terra amata, Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1967 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, L’Extase matérielle, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1967 ; LHOSTE, Pierre, Conversations avec J. M. G. Le Clézio, Paris, Mercure de France, 1971.

 

 

« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
26 juin 2024
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

« Il me semble que le bateau se dirige vers l’île » est la troisième nouvelle du recueil La Fièvre publié en 1965. Avec d’emblée un modalisateur d’incertitude, des articles définis sans aucun référent pour le lecteur, ce titre intrigue : de quel bateau s’agit-il, de quelle île ? Où se trouve le personnage-narrateur qui dit je et s’interroge sur la direction de l’embarcation : sur le continent où il regarde le bateau s’éloigner vers une île lointaine ? Sur l’île d’où il le voit s’approcher ? ​​ Est-ce l’expression d’une attente, d’un rêve d’ailleurs ? Le lecteur est d’ores et déjà « embarqué ». Deux pages plus loin toutefois, nous découvrons que cette phrase figurait dans un travail d’écolier portant sur la civilisation anglaise et ce titre, le plus long de toutes les nouvelles lecléziennes, réapparaîtra dans Bitna, sous le ciel de Séoul comme support d’exercices linguistiques pour des étudiants chargés de le transposer aux formes négatives, interrogatives et interro-négatives. (Le Clézio 2018, p. 133). Où se retrouvent l’effet de surprise, l’humour et cette complicité, ce jeu avec le lecteur déjà relevés par la critique (Salles 2006, p. 293. Le Procès-verbal, Abécédaire, 2024), l’auteur semant ainsi quelques indices pour s’assurer « [qu]’on continue de [le] suivre » (Le Clézio 1989, p. 57).

 

Dans le préambule du recueil, l’auteur déclare : « La poésie, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne. Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? Il ne reste plus que l’écriture, l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit avec minutie, avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance » (« La Fièvre », p. 8). Cette mise en cause des genres littéraires au profit de « l’écriture seule » est parfaitement illustrée par ce texte qui, dans la taxinomie établie par Michel Viegnes – nouvelle histoire, nouvelle-portrait, nouvelle-instant, nouvelle biographique, nouvelle monologue –, correspond à « la nouvelle anodale » dépourvue de toute mise en intrigue et dont « la temporalité purement horizontale [est] faite de juxtapositions de moments que nulle causalité précise ne met en relief » (2013, p. 14). De même, l’effet de chute vers lequel tend généralement le récit est dans cette nouvelle battu en brèche par l’ambiguïté de l’épilogue : l’énigmatique disparition du narrateur-personnage.  ​​ ​​​​ 

 

Une déambulation urbaine dans les années soixante

 

Placé dès l’incipit sous le signe de la marche, le texte raconte une déambulation urbaine, un jour d’automne, dans une ville qui n’est pas nommée, mais dont certains indices spatio-temporels permettent au lecteur de reconnaître le site de Nice dans les années soixante : des collines reliées à la ville par des escaliers, la végétation méditerranéenne (poivriers, mimosas), la place qui recouvre le fleuve sec, « le Paillon », une indication odonymique : « l’horlogerie-bijouterie Masséna », et pour l’époque, « le tout à un franc », « un magasin Singer » (p. 90), les marques de voitures « De Soto, Pontiac, Ondine, Citroën, Ford » (p. 93). Les codes de la description mimétique propre au réalisme se trouvent néanmoins subvertis par divers procédés, dont la présentation au mode de l’éventuel d’un itinéraire autre que celui emprunté par le personnage ou d’une vue en plongée qui ne correspond pas à la réalité de son « pouvoir voir » (Hamon 1981, p. 185). Ainsi le personnage-narrateur ne dit rien de la route entre sa rue et le quartier populaire où il se rend, mais imagine une descente vers la ville depuis les faubourgs sur les hauteurs : un parcours semblable à celui d’Adam Pollo quittant la villa sur la colline pour aller vers la plage et les gens « en-BAS » (1963, p. 19), voire à celui qui menait Nietzsche d’Èze-village à Èze-sur-mer ; un chemin qui conduit par des escaliers d’un lieu encore peu habité  – « champs velus », « vieux murs pourris », décharges sauvages au bord des talus, odeurs « pas encore mélangées », rares villas silencieuses gardées par des chiens – à un espace de plus en plus densément construit, peuplé et animé, « de plus en plus serré, de plus en plus ville » (p. 89), où le goudron et le sable remplacent la terre. Plus tard, à la tombée de la nuit quand s’allument les feux des réverbères, le personnage se projette à nouveau dans une perspective surplombante qui favoriserait une forme d’ubiquité et une entrée ludique dans le nombre et le divers par la rêverie : «  La ville se serait dessinée pour moi en relief et j’aurais pensé à toutes ces maisons et à toutes ces rues où la vie humaine était en action […] J’aurais joué à être ici, ou là, ou ailleurs en prenant à chaque fois une lumière comme point de repère » (p. 92). Pastiche de la stricte objectivité descriptive prônée par le Nouveau Roman, le personnage se voit croisant « vers la 223e marche » de l’escalier « une colonne de fourmis en exode » chassées par « la faim ou les insecticides » (p. 88). Dans le même esprit et préfigurant la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec, la description de la place se limite au simple recensement, sans aucune notation pittoresque, des magasins, objets et personnes qui s’y trouvent, reliés par le signe mathématique + (p. 90).

 

L’autre procédé qui permet de rompre avec la description réaliste est le glissement vers le fantastique quand, arrêté à un carrefour, poste d’observation privilégié d’où il est témoin d’un incident de la circulation, le narrateur assiste à la liquéfaction progressive du décor : glissement des voitures « sans bruit, sans heurts » sur une surface lisse « dans le genre d’un carton glacé », passage des piétons comme des ombres sur un miroir sans tain. « Tout çà était liquide » (p. 89). La perception morcelée, en gros plans, des visages et des corps des passants sous les lumières changeantes des néons produit également une impression d’inquiétante étrangeté :

 

L’éclairage variait ses angles, et c’étaient tantôt des yeux, avec de lourdes poches sous les paupières, tantôt des cheveux illuminés comme des auréoles, tantôt des mains, des jambes mouvantes, des vêtements devenant râpeux sous le la lumière du néon, des silhouettes grouillant dans l’ombre. (p. 92) ​​ 

 

Tous ces détails, ces scènes vues perdent ainsi leur fonction d’« effet de réel » (Barthes 1968). Tremplins de l’imaginaire, ils livrent les sensations paradoxales et la vision du monde d’un personnage hyperesthésique et décalé.  ​​ ​​ ​​ ​​ ​​​​ 

 

Un personnage-narrateur décalé

 

Le personnage qui, décrivant dans l’incipit sa façon de marcher, se compare à « une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de pattes fossilisées » (p. 87), signale d’entrée de jeu son inadaptation à la condition d’homo erectus qu’il juge « un petit peu ridicule » (ibid.). Personnage narrateur, il n’a pas de nom, le lecteur apprend seulement qu’il a été un étudiant créatif et original, mal compris de ses condisciples et de ses professeurs – ce qui pourrait le rapprocher de l’auteur si l’on en croit ce qu’écrit à ce propos Jean Onimus (1993 ) –, qu’il a publié une pièce ayant remporté un certain succès, ce qui le distingue de Jean-Marie Le Clézio, lequel, à l’exception de Pawana, n’a jamais écrit pour le théâtre. Homme jeune, il a gardé des traits d’enfance qui s’expriment dans ses jeux divers avec les boîtes de conserves traînant dans les rues ou lorsqu’il envisage d’emprunter son unique patin à une petite-fille après un dialogue cocasse sur l’existence ou non de « gauchers » du pied. Mal à l’aise avec les conventions sociales, il écoute le bavardage « insignifiant » de l’une de ses anciennes condisciples, s’efforçant, à l’instar de Nathalie Sarraute, de repérer « la sous-conversation », les failles et les déceptions, « le drame » caché sous le vernis de la réussite sociale. Un reste de « sur-moi » l’empêche d’avouer qu’il s’ennuie et il trouve un prétexte poli (un rendez-vous) pour mettre fin à l’échange qui le laisse désabusé sur la possibilité de communiquer avec ses semblables et le plonge à la tombée de la nuit dans une profonde mélancolie existentielle : « J’ai compris que le temps passait, que j’étais sur terre, et que je m’épuisais chaque jour davantage, sans espoir mais sans désespoir. J’ai compris que quand revient cycliquement l’automne, je ne suis plus rien. » (p. 98). Avec le sentiment de n’être pas à sa place dans ce cadre urbain policé : « qu’est-ce que je venais faire, moi, qu’est-ce que je pouvais bien venir faire au milieu de toutes ces choses, dans cette histoire ? » (p. 99), il s’adonne à des gestes bizarres qui choquent ses contemporains, tels ce parcours itératif autour de la même place qui cesse quand le manège intrigue les policiers, cette reptation sous les automobiles et les camions d’où il ressort les vêtements tachés de cambouis et déchirés, sous le regard étonné et désapprobateur des passants, ou encore le fait de graver avec un caillou « AXEIANAXAGORASEIRA » sur un banc public, allusion à un souvenir autobiographique signalé dans la préface à Nice cent ans (1997) et repris dans Révolutions (2003, p. 100 ).

 

L’Extase matérielle

 

Ce mal-être au cœur des villes parmi les hommes a pour corollaire l’hyperesthésie d’un personnage poreux au monde, apte à se fondre dans son environnement. On se souvient d’Adam Pollo qui « excit[an]t au paroxysme son sens mythologique » (1963, p. 76) s’identifiait au rat, à la lionne et fusionnait avec la matière (cf. Abécédaire Le Procès-verbal, 2023). Le héros de « Il me semble que le bateau se dirige vers l’île » connaît deux, voire trois, de ces expériences d’osmose avec ou d’absorption par le monde alentour, ces « extases matérielles » dont le concept sera analysé dans l’essai de 1967 qui porte ce titre. Images, synesthésies, perceptions cénesthésiques se mêlent pout traduire les changements d’état d’un personnage criblé de sensations. Happé par la lumière d’un soleil blanc d’hiver, il s’éprouve successivement vivant et hors sol, « ondulant » puis « bu par l’espace », étiré vers le ciel tel un axis mundi, dans un mouvement ascensionnel irrésistible qui déforme sa vision des êtres et des choses de la terre et lui procure une sensation d’élargissement : « Ma chair était cimentée, sur ce relief du monde, et je la sentais bouger et croître, toute craquante, étirée, paresseuse, vers ce soleil, dans le genre d’un eucalyptus. C’était la liberté ou quelque chose comme ça. » (p. 91). Il ne redeviendra humain, « petit et anonyme » (ibid.), qu’avec la disparition de la lumière. Comment ne pas songer aux métamorphoses d’Alice aux pays des merveilles, une œuvre chère à J.M.G. Le Clézio, tantôt géante tantôt lilliputienne ?

 

Plus tard sur un parking désert, la rumeur des rues, répercutée par les voitures à l’arrêt et qu’un zeugma présente comme « une musique pleine de cambouis et d’éloignement » (p. 93), provoque son « devenir », au sens deleuzien du concept, « voiture », « machine », « d’occasion », est-il précisé avec humour. Attentif au durcissement de son enveloppe corporelle, à « la mécanique dansante » (ibid.) de ses organes apparentés à des » « pistons », des « bielles », une « culasse », il perd tout libre-arbitre et « pris pas le mouvement et l’automation », se heurte aux forces hostiles des automobiles qui l’encerclent, tel un rat nouvellement introduit dans une colonie : « Je butais contre les pare-chocs chromés, j’étais fusillé par les faisceaux des phares, étalé, écrasé sur le sol par des paires de roues qui passaient sur moi et dessinaient les motifs de leurs pneus sur ma peau. » (ibid.). Ce dérèglement des perceptions, voire des sens, relie le texte à la problématique du recueil dont « La Fièvre » est la nouvelle éponyme, « ces neuf histoires de petites folies » (p. 8), et justifie le lien établi par Jean-Louis Bory avec « la fabuleuse aventure du Bateau ivre » (1965, p. 25). Notons qu’au cours de ses études, le narrateur-personnage avait rédigé sur le poème de Rimbaud un « essai » aux « idées un peu trop originales » (p. 97) pour ses collègues et ses professeurs, mais annonciateur de sa vocation littéraire.

 

L’aptitude à l’extase pourrait-elle éclairer l’énigme de l’épilogue ? L’itinéraire du personnage, qui s’arrête dans une zone glauque, « sur le lit desséché de la rivière » (p. 99) où se rassemblent les clochards, s’apparente au mouvement de la vie tel qu’il est présenté dans « L’Homme qui marche » : « cette descente continue vers le néant » (1965, p. 124), le narrateur affirmant venir « revoir tous les soirs, du haut de la balustrade […] l’endroit où [il] a disparu » (ibid.). De quelle disparition s’agit-il ? Michel Viegnes propose deux lectures pour cet excipit : la première, d’ordre fantastique, ferait de ce texte le récit posthume de sa dernière journée par le spectre du personnage, dont la mort physique est rendue vraisemblable par le fait d’avoir sciemment bu dans une flaque d’eau croupie ; la seconde suggèrerait plutôt la « mort sociale » de celui qui renonce à la gloire, aux vanités de ce monde et choisit la marginalité (2013, p. 16), un choix de vie qu’annonçait le poème de son frère : « Je prends le train demain/ pour la capitale des cloques » (cloque pouvant être la prononciation régionale, picarde par exemple, de cloche qui désigne le clochard en argot) (ibid.). Ne pourrait-on y adjoindre l’hypothèse d’une expérience temporaire de sortie de l’âme hors du corps de type chamanique ou d’un épisode de dissociation, de dé-corporation associé à certains troubles de l’identité : un accès de « petite folie », en somme ? ​​ 

 

Marina Salles

(2024)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ​​ 

 

Abécédaire Le Procès-verbal, Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio n°16, Caen, Traverses, 2023 ; ​​ BARTHES, Roland, « L’Effet de réel », Communications, n°11, 1968, p. 84-89 ; BORY, Jean-Louis, « Neuf bateaux ivres : La Fièvre », Le Nouvel Obs, 25 mars 1965, p. 24-25 ; ​​ HAMON, Philippe, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1985 ; LE CLÉZIO, J.M.G., Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963 ; « Il me semble que le bateau se dirige vers l’île », La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965, p. 87-99 ; « L’Homme qui marche », La Fièvre, op.cit., p. 107-131 ; L’Extase matérielle, ​​ Paris, Gallimard, 1967 ; Le Livre des fuites, Paris, Gallimard, 1969, « L’Imaginaire », 1989 ; ​​ « Nice port de mer », préface à ​​ Jean-Paul POTRON, Paul ISOART, 1860-1960  Nice cent ans, Nice, Éditions Gilletta, 1997 ; Révolutions, ​​ Paris, Gallimard, 2004 ; Bitna, sous le ciel de Séoul, Paris, Stock, 2018 ; MARMIN, Madeleine, ​​ « Roman–écriture tragique », Lettres françaises, n°5, octobre 1965, p. 101-106 ; ONIMUS, ​​ Jean, Pour lire Le Clézio, Paris, PUF, 1994 ; PEREC, Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Le Pourrissement des sociétés, Paris, UGE, col. 10/18, 1975, p. 59-108 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, PUR, 2006 ; SARRAUTE, Nathalie, Tropismes, Paris, Éditions de Minuit, 1957 ; VIEGNES, Michel, « Degrés de narrativité dans La Fièvre », Roman 20-50, n°55, ​​ J.M.G. Le Clézio, La Fièvre, Printemps et autres saisons, Histoire du pied et autres fantaisies, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, juin 2013. p. 9-16.

 

 

 

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« ARBRE YAMA (L’) »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
26 juin 2024
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Comportant une trentaine de pages, ce récit est extrait du recueil de dix nouvelles intitulé Histoire du pied et autres fantaisies (2011). Sa qualification, « fantaisies », ne devrait pas renvoyer aux « divertissantes originalités » ni aux « joyeuses et capricieuses extravagances » (Pivot), elle est plus proche du terme fantasy en anglais « qui désigne le travail original de l’imagination, libre de créer sans contraintes et d’adopter des points de vue incongrus » (Dumontet). Elle peut aussi désigner « une forme musicale librement écrite » (ibid.) ; le recueil parcourt en effet la large gamme de tonalités littéraires. Celle de « L’arbre Yama » est sombre. Le récit oscille sur fond lugubre de guerre civile autour de la survie de Mari, une fillette du Liberia, et du rôle qu’y joue sa relation extraordinaire avec les êtres non humains représentés par l’éponyme baobab et une hyène. L’histoire fictive racontée par un narrateur hétérodiégétique se trouve encadrée par des événements réels et situe la nouvelle dans l’espace africain. Il convient de noter que ce n’est pas le premier ouvrage de Le Clézio qui soit nourri d’images d’Afrique. Il s’inscrit dans la lignée des récits tels que Désert (1980), Onitsha (1991), Gens de nuages (1997) ou L’Africain (2004).

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Le titre de la nouvelle renvoie aux deux acteurs de l’intrigue, ledit baobab et Yama qui avait caché dans l’arbre sa petite-fille orpheline, Mari, pour la protéger contre les soldats de Taylor lors du premier épisode de la guerre civile sur fond de trafic de diamants (1989-1993). Le texte s’ouvre sur un souvenir du temps jadis, sur une berceuse chantée par la grand-mère de Mari. Après sa mort, Mari est élevée par sa tante Kona et son oncle Abo au village de Kalango près de la frontière avec le Sierra Leone. Malgré sa peur initiale, elle aime aller rencontrer l’arbre salvateur, d’autant plus que les traces de la mémoire auditive de Mari relient métaphoriquement cet arbre à sa grand-mère protectrice (Yilmaz, 2018, p. 19). Elle « assimile la générosité et la compassion de sa grand-mère à celle de l’arbre qui a fourni son eau pour la nourrir depuis sa naissance » (Christensen 2013, p. 95). L’état de communion entre les deux êtres est décrit à l’aide de belles personnifications où l’arbre offre refuge à la manière des bras ou du ventre de la mère (Espejo 2022, p. 142). Il abrite aussi, à la manière d’une maison, l’âme de l’aïeule de Mari. Durant ses visites devenues rituelles, grâce à l’acte fusionnel avec l’arbre, Mari oublie le temps et peut enfin voir le monde sans menace (AY, p. 127). Pour cette raison, malgré l’interdiction que lui imposent Kona et Abo, inquiets pour elle, Mari ne peut s’empêcher de retourner à l’arbre poussant solitaire au milieu d’une savane sèche. Il s’agit pour elle d’un déplacement qui ressemble à un pèlerinage et qui remplit le vide créé par l’absence de l’affection maternelle (Yilmaz 2018, p. 25-26). Une vénération presque religieuse caractérise la description de la tendre relation entre la fillette et l’arbre, soulignée par les termes qui sont en rapport avec la pratique magico-religieuse (un rituel, saluer, accueillir, parler à voix basse, la paix, la lumière). Le mouvement vertical de la cime de l’arbre touchant le ciel et les nuages peut aussi connoter la valeur sacrée et céleste.

 

Quelques années plus tard, Mari est envoyée en ville pour parfaire son éducation. Devenue pensionnaire dans un collège catholique à Monrovia, au début, elle se sent solitaire, mais avec le temps, elle se fait une amie – une jeune et riche Libanaise Esmée, en quelque sorte orpheline comme Mari (après le divorce de ses parents, Esmée voyait rarement son père qui était souvent en voyage et jamais sa mère qui vivait au Liban avec un autre homme). Esmée invitait Mari à passer les jours de congé dans la belle villa de son père, vendeur des diamants et « photographe voyeur des violences perpétrées au cours des guerres civiles » (Salles 2022, p. 200). Elle y fête aussi son dix-septième anniversaire pendant l’été 2003. Le soir de l’anniversaire marque une nouvelle étape dans la vie de Mari qui devient alors une jeune femme et entre ainsi dans le monde des adultes.

 

 

Le contexte de guerre 

 

 

Cette fête met aussi fin à une période insoucieuse et voit les conflits de la deuxième guerre civile libérienne s’aggraver (la guerre a débuté au nord en 1999). Après l’apparition d’un groupe rebelle au sud du pays, il y a de nombreuses victimes civiles et des milliers de personnes sont déplacées de leur territoire. Toujours préoccupé par les injustices infligées aux plus vulnérables, l’écrivain qui a connu lui-même la Seconde Guerre mondiale dans son enfance, détaille les horreurs accomplies par les rebelles fanatiques et la terreur des enfants soumis à la violence de la guerre. Mari et Esmée n’ont pas réussi à s’enfuir de la zone guerrière malgré l’intervention des soldats des Nations unies. Les Noirs, comme Mari, étant discriminés, Esmée a décidé de rester avec son amie au lieu de partir seule en hélicoptère militaire. Poursuivies par des mercenaires redoutables, « seules contre le reste du monde » (AY, p. 145), les jeunes amies traversent le pays en guerre. Elles se dirigent vers l’espace familier pour Mari, son village natal, mais les dangers et les atrocités de la guerre les empêchent d’y rester. Les animaux rencontrés sur leur chemin ne sont pas moins menaçants : les deux fugitives doivent affronter les babouins, les cochons sauvages et les moustiques. Il est curieux de remarquer à ce propos que des vautours qui circulent au-dessus d’elles, haut dans le ciel, ne sont pas perçus péjorativement par Mari mais apparaissent pour elle comme de vrais « anges gardiens » (Salles 2022, p. 200).

 

 

Le lien avec la nature 

 

 

La vie sauvage s’avère porteuse de liberté et les filles trouvent leur refuge auprès de l’arbre Yama : « Ici la folie des hommes ne peut pas entrer, c’est loin de l’avidité des hommes pour le pouvoir, de leur soif de sang, de leur désir de diamants » (AY, p. 144). En raison de la peur des soldats et à cause des problèmes de santé d’Esmée, les deux filles doivent demeurer au creux de l’arbre. Se trouvent ainsi illustrés une admirable amitié, l’instinct de survie et le rôle bienfaiteur de la nature (Espejo 2022, p. 142). Mari fait alors preuve d’une sagesse ancestrale quand elle soigne son amie fragile : elle profite des propriétés médicinales de l’arbre, de ses feuilles et de l’ipomée rampant entres ses racines. La culture matriarcale et les connaissances traditionnelles transmises oralement par sa grand-mère (symbolisées par la berceuse du début du récit) l’aident donc à survivre en « puis[ant] en soi le courage de persévérer dans les pires conditions » (Christensen 2013, p. 95). Au niveau de la narration, reviennent des mots appartenant au registre religieux et des prières de protection, de salut et de sagesse suivent le glissement des deux filles à l’intérieur de l’arbre (AY, p. 144, 146). L’aspect divin de Yama demeure tel qu’il était depuis le début de l’histoire et son secret officialise, comme le dit Marina Salles, « l’amitié entre Mari et Esmée » (2014, p. 220). A l’instar d’autre arbres de l’œuvre leclézienne, il devient « le refuge et le centre préservé, quasi sacré, pour [cette] amitié » (Salles 2014, p. 220). Mais le contact de Mari avec l’arbre s’effectue aussi au niveau charnel, il est très sensoriel. La jeune femme fait de nouveau corps avec l’arbre : métaphoriquement et littéralement, elle a accès à un paysage vivant duquel émerge, d’une manière assez surnaturelle, un nouvel être portant secours : une hyène. Pour la décrire, l’écrivain se serait inspiré entre autres des photographies du Sud-Africain Pieter Hugo sur les hommes dompteurs de hyènes au Nigeria (Dumontet).

 

 

La dimension mythique du texte

 

L’hyène s’appelle Suluwo dans la langue mandinka, la langue de Yama, et fait office de veiller sur les deux adolescentes cachées dans l’arbre. Mal famée dans l’imaginaire collectif occidental, elle est la maîtresse puissante de la terre natale de Mari (AY, p. 150) qui protège Mari et Esmée des meurtiers : chaque soir, elle exerce « une sorte de danse rituelle » (Salles 2022, p. 154) autour de leur refuge et efface leurs traces avec « son odeur âcre et puissante » (AY, p. 149). Son intervention sauve les filles et, selon Salles, « oriente [le texte] du côté du mythe et de la pensée magique » (2022, p. 154) : « [s]on apparition à la lumière de lune, auréolée de poussière, confirme son caractère sacré » (2022, p. 155). Quand la guerre est finie, Mari et Esmée sortent de leur abri : après une longue période de détachement, elles ressemblent aux fantômes des victimes de la guerre (violées, massacrées et enterrées) mais sont finalement saines et libres. Pendant qu’Esmée ira voir son père parti d’Afrique pour toujours, Mari restera pour enseigner aux enfants de son pays dévasté à lire et à écrire, en incarnant ainsi « l’avenir positif de l’Afrique, celui qui rompra avec les séquelles de la colonisation et de l’esclavage » (Salles 2022, p. 155).

 

Bruno Thibault, étudiant ce texte dans l’optique de la force de caractère féminin dans l’adversité, met en valeur la dimension mythologique de la nouvelle : selon lui, ce récit ré-affirme la puissance du mythe (2013, p. 41). Tout d’abord, la marche des deux amies à travers la savane peut être vue comme « un retour aux sources et un voyage de l’autre côté » (Thibault ​​ 2013, p. 42). Ensuite, l’arbre gigantesque aux « racines plonge[a]nt dans la terre aux quatre directions du monde » (AY, p. 143), correspond à l’image archétypique de l’arbre ancestral décrit par Mircea Eliade (1979, p. 57-65). Puis, le temps passé au cœur de cet arbre (avec son entrée symbolisant un espace utérin), peut renvoyer « à l’enfance qu’accompagne un certain retour au sacré, lié aux croyances animistes » (Thibault 2013, p. 43). Et finalement, l’hyène, « venue de l’autre côté de la vie, couleur de nuit, taciturne, magique » (AY, p. 150), elle peut représenter « une puissance tutélaire et totémique » en tant que « l’envoyée de Yama » (AY, p. 149).

 

Cette nouvelle, dénonçant la cruelle et impitoyable réalité vécue par les deux amies, emprisonnées au centre de conflits armés (Espejo 2022, p. 129), met en avant aussi bien la condition de l’adolescente pendant la guerre que sa relation particulière avec l’environnement naturel. Dans une analyse écoféministe, Sandra Christensen cible l’interaction personnelle de la protagoniste avec la nature : vivant en pleine osmose avec elle, Mari identifie « la valeur intrinsèque de chaque élément dans l’environnement » (2013, p. 95). Cette profonde liaison, symbolisée surtout par l’arbre, renvoie aux origines ancestrales. On peut ajouter que « L’arbre Yama » répond entièrement à la démarche de Le Clézio-écrivain, qu’il expose dans un de ses entretiens récents : se servir des mots pour mettre ses mots au service d’une cause juste, par exemple « en faveur des déshérités que sont les personnes âgées et les enfants dans le cas des guerres, ou en faveur de la flore et de la faune qui sont notre maison » (2023/2024, p. 128). Le récit peut en effet être lu comme un hommage rendu aux enfants ayant la malchance de naître ou de vivre pendant les conflits militaires. Il réfère tristement la réalité du monde actuel où les actions destructrices des groupes radicaux divers (menées en vue d’intérêts économiques ou autres) menacent toujours la paix. Le respect de la jeune fille pour l’arbre et pour l’environnement naturel contraste avec la violence de ceux qui déclanchent les guerres : il est possible de déduire, à la lecture de ce texte, que le contact intime et sacré avec la nature apparaît comme notre unique refuge.

 

 

Natalia Nielipowicz

(2024)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ​​ 

CHRISTENSEN, Sandra, « Femmes d’Afrique, la voie(x) de la sagesse : une lecture écoféministe d’Onitsha et de L’Arbre Yama », in Marina SALLES et Eileen LOHKA (dir.), Voix de femmes, Les Cahiers J.-M. G. Le Clézio, no 6, 2013, p. 87-99 ; DUMONTET, Fabienne, « Le Clézio, chasseur d’instants », Le Monde des livres, 10 novembre 2011, en ligne : https://www.ledevoir.com/lire/341229/litterature-francaise-le-clezio-chasseur-d-instants (consulté le 11 février 2024) ; ELIADE, Mircea, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1979 [1952] ; ESPEJO, María José Sueza, « Témoignages lecléziens des tragédies du XXIe siècle : immigration et guerre dans les nouvelles Barsa ou Barsaq et L’arbre Yama », in María José Sueza ESPEJO et André-Alain MORELLO (dir.), Ecritures lecléziennes après 2008, Granada, Comares, 2022, p. 127-146 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., « L’Arbre Yama », in Histoire du pied et autres fantaisies, Paris, Gallimard, 2011, p. 121-153 ; « Je ne sais pas qui je suis », par Didier Jacob, in L’Obs, no 3090-3091, du 21 décembre 2023 au 3 janvier 2024, p. 128-130 ; PIVOT, Bernard, « Le Journal du Dimanche », en ligne : https://www.lejdd.fr/Chroniques/la-chronique-de-Bernard-Pivot-414749-3301139 (consulté le 18 février 2024) ; SALLES, Marina, « "Le vert paradis des [amitiés] enfantines"  : les enfants médiateurs de l’interculturel dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio », in ​​ J.M.G. Le Clézio. Explorateur des royaumes de l’enfance. Etudes réunies par Nicolas PIEN et Dominique LANNI, Editions Passage(s), 2014, p. 215- 232 ; SALLES, Marina, « Hyène », in Eric FOUGÈRE et Jean-Paul ENGÉLIBERT (dir.), Minorités silencieuses, Les Cahiers J.-M. G. Le Clézio, no 14, 2022, p. 153-155 ; « Vautour », in Eric FOUGÈRE et Jean-Paul ENGÉLIBERT (dir.), Minorités silencieuses, Les Cahiers J.-M. G. Le Clézio, no 14, 2022, p. 199-201 ; THIBAULT, Bruno, « Trois femmes puissantes. La vision de l’Afrique contemporaine dans Histoire du pied et autres fantaisies », Roman 20-50, n° 55, 2013/1, pp. 37-50, en ligne : file:///C:/Users/User/Downloads/R2050_055_0037.pdf (consulté le 18 mars 2024) ; YILMAZ, Çağatay, Analyse sémiotique de la nouvelle L'arbre Yama de J.M.G. Le Clézio, mémoire de maîtrise sous la dir. Nedret ÖZTOKAT KILIÇERİ, Université d’Istanbul, 2018, en ligne: file:///C:/Users/User/Downloads/524395-1.pdf (consulté le 18 février 2024).

 

 

EXTASE MATÉRIELLE (L’)

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
26 juin 2024
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

L’expérience de « l’extase matérielle » qui donne son titre à l’essai de J.-M.G. Le Clézio, publié en 1967, permet, par un dépassement de la conscience rationnelle au profit d’une conscience augmentée, de surmonter, en dehors de la foi religieuse, les dichotomies douloureuses et l’angoisse de sa finitude en acceptant que le moi s’efface pour se fondre dans « L’étendu » (EM, p. 58) de « la matrice originelle » (EM, p. 205).

 

Il faut tout d’abord définir la conception du matérialisme chez Le Clézio dans L’Extase matérielle (qui n’a rien à voir naturellement avec le sens courant et vulgaire du terme « matérialisme ») : « Le matérialisme leclézien inverse les hiérarchies idéalistes : l’éternité n’appartient pas à l’esprit, mais à la matière » (Salles 2006, p. 189). Contrairement à la pensée matérialiste cartésienne, Le Clézio postule l’indivisibilité de la matière et de l’esprit, et recherche l’Être, la transcendance non dans l’étendue immatérielle, mais dans « l’ici, [le] présent, [le] déployé » (EM, p. 132), immanents à la matière Une et éternelle, dont la mort et la vie ne sont que « des modalités sans importance, comme le végétal ou le minéral » (EM, p. 161). Ceci s’oppose aux dogmes des religions institutionnelles, les « grandes synthèses transhumaines » (EM, p. 132), dans une approche qui relie ce texte à la fois aux Présocratiques, aux philosophies orientales (le bouddhisme zen, la pensée taoïste, l’hindouisme) et à la science moderne. Il est à noter que ce matérialisme semble aller jusqu’à la négation de « l’existence de Dieu » (EM, p. 114). Ook Chung affirme : « Pour Le Clézio, la transcendance n’est que le renoncement à l’illusion anthropocentrique » (2001, p. 117). Ce « désir d’une relation nouvelle avec la matière » (Stendal-Boulos 1999, p. 149) est la forme que prend la contestation du jeune Le Clézio à l’encontre de la civilisation postmoderne, à l’instar du Nouveau Réalisme qui rompt avec les formes et les conceptions admises.

 

La conception de la matérialisation leclézienne dans l’espace du texte révèle « une sorte d’extase matérielle » (F, p. 7) dans laquelle le sujet narratif succombe en perdant l’équilibre de la raison sous l’assaut des sensations. Afin de démystifier sa « raison », la conception classique et livresque de la culture, Le Clézio reprend le mécanisme interne de la mentalité d’Adam Pollo (protagoniste de son premier roman Le Procès-verbal) qui encourage le protagoniste sur la voie de l’« extase matérialiste » (PV, p. 160).

 

Liée à la pensée taoïste, la réflexion de Le Clézio sur ces notions de matérialisme et d’extase matérielle aboutit à une volonté de ne pas se laisser corrompre par « le mensonge et l’artifice [qui sont] les fondements de notre vie sociale » (EM, p. 62), et dont le résultat est un nécessaire dualisme :

 

J’entends, par livre fidèle, un livre dans lequel le langage ne serait plus un mensonge destiné à m’aider à vivre, mais un outil grâce auquel je pourrais connaître la vérité. Non pas la vérité au sens que la métaphysique a donné à ce mot, mais la vérité que représente mon [plus] grand ajustement avec la réalité. Connaître la vérité, cela veut simplement dire pour moi savoir accorder la part nécessaire de réalité à sa propre vie, savoir s’ajuster au rythme de cette vie, connaître plus profondément chacune des impulsions qui nous mènent. (Borderie 1967, p. 12)

 

Ce « livre fidèle » ― L’Extase matérielle considéré comme « l’œuvre du silence » (EM, p. 199) ― oriente le lecteur vers « une mission de dévoilement » (Salles 2006, p. 184).

 

L’infiniment moyen

 

Dans L’Extase matérielle, le chapitre intitulé « l’infiniment moyen » est l’occasion pour le jeune auteur franco-mauricien d’aborder le sujet de l’humain rationnel qui « revient à la conscience » et « se résume à l’individualité » (EM, p. 64), d’explorer le monde réel dans lequel il a été jeté « par hasard » (EM, p. 43) : « [...] la pensée utile, l’infériorité de la culture comparée à la vie, le mécanisme de l’extase, la comédie sociale, la recherche d’un mode d’expression du monde, la critique du mensonge et de l’artifice loin de l’émotion, la condition humaine, le savoir, la communication, le silence… » (Roussel-Gillet 2011, p. 32), voire « la question délicate de l’engagement de l’artiste » qui sera complétée dans Diego et Frida de 1993 (Salles 2006, p. 101). L’écriture leclézienne témoigne toujours de l’intérêt de l’écrivain pour « l’infime » (Ben Salah Ben Ticha 2014, p. 14) ainsi que pour le « grouillement des molécules indestructibles » (EM, p. 222) liées à la micro-physique. Il existe dans l’écriture leclézienne « la main de la pensée » (EM, p. 199) qui permet à l’écrivain d’atteindre l’ataraxie : « Je suis un maniaque du repli sur soi » (EM, p. 43) grâce à la « Solitude fructueuse » (Le Clézio 1964, p. 267) que Le Clézio trouve dans les écrits de Henri Michaux. Le Clézio affirme, malgré tout la richesse de ce réel, la nécessité pour l’artiste de ne pas s’en détourner. Adina Balint observe que Le Clézio affirme avec conviction la nécessaire « adhésion au réel » (EM, p. 141) des artistes, dès ses premières œuvres dans les années 1960 (2016, p. 19).

 

L’Extase matérielle postule le paradoxe de la mort dans la vie et de la vie dans la mort. L’écrivain obsédé par l’ineffable déclare : « la mort n’est pas un autre monde, et [...] mourir c’est simplement passer d’une forme de vie à une autre » (Borderie 1967, p. 12). La citation contredit l’idée d’un dualisme irrémédiable en affirmant plutôt une continuité : « En allant vers le silence et la mort, je n’allais pas vers le néant. J’allais vers ce qui est plus plein que moi [...] vers ce qui est océan quand je n’étais que goutte » (EM, p. 206). Masao Suzuki remarque que la représentation de la mort chez Le Clézio « n’est plus l’anéantissement de l’être, ni l’antithèse de la vie » (2007, p. 58) : « La vie et la mort sont des formes qu’adopte la matière » (EM, p. 226). Avant la naissance, il y a le chaos, l’errance infinie des particules; la mort n’est pas le vide, le néant, ni la séparation de l’âme et du corps, mais le retour vers le silence de la matière, particules en mouvement. Entre ces deux phases d’indétermination, apparaît la vie humaine due à une succession de hasards minutieux, l’entrée dans « l’infiniment moyen » dont la tragédie naît de la conscience rationnelle des oppositions entre moi et non moi, être et néant, corps et esprit, blanc et noir… En lisant cet essai, lié à la méditation sur l’Être, à la rêverie de l’origine et de la fin, le lecteur aura surtout l’impression de se trouver devant plusieurs dilemmes issus de l’expression répétée de notions posées en dualisme irrémédiable. Par exemple, le fait que l’angoisse existentielle n’existe qu’inscrite dans la dualité entre vie et mort – ce que révèle aussi la composition de l’œuvre.

 

« L’extase », pour Le Clézio, provient du dépassement de ce type de dualisme conceptuel. Hors de « l’infiniment moyen », le sujet narratif fait l’éloge de l’indifférenciation dans le prologue « L’extase matérielle » : « Quand je n’étais pas né » (EM, p. 9), et dans l’épilogue « Le silence » : « Quand je serai mort » (EM, p. 189). L’extase leclézienne, c’est l’état dans lequel « Rien de moi n’avait apparu » (EM, p. 10), où « chaque chose était fidèle » (EM, p. 14); et où les choses, dans un amas conceptuellement indifférencié, bien que changeantes, restent elles-mêmes. Le narrateur assimile cette extase à un état de « silence » (EM, p. 11) ou encore de « chaos » (ibid.), qui mène à la plénitude par l’appartenance à « la matière totale qui ne s’efface pas » (EM, p. 196) et qui garantit que « [l]a mort n’est plus haïssable » (EM, p. 193). Juste avant l’épilogue, « le silence » représentant le retour au chaos d’origine selon la cosmologie leclézienne, la logique binaire est sur le point de disparaître de façon apocalyptique :

 

Quand tout est apparu blanc et noir, quand toutes les forces du bien et du mal ont été découvertes menant leur terrible lutte simultanée, il n’est plus possible d’effacer ce spectacle. Abandonner sa vérité en cet instant, ce serait s’abandonner soi-même, se perdre à jamais, quitter sa langue, et sa vie. Renoncer à la contradiction n’est pas possible, car ce serait renoncer à vivre. Ce drame, lorsqu’il a commencé, ne peut que s’achever : par la mort. (EM, p. 182)

 

Dans cet épilogue de retour à l’illogisme ressenti comme plaisir, l’ego s’efface pour revenir à « l’étendue de la matière totale » (EM, p. 192) : « Ce qui a été silencieux revient au silence » (EM, p. 210). « Les mots sont abolis, et tous les papiers sont devenus blancs » (EM, p. 184), c’est-à-dire que la logique inhérente à une société s’effondre. Le Clézio, dans L’Extase matérielle, semble ainsi partager la notion d’illogisme développée par Nietzsche : « Certainement par l’illogisme dont primitivement le domaine a dû être immense » (1993, p. 216). Quête d’« une sortie du Moi » ou d’« une rentrée dans un Soi plus englobant » (Chung 2001, p. 105, p. 105-106), l’extase ne connaît pas l’influence de la société. Il n’y a pas de langue pour l’exprimer. L’illogisme, ou le chaos originel est « impossible à [...] comprendre » (EM, p. 10). Il est un plaisir transcendantal, fruit de la disparition de toute logique, « dans l’enchevêtrement extraordinairement précis » (ibid.) des sensations.

 

La question du langage

 

L’Extase matérielle aborde également la question du langage. En 1965, Le Clézio saluait l’inscription de Sartre qui a accepté les limites que lui imposait son appartenance à la communauté des êtres humains et à une société qu’il désire transformer. Le langage, avec ses limites, produit de la société, est un outil qui nous permet de « rest[er] en adhésion avec l’extérieur » (EM, p. 25). C’est ainsi que la vie se soumet donc à une vision partagée par la société, vision selon laquelle « les mots sont faits de la même substance que la réalité » (EM, p. 37). L’Extase matérielle donne la parole à un sujet narratif qui anéantit les oppositions par la « [p]reuve du blanc par le noir » (EM, p. 114) et affirme : « Détruire le langage, c’est détruire la vie » (EM, p. 140) ; « il n’y a pas deux réalités. Il n’y a que celle que nous concevons par le service de la langue » (ibid.). Dans ce cadre, la recherche d’originalité par le langage paraît ridicule : « Toute littérature n’est que pastiche d’une autre littérature » (EM, p. 88).

 

Par rapport à ce « langage », la vision hindoue dans la pensée de Le Clézio est manifeste dans l’épigraphe de L’Extase matérielle, où l’écrivain cite la Mundaka Upanishad des Védas : « Deux oiseaux, compagnons inséparablement unis, résident sur un même arbre ; l’un mange le fruit doux de l’arbre, l’autre le regarde et ne mange point » (EM, p. 3). Cet exergue offre « une parfaite allégorie du dédoublement de la conscience de conscience » (Chung 2001, p. 110), duquel la personne humaine s’enrichit. Tandis que L’Extase matérielle aborde la question du langage qui sous-tend « la gémellité de l’être » (EM, p. 66) s’approchant de « l’aboutissement des connaissances suprêmes » (EM, p. 103), cet essai montre comment l’image du monde, perçue par le langage logique, communie avec une matière totale, de façon phénoménologique, afin d’aboutir à « un indicible bonheur à savoir tout ce qui en l’homme est exact » (EM, p. 72). Masao Suzuki note : « Ces considérations sur l’attitude de Le Clézio envers le langage nous paraissent mettre en relief sa quête de conscience qui aboutit nécessairement à l’anéantissement de la conscience » (2007, p. 55). Une conscience rationnelle se dégage et révèle ainsi la conscience suprême. Le Clézio s’emploie donc implicitement à dépasser le dernier aphorisme du Tractatus Logico-Philosophicus de Wittgenstein : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (1974, p. 188-189, notre traduction), et à manifester une figure de cet état de « silence ».

Il est intéressant de remarquer que le prologue de l’essai, « L’extase matérielle », précise cette figure de la transgression des dualités, par la présentation des particules indifférenciées en mouvement sous des formes colorées : « Dans ce noir, dans ce blanc, où tout se mélange, où tout glisse, où tout est croisé, il n’est plus possible de choisir et de distinguer » (EM, p. 14). Cette déclinaison du dualisme en couleurs procède de la pensée de Parménide bien connue et appréciée du jeune Le Clézio, même s’il avouait dans un entretien ne pas bien le comprendre (Chalon 1963, p. 3). L’Extase matérielle fourmille de références indirectes, cryptiques à Parménide. La première cosmogonie de l’auteur est tout à fait empreinte du fragment 9 de De la nature de Parménide. « Lumière » et « nuit » qui structurent les « opinions des mortels » chez Parménide se retrouvent sous la forme du « noir » et du « blanc » chez Le Clézio (Otani 2023, p. 18-22). Le Clézio fait aussi référence implicitement au fragment 5 de Parménide : « Toujours, il faut retourner à la plénitude obscure et dense » (EM, p. 13) en une matière totale. Il s’agit de la « Vérité » au sens de Parménide. Du point de vue de l’auteur, les pratiques des individus rationnels, au sein de la société compétitive, s’orientent inexorablement vers une recherche du gain sur un schéma dyadique. Cela pousse l’auteur à la réflexion sur cette logique binaire :

 

Blanc, noir, noir, blanc, je dominais, j’imaginais que je dominais. Mon orgueil allait jusqu’à croire que mon raisonnement avait raison contre la réalité. Tant cette subtile élaboration de l’imaginaire, du langage ― parfois même à la limite de l’onirisme ― était, semblait-il, mon bien incontestable. Je croyais pouvoir faire ce que je voulais des mots, de mes mots. (EM, p. 60)

 

Le narrateur de L’Extase matérielle, que l’on retrouve dans le prologue et l’épigraphe de l’œuvre, espère se rapprocher de la Vérité.

 

Avec L’Extase matérielle, le jeune Le Clézio a donc souhaité proposer plusieurs manières de dépasser les conceptions rationnelles dyadiques qui, selon lui, caractérisent la civilisation occidentale. Ses ouvrages ultérieurs s’imprègnent de cette idée : Terra amata (1967) embrasse l’idée selon laquelle « l’infiniment moyen » et la mort peuvent être perçus comme un retour à la matrice amorphe. En outre, L’Extase matérielle inclut de multiples aspects harmonieux d’un point de vue bio-sémiotique : « [...] ce désir de communier avec la plus grande matrice matérielle et bio-sémiotique correspond aux formes de spiritualité indigènes et orientales » (Moser 2023, p. 7, notre traduction). Cette bio-sémiotique, Le Clézio la destine à la compréhension des voix d’autrui qui « [r]enou[ent] avec la terre extatique » (EM, p. 91). Comme le présentent les analyses de Miriam Stendal-Boulos (1999, p. 149-183) ou de Marina Salles (2007, p. 234-238), L’Inconnu sur la terre (1978) peut mener enfin à l’achèvement de cette démarche bio-sémiotique ainsi qu’à une définition tout à fait fructueuse de l’« extase matérielle ». Éric Fougère, dans son article intitulé « De L’Extase matérielle à L’Inconnu sur la terre : Qu’y a-t-il de changé chez Le Clézio ? », observe que « Tout change avec L’Inconnu sur la terre, où l’extatique est corrigé par une exactitude à considérer le monde achevé dans sa beauté parfaite » (2016, p. 125). Cette vision de la matière qui aboutit à l’éternité renvoie à une aspiration au bonheur et à une possible communication entre soi et autrui déjà présente en filigrane dans le personnage d’Adam Pollo.

 

 

Kenichiro Otani

(2024)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BALINT, Adina, Le processus de création dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Leiden, Brill, 2016 ; BEN SALAH BEN TICHA, Thouraya, Le détail et l’infime dans l’œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Paris, L’Harmattan, 2014 ; BORDERIE, Roger, « Entretien avec J.M.G. Le Clézio », Les Lettres françaises, 27 avril-3 mai 1967, p. 11-12 ; CHALON, Jean, « J.M.G. Le Clézio, philosophe de 23 ans, avoue : “Je suis paresseux” », Le Figaro littéraire, 21-27 novembre 1963, p. 3 ; CHUNG, Ook, Le Clézio, une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001 ; FOUGÈRE, Éric « De L’Extase matérielle à L’Inconnu sur la terre : Qu’y a-t-il de changé chez Le Clézio ? », in Thierry LÉGER et Fredrik WESTERLUND (dir.), La violence dans les premières œuvres, Caen, Passage(s), coll. « Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio », numéro 9, 2016, p. 125-136 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963 ; « Sur Henri Michaux – Fragments », Les Cahiers du Sud, n° 380, 1964, p. 262-269 ; La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965 ; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, 1967 ; MOSER, Keith, « A Biosemiotic Reading of J.M.G. Le Clézio’s Fiction: (Re-)Envisioning the Complexity of Other-Than-Human Semiosis and Trans-Specific Communication », Green Letters, 5 avril 2023, https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14688417.2023.2199017 (consulté le 30 avril 2024) ; NIETZSCHE, Friedrich Wilhelm, Le Gai Savoir, traduit de l’allemand en français par Henri Albert, Paris, La Libraire Générale Française, 1993 ; OTANI, Kenichiro, « The Predilection for White and Black in Le Clézio’s Early Works », Journal of Comparative Literature and Aesthetics, vol. 46, n° 4, 2023, p. 12-24 ; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, J.M.G. Le Clézio : écrivain de l’incertitude, Paris, Ellipses, 2011 ; SALLES, Marina, Le Clézio : Notre contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006 ; Le Clézio, « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 ; STENDAL-BOULOS, Miriam, Chemins pour une approche poétique du monde : le roman selon J.M.G. Le Clézio, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 1999 ; SUZUKI, Masao, J.-M.G. Le Clézio : Évolution spirituelle et littéraire. Par-delà l’Occident moderne, Paris, L’Harmattan, 2007 ; WITTGENSTEIN, Ludwig, Tractatus Logico-Philosophicus, London, Routledge and Kegan Paul, 1974.

« FANTÔMES DANS LA RUE »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
19 juin 2023
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Avant d’être rééditée dans Avers. Des nouvelles des indésirables en 2023, la nouvelle « Fantômes dans la rue » a d’abord paru en juillet 2000 en supplément du magazine féminin Elle. Cet été-là, la rédaction d’Elle avait demandé à différents écrivains français de leur soumettre un texte susceptible de faire l’objet d’un fascicule à distribuer avec les livrées estivales. Sur une idée de sa fille Amy, Jean-Marie Gustave Le Clézio rédige alors ce texte narratif bref où se mélangent des descriptions réalistes, des dialogues captés sur le vif, à l’insu des protagonistes par un dispositif de surveillance en milieu urbain, et un imaginaire spectral quelque peu inquiétant.

 

Le Clézio est fasciné depuis ses débuts littéraires par les paradoxes existant entre la matérialité et l’indicible, entre la dure réalité sociale et le rêve ou les possibilités d’émancipation surnaturelle de l’esprit. Indigné par les injustices du monde capitaliste contemporain, l’écrivain est aussi habité par une pensée mystique maintes fois évoquée et commentée (cf. notamment Gambert 2015), qui s’exprime diversement à travers son œuvre. De nombreux personnages lecléziens portent en eux de vives tensions opposant leur condition sociale et matérielle à leurs aspirations intimes. Naja Naja dans Voyages de l’autre côté représente peut-être le point d’acmé des tentatives de l’écrivain en vue d’affranchir ses personnages des contraintes de la réalité tangible. Dans « Fantômes dans la rue », la narratrice (qui n’est pas nommée) possède des qualités qui l’apparentent à Naja Naja :

 

Elle est un souffle, un rêve, elle peut se glisser dans le corps d’un autre, ou bien disparaître en suivant les canalisations souterraines. Un soir elle est ici, le lendemain à mille kilomètres. Elle peut se faire invisible. Elle peut entrer dans le circuit des caméras secrètes qui épient la ville d’heure en heure, de rue en rue. (FR, s. p.)

 

Keith Moser (2011) a montré la filiation et les similarités entre plusieurs de ces personnages extraordinaires du corpus leclézien. Lalla dans Désert et Laïla dans Poisson d’or ont toutes deux cette capacité de s’invisibiliser à l’intérieur du monde urbain, à défaut de pouvoir s’en extraire. Arrachés à leur culture d’origine, ces personnages s’accrochent tant bien que mal aux valeurs et apprentissages qui leur ont été inculqués avant leur migration. Dans « Fantômes dans la rue », les personnages représentés sont également marginalisés, mais, pour la plupart, ils doivent affronter les difficultés matérielles et sociales qui se présentent à eux sans l’aide de cette précieuse mémoire issue d’une vie et d’une culture antérieures, qui fait la force des personnages susnommés. Seule Aminata évoque le souvenir de sa vie passée dans son pays d’origine, un pays d’Afrique, on ne sait lequel. « Fantômes dans la rue » est (entre autres) le récit d’immigrants de première et de deuxième générations égarés entre deux identités ; sans être devenus complètement Français, faute d’être intégrés convenablement à la société, ceux-ci ne sont plus exactement Africains ou Maghrébins, car les liens avec le lieu d’origine de leur famille et le mode de vie traditionnel de leurs aïeux ont été coupés. Décrivant des individus racisés, précarisés, sans domicile fixe, voire clochardisés, Le Clézio produit un émouvant portrait de groupe représentant ceux que Marina Salles appelle « les oubliés de la société de consommation » (Salles 2006, p. 308).

 

Dans « Fantômes dans la rue », l’auteur observe une certaine frange de la population urbaine à travers l’œil de la technique. Le texte est divisé en segments, et chacun de ces segments est organisé d’après le regard d’une caméra de surveillance positionnée dans la ville. Il s’agit de Paris, peu nommée, l’auteur lui préférant le nom de Babylone, ville de perdition dans la mythologie judéo-chrétienne. En mariant l’œil froid de la caméra à une écriture marquée par la sollicitude, l’écrivain exploite une technique narrative proprement intermédiale qui lui permet de produire un témoignage à la fois sensible et objectif sur les laissés-pour-compte des grandes villes contemporaines.

 

Un paradoxe se trouve au cœur du récit : il semble bien y avoir une âme derrière le regard froid de la caméra, une sorte de « fantôme dans la machine » (cf. Ryle 2005 [1949] ; Koestler 1967). La narratrice, à la fois fantôme et caméra, a des sentiments, des désirs, une mémoire. L’auteur lui prête l’identité d’une vieille femme qui se rappelle régulièrement son fiancé défunt, Vincent, mort dans la guerre d’Algérie en 1958. Elle s’éprend des individus qu’elle surveille et se désole du sort qui leur est réservé. Aminata, Renault et les Trois mousquetaires, Max, Miguel et Leticia, font partie de ceux qu’elle traque affectueusement. Sans son témoignage, personne ne porterait attention à eux. Et encore, se demande-t-elle : « Qui lira ma mémoire ? » (FR, s. p.). L’indécidabilité ontologique de la narratrice rend cette question hautement spéculative. Elle participe du caractère paradoxal et insolite du récit.

Il n’en demeure pas moins que le dispositif de vidéosurveillance, figuré de manière intermédiale par l’écriture littéraire dans cette nouvelle, fait apparaître des personnages ressortissant aux catégories d’individus généralement invisibilisés au sein de nos sociétés modernes. Cette technique narrative nous donne à comprendre les conditions d’existence particulièrement difficiles qui sont les leurs. Comme l’écrit Keith Moser : « A salient feature of Le Clézio’s literary project is giving a voice to those silenced by society, and opening the ears of the deaf who refuse to recognize the suffering of others » (Moser 2011, p. 731). [« Un trait saillant du projet littéraire de Le Clézio est de donner une voix à ceux que la société tait et d’ouvrir les oreilles des sourds qui refusent de reconnaître la souffrance des autres. » Nous traduisons.]

 

Qui sont les fantômes dans la rue qui donnent son titre à la nouvelle ? D’emblée, on pourrait penser qu’il s’agit de la narratrice, sorte de fantôme dans la machine qui hante les rues et le métro de Paris par l’intermédiaire des systèmes de vidéosurveillance. Les caméras installées dans la ville peuvent être vues comme autant de fantômes passant inaperçus auprès des usagers des espaces publics et commerciaux, qui n’en sont pas moins observés à leur insu. Une autre interprétation possible consisterait à faire des sujets humains de la surveillance les véritables fantômes en question. Capturés par l’image de surveillance, leurs faits et gestes font l’objet d’échanges symboliques non consentis : les images de surveillance ont des usages qui échappent à leurs sujets. Chacun des personnages de la nouvelle est pris dans une logique machinique qui le dépasse. À cet égard, ils sont semblables à ceux d’autres romans lecléziens où l’urbanité apparaît comme un facteur déterminant la psychologie et les comportements humains : Bea B. et Monsieur X dans La guerre ; la jeune fille Tranquilité et Machines dans Les Géants (cf. Levesque 2019). Tous ces personnages sont victimes d’une machine sociale qui les réduit à l’état de fantômes. Les conditions sociales des grands centres urbains où ils vivent les invisibilisent aux yeux de la majorité de leurs contemporains, qui, s’en remettant aveuglément aux technologies de vidéosurveillance, se déchargent dans la foulée de toute exigence de solidarité individuelle à leur égard. Il n’y a que la caméra leclézienne qui s’intéresse à eux.

 

À ce jour, « Fantômes dans la rue » a fait l’objet de très peu de commentaires. Keith Moser (2011) insiste sur l’identité fantomatique de la narratrice, tandis que Marina Salles (2007, 2021) s’est intéressée à l’identité des personnages décrits du point de vue de la vidéosurveillance. La force du premier est de souligner la filiation entre cette nouvelle et le reste du corpus leclézien et de fournir une analyse détaillée du statut ambigu de plusieurs personnages, qui contribuent à la part mystérieuse et problématique du récit. Quant aux seconds, ils rendent saillante la sensibilité sociologique de l’écrivain et mettent en lumière son sens de l’observation des conditions dans lesquelles vivent les habitants les plus démunis des grandes métropoles, et notamment du racisme dont ils font l’objet. Mentionnons aussi les innovations narratologiques exploitées par Le Clézio dans ce texte bref, qui s’inspirent des techniques et des logiques de vidéosurveillance contemporaines. Une éthique du témoignage proprement leclézienne s’en dégage (cf. Le Clézio 2008).

 

Enfin, les conditions éditoriales particulières de l’œuvre sont à prendre en considération. En effet, « Fantômes dans la rue » a d’abord été distribué sous forme de plaquette (48 pages) en supplément aux abonné·e·s du magazine féminin Elle. Cette modalité de diffusion constitue à la fois un choix judicieux eu égard au thème de la nouvelle et à sa visée (conscientiser les nantis sur la réalité des subalternes), et une opération éditoriale audacieuse, au risque de faire tomber le texte dans l’oubli (après sa première diffusion, le texte n’a plus circulé jusqu’à sa réédition, en 2023, dans le recueil Avers). La sensibilité dont fait preuve Le Clézio dans ce texte pour témoigner d’une réalité sociologique propre aux grands centres urbains rend d’autant plus intéressantes les conditions de publication particulières du texte dans sa version d’origine. L’œuvre donne à sentir l’exclusion et le mépris que vivent les personnes fugueuses, désemparées, immigrées ou sans-abri qu’elle met en scène. Elle donne à entendre ces personnes subalternes dont la voix est habituellement inaudible au sein de l’espace public. Mais encore faut-il savoir tendre l’oreille. Qui des lectrices de Elle ayant lu la « mémoire » de la caméra en aura tiré une expérience véritablement transformatrice ? Le texte jouit à présent d’une deuxième vie, tandis qu’un quart de siècle plus tard, les inégalités sociales décrites par l’écrivain persistent, sensiblement à l’identique.

 

 

Simon Levesque

(2023)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, « Fantômes dans la rue » (2000), in Avers. Des nouvelles des indésirables, Paris, Gallimard, 2023, version epub sans pagination fixe ; « Dans la forêt des paradoxes », conférence Nobel, 7 décembre 2008 ; GAMBERT, Justine, « Entretien avec J.M.G. Le Clézio » in O. Salazar-Ferrer & B. Martin (dir.), Cahiers J.-M. G. Le Clézio, 8, dossier « Le Clézio et la philosophie », Caen, Passage(s), 2015 [1999], p. 65-74 ; KOESTLER, Arthur, The Ghost in the Machine, Londres, Hutchinson, 1967 ; LEVESQUE, Simon, « Don de soi et servitude volontaire. Réflexion sur les implications éthiques et politiques de la ville intelligente et de la gouvernementalité algorithmique à partir des Géants de J.M.G. Le Clézio », in E. Caccamo et al. (dir.), De la ville intelligente à la ville intelligible, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. Cahiers du GERSE, 2019, p. 5572 ; MOSER, Keith, « J.M.G. Le Clézio’s Urban Phantoms and the Paradox of Invisibility », The Modern Language Review, 106 (3) : 724-733, 2011, https://muse.jhu.edu/pub/427/article/823538/pdf ; RYLE, Gilbert, La notion d’esprit : pour une critique des concepts mentaux, trad. Suzanne Stern-Gillet, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 2005 [1949] ; SALLES, Marina, Le Clézio « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007, p. 9, 24, 179-180, 296 ; « Sous le ciel de Paris », in M. Salles et al. (dir.), J.M.G. Le Clézio : Faire de l’ici, du présent, du déployé, notre vraie demeure, Caen, Passage(s), 2021, p. 125-146.

 

« ORLAMONDE »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
19 juin 2023
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

L’exergue de la nouvelle « Orlamonde », publiée en 1982 dans le recueil La Ronde et autres faits divers, annonce solennellement que « Toute ressemblance avec des événements ayant existé est impossible » : déclaration ironique puisqu’une partie des faits concernant la villa éponyme sont réels. Il existe bien une villa qui a porté ce nom quelque temps, sise au cap de Nice, entre mer et ciel, surplombant la Méditerranée et dominée par le Mont Boron. Comme toutes les nouvelles du recueil, « Orlamonde » s’inspire d’un fait divers transfiguré en récit poétique. ​​ 

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Histoire de la villa Orlamonde

 

En 1925, un émigré russe blanc, le comte de Milléant, rêvait de faire de la villa Castellamare qu’il venait d’acquérir la rivale du Casino de Monte Carlo, mais le projet échoua en raison de l’installation du Palais de la Méditerranée sur la Promenade des Anglais à Nice. Ruiné, le comte dut mettre en vente la villa inachevée. Rachetée en 1930, lors d’une vente aux enchères, par l’écrivain belge Maurice Maeterlinck pour son épouse Renée Dahon, actrice d’origine niçoise, elle s’appellera désormais « villa Orlamonde », du nom de la petite fée des Quinze chansons qui apparaît également dans l’opéra Ariane et Barbe bleue de Paul Dukas, dont Maeterlinck a écrit le livret. Luxueusement aménagée avec une terrasse ouverte sur la mer, une façade d’arcades en plein cintre rythmée par des pilastres à chapiteaux doriques, un hall de 200 m2 et même une salle de spectacle (cf. Balade à Nice, 2013, p. 147), elle devint l’un des centres de la vie mondaine niçoise, accueillant des personnalités comme Charlie Chaplin et Antoine de Saint-Exupéry. En 1939, à la déclaration de guerre, le couple fut contraint de s’exiler aux États-Unis. À leur retour en 1947, ils trouvèrent la villa squattée, saccagée, et durent la restaurer. Maurice Maeterlinck y mourut en 1949, Renée Dahon y séjournera jusqu’à son décès en 1969. La demeure fut alors à nouveau laissée à l’abandon et pillée. Le photographe niçois, Jean Rous, a réalisé un montage vidéo qui donne une idée à la fois de la beauté du site, du luxe passé du bâtiment et de l’ampleur du désastre. L’héritier ne pouvant assurer l’entretien de la propriété fit affaire avec une société immobilière qui la divisa en une vingtaine d’appartements commercialisés au début des années 1980. ​​ Augmenté du pavillon Mélisande, devenu palace de 1990 à 2008, puis racheté en 2012 par un milliardaire tchèque, le Palais Maeterlinck (alias Villa Orlamonde) avec sa façade maritime de six cents mètres et qui donne son nom à une partie de l’avenue Carnot est actuellement une résidence de très haut standing.

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La poésie des ruines

 

C’est cette période entre la décadence de la villa Orlamonde après le décès de sa propriétaire et sa destruction par les machines du promoteur que J.M.G. Le Clézio retient comme cadre temporel de sa nouvelle.

 

Il n’est pas impossible d’imaginer que l’auteur, qui n’habitait pas loin et aimait se promener sur le sentier littoral conduisant jusqu’à Villefranche-sur-mer (où il avait pu voir le bateau d’Eroll Flynn, modèle pour le Azzar), ait eu l’occasion de visiter cette demeure délabrée et d’y goûter la poésie des ruines. À Jean-Louis Ezine, il confiait au cours de leurs entretiens :

 

Je crois que beaucoup d’objets fabriqués par l’être humain - et c’est vrai pour les ruines de monuments - sont grandis par la destruction. Quand la nature les reprend, quand la rouille apparaît, que tout se tord, que ce qui était fait pour servir devient inutile, incompréhensible, il me semble que ces objets deviennent alors des sculptures, des statues. (J.M.G. Le Clézio, Ailleurs, Paris, Arlea, 1995, p. 86-87).

 

La villa de la nouvelle a gardé les caractéristiques de son architecture néoclassique d’inspiration florentine : « grande fenêtre en ogive », « murs », « arches », « vasque » de pierre, ​​ « portiques », « escaliers de marbre et de stucs », mais le temps et les vandales ont fait leur œuvre. Ne restent du « vieux théâtre abandonné » que les « décors écroulés », « les colonnades torsadées soutiennent les verrières brisées » et la fontaine de la vasque s’est « tarie » (p. 212). La nature a repris ses droits dans « les jardins suspendus » désormais « envahis par les chiendents et les acanthes » (p. 215), peuplés de chats errants comme l’était celui de la villa Aurore. La mention d’un théâtre est un clin d’œil au dramaturge auteur de Pelléas et Mélisande et à son épouse comédienne. « Le bruit étrange que fait le vent dans les structures métalliques, dans la grande salle vide » (p. 212), les échos des voix ou des sifflets qui résonnent, « le patio éclairé par une lueur de grotte » (ibidem) animent cet espace déserté d’une vie mystérieuse de « maison fantôme » (ibidem), de « château hanté » (p. 215) propice à développer la rêverie et l’imagination d’Annah, la fillette qui vient s’y réfugier presque chaque jour.

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Le poème de l’enfance blessée

Annah est une authentique héroïne leclézienne, forte, volontaire, aventureuse, elle n’hésite pas à gravir le mur de pierre « en s’aidant des crevasses et des moellons qui faisaient saillie » (p. 209) pour atteindre la fenêtre en haut des portiques d’où elle peut contempler la mer et le ciel, tandis que son ami Pierre qui, contrairement à elle ne peut vaincre son vertige, reste en bas et fait le guet. Comme Lullaby ou Daniel (« Celui qui n’avait jamais vu la mer »), elle manque l’école depuis trois mois et trouve dans la villa l’espace de solitude, de protection « hors-le-monde » dont elle a besoin : « c’était sa chambre, sa maison où personne ne pouvait venir » (p. 210). ​​ Elle se soustrait momentanément à un environnement hostile, à sa vie douloureuse, même si, brièveté de la nouvelle oblige, nous avons peu de renseignements biographiques à son sujet. Revenue depuis deux ans d’Afrique où son père est mort, elle est confrontée à la grave maladie de sa mère hospitalisée. Non qu’elle oublie tout à fait cette réalité. Comme l’écrit Jean-Marie Le Clézio dans Voyage à Rodrigues : « Comment oublier le monde ? […] ​​ Le monde est dans votre cœur alors, sa douleur vous réveille de votre rêve […] »  (p.132). Mais en ce lieu, elle met à distance « les gens et les choses de l’autre monde » (O, p. 210) pour entrer dans le temps de la sensation pure et du rêve.  ​​​​ 

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Orlamonde, cette « terrasse sur la mer » (Maeterlinck) située à vingt mètres au-dessus de la Méditerranée, répond à son désir d’élévation au sens que Baudelaire donnait à ce mot, poétiquement traduit par la comparaison avec « l’aire d’un oiseau de mer » (p. 209) ou le vol d’une mouette au-dessus des lieux de vie humaine : « les] rues de la ville qui gronde, les grandes maisons grises, les jardins humides, les écoles et les hôpitaux » (p. 210). Annah entre en communion avec le ciel, la mer et « la lumière magique de la Méditerranée ». (Le Clézio, 2022, p. 5). Elle regarde intensément à la surface de la mer « le chemin de feu sur lequel on glisse, on s’en va » (p. 214) », cette « route des reflets » que suivait déjà Naja Naja (Voyages de l’autre côté) et qui mène aux images du bonheur retrouvé : sa mère jeune, en pleine santé, « belle et heureuse » (p. 215). Annah s’imprègne de la beauté, de la pureté du site, de la chaleur pour les transmettre à sa mère alitée dans un geste d’amour oblatif, tout comme est oblatif son mensonge concernant ses absences à l’école qui arrache à la malade « un pâle sourire » (p. 215). D’un caractère entier, la jeune fille a noué avec Pierre, son camarade d’école, une amitié toute leclézienne (Salles, 2014), scellée par un serment solennel : Pierre a juré de ne jamais dire à personne où elle se réfugiait. Il la trahira néanmoins pour lui sauver la vie. Dans cette nouvelle, le mensonge n’est pas le « vilain défaut » des enfants, mais une marque d’amour.

La villa en ruines ouvre sur le mystère, sur l’autre côté de la rationalité. Une fois surmontée la peur que lui inspiraient ces grands espaces vides, sombres et sonores, Annah, ressent la présence bienveillante d’un « regard très doux » (p. 212) qui l’enveloppe et l’accompagne dans sa contemplation : « C’est le regard d’un vieil homme qu’elle ne connaît pas mais qui vit ici, dans ces ruines » (p. 215). Le fantôme de Maeterlinck dont les cendres ont été déposées dans une stèle de la villa et à qui Le Clézio rendrait un discret hommage ? Si J.M.G. Le Clézio ne mentionne jamais le nom de Maurice Maeterlinck, il est pourtant possible d’établir des liens entre ces écrivains tous deux nobélisés à un siècle d’intervalle. L’un et l’autre se sont intéressés au philosophe mystique flamand Ruysbroeck. Maeterlinck a traduit certaines de ses œuvres, dont Ornement des noces spirituelles et on se souvient que le héros du Procès-verbal a refusé de suivre son condisciple Sim Tweedsmuir, parce qu’il « ne voulait même pas entendre parler de Ruysbroek (sic), ou d’Occam » (Le Clézio, 1973, p. 292.) L’auteur du Procès-verbal connaissait-il les travaux d’entomologiste de l’écrivain belge et en particulier sa Vie des fourmis quand il prêtait à Adam Pollo le désir d’écrire un texte intitulé « Procès-verbal d’une catastrophe chez les fourmis » ? Quant à la quête féérique de l’oiseau bleu par deux enfants, Tlytyl et Mytyl, pour guérir une fillette malade, elle nous semble propre à séduire l’auteur des Voyages de l’autre côté et de Bitna, sous le ciel de Séoul.

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Le drame de la destruction

 

Le temps étale de l’enfance et de la rêverie, temps du « récit poétique » (Tadié, 1993), est toutefois brutalement interrompu par l’intervention des promoteurs immobiliers pour détruire le bâtiment. Un « Aujourd’hui » marque la rupture dans la tonalité et la temporalité du récit qui passe de l’imparfait sécant et itératif aux temps de la dramatisation : le présent de narration ou le futur immédiat, temps du progrès avec sa rage d’éradication de tout ce qui n’est pas source de profit. Avant même l’arrivée des machines, Annah a la prescience de l’imminence du drame, elle retrouve le temps douloureux de l’attente « [qui] passe lentement, quand il apporte la destruction » (p. 214) ; autour d’elle, le paysage s’est durci : mer « pareille à une plaque de fer », vent glacial qui « brouille ses yeux de larmes. » (p. 214).

 

Comme dans presque toutes les nouvelles du recueil, la mort rôde, à l’hôpital, autour d’Orlamonde et dans le cœur de l’adolescente qui envisage de disparaître avec « la maison qu’elle aimait » (p. 216). Concernant la villa, elle a ses adjuvants : les employés des promoteurs, les agents de « la guerre » au sens que Le Clézio donne à ce mot, celle des productions humaines contre tout ce qu’il y a de doux en l’homme. Ils ​​ arrivent avec leurs pancartes menaçantes, le « bruit de leurs bottes » (p. 213) de sinistre mémoire et leurs machines puissantes et infaillibles comme le sont généralement les machines dans l’univers leclézien (Salles, 2007, p. 98-113), « compresseurs, bulldozers » et cette « masse pesante [qui] cogne, aveuglément, s’acharne, fait tomber les murs, défonce les planchers, tord les structures métalliques […] (p. 216), recouvre le paysage d’un «  nuage gris » et d’une lumière d’apocalypse : ​​ « Ils vont tout détruire, peut-être, toute la terre, les rochers, les montagnes, et puis enfouir la mer et le ciel sous les décombres et la poussière. » (Ibidem).

 

La fillette ressent le fracas de la destruction à l’intérieur de son corps, l’expression enfantine de la plénitude « c’était bien » fait place à des sensations cénesthésiques d’une rare violence : ​​ à chaque coup de butoir contre les murs de la demeure « le corps de la petite fille tressaute et souffre », « les vibrations la poussent vers le vide » (Ibidem). ​​ L’effondrement de son refuge et la mort imminente de sa mère sonnent le glas de l’enfance pour Annah qui, comme cela se produit dans d’autres nouvelles du recueil dont les héros ne meurent pas (« La Grande vie », « Moloch »), doit retrouver le monde qu’elle fuyait. Avertis par Pierre, les ouvriers arrêtent brusquement le chantier, l’un d’eux vient chercher l’enfant, la recueille avec douceur et la confie au surveillant du collège qui la ramène en ville dans la voiture de police. L’ordre économique est sauf, la villa de Maeterlinck sera bien définitivement détruite pour laisser place à un palace sans âme ; la vie et le principe de réalité triomphent, laissant au cœur de la fillette le secret de cette rencontre poétique dont elle ne parlera à personne et, dans « ses yeux sombres », avec l’éclat du soleil, « la lumière qu’on n’éteint pas de la colère » (p. 218).

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Poème à l’enfance douloureuse et éprise d’absolu, initiation tragique à la finitude des êtres et des choses, réquisitoire contre la spéculation immobilière qui ne respecte pas les vestiges du passé, détruit et saccage des lieux porteurs de mystère et embrayeurs du rêve, ​​ « Orlamonde » est aussi un hymne à la Méditerranée, à Nice, à « la beauté du lieu, la musique de son histoire, ses légendes et sa ténacité dans le maintien de son héritage » qu’évoquait Jean-Marie-Gustave Le Clézio dans un entretien récent à propos de l’attentat qui a endeuillé la ville ; nouveau témoignage de cette relation ambivalente qu’entretient l’auteur avec Nice : « un amour à la fois déçu, nostalgique et assez imaginaire » (Le Clézio, 2022, p. 5)

 

 

Marina Salles

​​ (2023)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

GLAZIOU, Joël, la Ronde et autres faits divers, Parcours de lecture, Paris, Bertrand-Lacoste, 2001 ; LE CLÉZIO, J.M.G, Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963, « Folio », 1973 ; La Guerre, ​​ Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1970 ; « Orlamonde » dans La Ronde, et autres faits divers, Paris, Gallimard, 1982, p. 209-218 ; « Villa Aurore » dans La Ronde et autres faits divers, op. cit., p. 95-118 ; ​​ « Celui qui n’avait jamais vu la mer », dans Mondo et autres contes, Paris, Gallimard, « Folio », 1982, p.165-188 ; « Lullaby », dans Mondo et autres contes, op. cit., p. 79-120 ; Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard, 1975 ; Voyage à Rodrigues, Paris, Gallimard, 1986 ; Bitna, sous le ciel de Séoul, Paris, Stock, 2018 ; Ailleurs avec Jean-Louis Ézine, Paris, Arléa, 1995 ; « Pourquoi la société fabrique-t-elle des monstres ? », ​​ Entretien recueilli par Sabine Audrerie, La Croix, 23 septembre 2022, p. 4-5 ; MAETERLINCK Maurice, Pelléas et Mélisande, pièce et livret, Éditions L’Escalier, 2010 ; L’oiseau bleu, Prodinnova, 2020 ; La Vie des fourmis, Paris, Le Livre de poche, 1964 : Serres chaudes, Quinze chansons, La Princesse Maleine, Paris, Poésie Gallimard, « NRF », 1955 ; Balade à Nice et dans les Alpes maritimes. Sur les pas des écrivains, préface de Raoul Mille, Éditions Alexandrines, 2013, p. 145-149 (Merci à Paul Laurent de Nice qui nous a indiqué cette référence) ; ROUS, Jean, 1950 2019 Photos Villa Maeterlinck Orlamonde; SALLES, Marina, Le Clézio « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007, p. 98-102 ; « Le vert paradis des amitiés enfantines », dans PIEN, Nicolas et LANNI, Dominique (dir.), Le Clézio explorateur des royaumes de l’enfance, Caen, Éditions Passage(s) « Regards croisés », 2014, p. 215-232 ; TADIÉ, Jean-Yves, Le Récit poétique, Paris, Gallimard « Tel », 1993.

 

 

Annexe

 

Les sept filles d’Orlamonde

Quand la fée fut morte,

Les sept filles d’Orlamonde

Cherchèrent les portes.

 

Ont allumé leurs sept lampes,

Ont ouvert les tours,

Ont ouvert quatre cents salles,

Sans trouver le jour …

 

Arrivent aux grottes sonores,

Descendent alors ;

Et sur une porte close,

Trouvent une clé d’or. ​​ 

 

Voient l’océan par les fentes,

Ont peur de mourir,

Et frappent à la porte close,

Sans oser l’ouvrir …

 

Maurice Maeterlinck (chanson 7 des Quinze chansons)

 

 

  • ​​ 

 

 

 

 

ALEXIS

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
19 juin 2023
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Le protagoniste du Chercheur d’or, Alexis L’Étang, a ses racines dans l’histoire familiale de Le Clézio : celui-ci a en effet évoqué à de multiples reprises son grand-père François-Alexis Le Clézio, qui s’est installé à l’île Maurice, pour échouer sur l’île Rodrigues à la recherche du trésor d’un corsaire (Jérome Garcin, Gérard de Cortanze).

Mais Alexis n’est pas seulement une des figures de la saga familiale de Le Clézio. Le Chercheur d’or est en effet une « Odyssée moderne » (Georges Abensour), et peut être lu comme une fable multiple, à plusieurs voix, de notre époque. Il en va de même de son protagoniste, Ulysse moderne à plus d’un titre.

Le parcours d’Alexis est, à un premier niveau, inscrit dans la contingence historique, et les différents chapitres du roman sont datés avec précision, de l’ « Enfoncement du Boucan, 1892 » à « Mananava, 1922 », en passant par l’engage-ment dans la Première Guerre mondiale (« Ypres, hiver 1915 – Somme, automne 1916 »). De plus, dès le début, la société dans laquelle Alexis grandit, tout idyllique qu’elle soit, s’avère fortement marquée par les tensions sociales : il appartient en effet aux « Blancs », et quand éclate la révolte dans les champs de canne, il se trouve séparé de ses compagnons de jeu comme Denis. Même si la domination coloniale se reporte sur des comparses comme l’oncle Ludovic et son fils Ferdinand, le père d’Alexis se trouve lui aussi engagé dans l’industrialisation de l’île : après un « projet de chantier naval » et un « projet d’aérostat », il projette de construire une centrale électrique qui doit apporter le « progrès » à toute l’île (CO, 41). Ce projet échoue définitivement quand un ouragan engloutit la génératrice dans la boue et ruine la famille, l’obligeant à s’exiler. Le trésor du corsaire apparaît comme le moyen de réparer la ruine financière, et c’est à cet effet que le père a épinglé dans son bureau une carte de Rodrigues, « couvert[e] de signes et de points de repère » (CO, 59). La quête d’Alexis peut être lue comme la poursuite, après la mort du père, de ce rêve d’enrichissement. Même quand il fera la rencontre d’Ouma, la métisse qui vit en harmonie avec la nature et pour qui « l’or ne vaut rien » (CO, 238), il songe à la faillite familiale et à la perte de la maison qu’il veut reconquérir. Alexis n’est donc pas si éloigné, comme malgré lui, du prométhéisme européen, et il n’est pas sans évoquer les héros de Jules Verne, lecture de prédilection du jeune Le Clézio qui y voyait l’équivalent de « ce que furent L’Iliade et l’Odyssée pour les jeunes Grecs » (Simone Vierne, 117), ou encore Robinson Crusoé (CO, 218). L’échec de sa quête, marquée par les caches vides du corsaire et par la carte devenue « toile d’araignée » (CO, 226), mais aussi par l’enlisement dans la « boue » (CO, 249, 251) des tranchées, peut dès lors être interprété, plus généralement, comme celui de ce mythe fondateur de l’Occident (François Flahault).

Cette trame événementielle, qui se termine symboliquement sur la destruction des documents du père, brûlés sur la plage (CO, 332), est contrebalancée par une trame mythique, et il y a, dans ce roman, tout un feuilleté intertextuel : mythe biblique de Jonas, mythe celtique de Saint Brandon, mythe grec de Jason et de la Toison d’or, où l’or devient symbole (Isabelle Roussel-Gillet ; Bruno Thibault). Par ailleurs, l’or s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler le monde élémentaire, le livre du monde. Ce qui apparaît comme le lieu symbolique du roman, la chambre des cartes du père, est à ce propos révélateur : à côté de la carte de Rodrigues, il y a aussi une « carte des constellations », que le père utilise pour enseigner l’astronomie (CO, 57, 78). Parmi les constellations, Alexis éprouve une fascination particulière pour le « dessin parfait » du navire Argo (CO, 58). La quête d’Alexis peut être lue comme la projection de la carte du ciel sur la carte de l’île de Rodrigues : dès le début, il regarde « furtivement » ces deux cartes juxtaposées, et en conclut que son aventure se situe « dans les contrées du ciel et non pas sur la terre réelle » (CO, 59). Et quand il retourne à Rodrigues après la guerre, il découvre, nouveau chaman, que le plan se confond avec « les dessins de la voûte céleste » (CO, 298), et réalise ainsi ce qu’il n’avait entrevu que furtivement dans la chambre des cartes : « ces étoiles sont vivantes, éternelles, et la terre au-dessous d’elles suit leur destin. Ainsi, dans le firmament, où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais » (CO, 298). Cette complétude cosmique se réalise à l’évidence en contrepoint du parcours prométhéen brisé.

Elle ne constitue cependant pas le dernier mot de ce roman. À la fin du récit, de retour au Boucan, Alexis fait à nouveau le bilan de son aventure, qu’il voit comme « une seconde naissance » associée au « bruit de la mer », et le navire Argo est moins un « dessin parfait » qu’une « frégate aux ailes immenses », figure du voyage et du voyageur : « Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive » (CO, 333). Plutôt qu’une vérité inscrite dans le livre du monde, Alexis découvre, en miroir, sa propre quête vitale, sa vérité personnelle, qu’il associe avec insistance à la fluidité de l’eau – écho de l’écoulement universel cher à Héraclite.

Alexis apparaît ainsi comme une figure multiple : d’une part, il cherche à se distancier du prométhéisme occidental, dont il constate la ruine ; d’autre part, il tente de contre-balancer cet échec par une mosaïque, ou plutôt une nébuleuse de fables, qui évoquent des archaïsmes lointains. Il semble dès lors bien proche du rhapsode, ou encore du « petit artisan » qui passe son temps à avoir « des problèmes de rapiéçage et d’assemblage, comme un cordonnier » (Le Monde, 2006, p. 4), – icônes de l’écrivain.

Bruno Tritsmans

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ABENSOUR, Georges, « L’épopée de la fin de l’insularité », Critique, 462, (1985), p. 1107-1111 ; CORTANZE (de) Gérard, Le Clézio. Le Nomade immobile, Paris, Éditions du Chêne, 1999 ; FLAHAULT, François, Le Crépuscule de Prométhée. Contribution à une histoire de la démesure humaine, Paris, Mille et une nuits, 2008 ; GARCIN, Jérôme, Littérature vagabonde, Paris, Flammarion, 1995, p. 266-284 ; Le CLÉZIO, J.-M.G., Le Chercheur d’or, Paris, Gallimard, 1985 ; Id. « ’ Se refuser à tout ce qui sclérose’. Entretien avec Josyane Savigneau », Le Monde du 15 février 1985 (repris dans Le Monde. Dossiers et Documents littéraires, n° 50, janvier 2006, p. 4) ; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, Étude sur J.-M.G. Le Clézio, Le Chercheur d’or, Paris, Ellipses, coll. « Résonances », 2005 ; THIBAULT, Bruno, J.-M.G. Le Clézio et la métaphore exotique, Amsterdam, Rodopi, 2009, p. 135-159 ; VIERNE, Simone, Jules Verne, Grez-sur-Loing, Pardès, 2005, p. 117.

 Canne à sucre ; Chercheur d’or (Le) ; Morne (Le) ; Voyage à Rodrigues.

 

CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
27 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
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FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
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Amérique
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VOLCAN PARICUTIN
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CANNE À SUCRE
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CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

La situation géographique de l’archipel

 

L’archipel des Chagos – île principale Diego Garcia – est situé au centre de l’océan Indien, à mi-chemin entre l’Afrique et l’Indonésie, à 7° au sud de l’équateur, à 500 km des Maldives. L’archipel, d’environ 15,000 km2, dont seulement 56 km2 de terre ferme, est constitué de 7 atolls, formant une cinquantaine d’îles, d’îlots et de bancs coralliens, dont Peros Banhos, les îles Salomon, l’île de Nelson, le Grand Banc de Chagos, le plus gros atoll de la planète, les îles de l’Aigle, des Trois frères et Danger ainsi que le groupe des îles Egmont, au sud du Grand Banc. Diego Garcia se trouve au sud-est de l’archipel. On le considère comme l’un des écosystèmes les plus riches du monde, aux valeurs écologiques immenses. La Chagos Conservation Trust (s.d.) décrit l’archipel comme étant « l’environnement maritime tropical le plus vierge de la planète ».

 

​​ 

L’histoire de l’archipel

 

L’archipel fut découvert par le marin portugais Pedro Mascarenhas en 1512, mais ce n’est que vers la fin du 18e siècle que les premières plantations furent établies sur Diego Garcia par des Français d’Île de France (aujourd’hui Maurice) avec des esclaves d’origine mozambicaine et malgache et quelques Noirs libres. En 1810, les Anglais s’emparent de Maurice; les dépendances mineures (les Seychelles, Rodrigues et les îles Chagos) passent à la couronne britannique par le traité de Paris en 1814. En 1835, la Grande Bretagne abolit l’esclavage et les esclaves des Chagos deviennent des ‘ouvriers à contrat’. On y importe un petit nombre d’ouvriers malais, chinois et indiens. Durant le 19e siècle, une société de plantation se développe aux Chagos, tout comme aux Mascareignes ou aux Antilles. On y exploite surtout le cocotier, soit pour extraire l’huile des noix sur place, soit pour fabriquer du coprah. En 1880, la population se chiffre à environ 760 personnes, la forte majorité étant créole. Avec les années, des ouvriers de Maurice et des Seychelles viendront grossir la population en s’y assimilant rapidement. Les Chagossiens continuent de travailler pour les compagnies d’exploitation, faisant également de la pêche, de l’élevage et du jardinage, mais ne deviendront jamais propriétaires de leur terrain ou de leur case. Durant plus de deux siècles, les Chagossiens se sont développés en peuple distinct, ayant son propre dialecte créole (apparenté aux variétés mauricienne et seychelloise), sa propre musique, ses spécialités culinaires, etc.

 

La déportation des Chagossiens

 

En 1962, la Chagos Agalega Company des Seychelles achetait toutes les plantations de cocotiers de l’archipel de la Société huilière de Diego et Peros, compagnie mauricienne. En 1965, après plusieurs années de négociations secrètes avec sa colonie mauricienne et en contravention des règles de décolonisation de l’ONU, le Royaume-Uni (R-U) créait, sans l’accord du Parlement, le Territoire britannique de l’océan Indien (TBOI) qui inclut l’archipel des Chagos ainsi que les îles d’Aldabra, de Farquhar et Des Roches, arrachées à la colonie des Seychelles. En compensation, le R-U offrait la somme de £3M au gouvernement colonial de Maurice et un nouvel aéroport aux Seychelles. L’année suivante, par un accord secret, le Royaume-Uni octroyait aux Américains un ‘bail’ (gratuit) de 50 ans (renouvelable 20 ans) sur Diego Garcia, où ceux-ci comptaient construire une base aéronavale importante. Les Américains ont cependant exigé que la population de l’archipel soit ‘déplacée’ – ce à quoi les Britanniques ont rapidement acquiescé. En contrepartie, les Américains réduisaient de £11M l’achat de missiles Polaris par les Britanniques. Soulignons ici qu’entre 1965 et 1968, l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) avait adopté trois résolutions sommant le Royaume-Uni de ne prendre aucune action qui aurait comme résultat le démembrement du Territoire de Maurice et la violation de son intégrité.

 

En 1967, le gouvernement britannique achetait toutes les plantations pour la somme de £600,000. L’année suivante, Maurice obtenait son indépendance. Cette même année, par décision britannique, tout Chagossien qui quittait les îles pour des raisons médicales ou pour visiter sa famille à Maurice se voyait empêcher d’y retourner, ce qui, de facto, condamnait à l’exil plus de 400 Chagossiens. En même temps, les autorités britanniques restreignaient les envois de provisions et de médicaments et prétendaient même qu’il n’y avait jamais eu de résidents permanents sur les îles car elles considéraient maintenant que les Chagossiens n’étaient que des ouvriers à contrat temporaire. ​​ 

 

De 1971 à 1973, les quelques 2,000 Chagossiens encore sur leurs îles furent embarqués de force sur des bateaux en direction soit de Maurice, soit des Seychelles. Une fois arrivés à destination, ils furent laissés à eux-mêmes et durent vivre dans des conditions inhumaines. Incapables de se trouver du travail, plusieurs sombrèrent dans l’alcoolisme, la prostitution ou le petit crime. Le gouvernement britannique offrait la somme dérisoire de £650,000 au gouvernement mauricien pour aider à relocaliser les Chagossiens, mais ceux-ci ne reçurent cette somme qu’en 1978, sans les intérêts accumulés. Suite à une grève de la faim et à la poursuite intentée par un groupe de Chagossiens en 1982, le gouvernement britannique leur accordait la somme de £4M en guise de compensation et le gouvernement mauricien leur offrait des terrains d’une valeur de £1M. Mais pour obtenir leur part de cet argent, ils devaient signer un document rédigé uniquement en anglais, qui éteignait une fois pour toutes les possibilités de retour dans leurs îles. La plupart des Chagossiens, étant analphabètes et ne parlant que le créole, ne comprenaient donc pas ce qu’ils acceptaient de signer. Pendant ce temps, les Américains développaient leur base aéronavale sur Diego Garcia, surnommée Footprint of Freedom (maintenant Camp Thunder Cove), où ​​ quelques 2,500 militaires et employés contractuels (surtout de Maurice ou des Philippines, mais aucun des Chagos) sont déployés. De par sa situation, la base de Diego Garcia fut instrumentale dans les conflits en Iraq et en Afghanistan et elle représente pour les États-Unis leur avant-poste vital pour l’océan Indien et l’Asie du sud-est.

 

Les luttes légales de Maurice et des Chagossiens

 

 Depuis leur déportation, les Chagossiens n’ont cessé de lutter sur de nombreux fronts pour faire valoir leur droit de retour à leur terre natale, entamant des poursuites judiciaires au Royaume-Uni comme aux États-Unis. À son tour, Maurice a inlassablement poursuivi ses efforts diplomatiques et légaux à l’international afin de récupérer sa souveraineté sur l’archipel.

 

 En 2000, la Haute Cour de Justice de l’Angleterre et du Pays de Galles a déclaré que la déportation des Chagossiens durant les années 1970 était illégale et qu’ils avaient le droit de retourner aux Chagos, sauf à Diego Garcia. Cependant, trois ans plus tard, la même cour a renversé sa décision, estimant que les Chagossiens avaient été amplement compensés pour leur expulsion. La même année, un procès intenté au nom du Groupe réfugiés Chagos (GRC) contre les États-Unis à la Cour du District de Washington s’est achevé à la faveur des États-Unis.

 

 En 2002, les Chagossiens et leurs enfants ont obtenu la citoyenneté britannique en vertu de leur statut de citoyens d’un des territoires britanniques d’outremer, et de nombreux Chagossiens vivant à Maurice, à la Réunion ou aux Seychelles, ont émigré en Angleterre et se sont établis près de l’aéroport de Chadwick, au sud de Londres, soit une population actuelle d’environ 5 000 âmes.

En 2004, un Décret en conseil a aboli le droit de retour aux îles. Suite aux appels de la part du GRC, le décret sera infirmé par la Haute Cour de Justice. En 2008, un comité de la House of Lords, a invalidé les dernières décisions de la Haute Cour, ce qui mettait fin à toute procédure légale possible au R-U. Par contre, le gouvernement britannique a promis la somme de £40M pour tous les Chagossiens du R-U, des Seychelles et de Maurice. Ces fonds devaient couvrir les coûts pour améliorer leur accès aux services de santé, d’éducation, à l’emploi et à la conservation culturelle. Le soutien financier incluait également les frais d’une dizaine de visites aux îles de l’archipel entreprises entre 2008 et 2020. Il semble qu’à ce jour, très peu de cet argent a finalement été dépensé par le Trésor britannique.

 

En octobre 2009, J.-M.G. Le Clézio a adressé une lettre, publiée dans Le Monde, au Président Obama, récent récipiendaire du Prix Nobel de la Paix, dans laquelle il le prie d’autoriser les Chagossiens à « revenir vivre sur le sol natal, à y travailler (sur la base militaire, pourquoi pas ?), à y honorer leurs défunts. Ce ne serait pas un acte de charité, mais de justice » (Le Clézio, 2009). Cette lettre restera sans la moindre réponse.

 

 En 2010, le R-U établit une aire marine protégée (Marine Protected Area – MPA) de 64,000 km2 couvrant l’archipel des Chagos, mais excluant Diego Garcia. Toute pêche ou exploitation de quelque nature que ce soit serait dorénavant illégale. Selon certains documents révélés par les fameux Wikileaks, le Foreign Office de Londres aurait suggéré au gouvernement américain que l’établissement de cette zone protégée rendrait impossible le retour des Chagossiens. Le gouvernement mauricien a intenté un procès au R-U à la Cour permanente d’arbitrage de l’ONU (CPA), contestant la légalité du MPA, se basant sur la Convention sur les droits de la mer des Nations Unies (CNUDM). La même année, le parlement européen a adopté une résolution reconnaissant l’illégalité de la déportation et a proposé que la Cour européenne des droits de l’homme détermine les mérites de la plainte déposée par le GRC en 2007.

 

 En 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a refusé de recevoir la plainte de la GRC, invoquant une série d’arguments légaux, tout en soulignant que les Chagossiens avaient déjà été amplement indemnisés pour leurs malheurs. La même année, une pétition internationale lancée par le GRC sur le site web de la Maison Blanche (We the People) obtenait plus de 28 000 signatures. La Maison Blanche a répondu qu’elle n’avait aucun pouvoir car le R-U exerçait seul la souveraineté sur les îles Chagos, y compris Diego Garcia.

 

 En 2013, la Haute Cour britannique a confirmé la légalité de la création du MPA. J.-M.G. Le Clézio a rédigé un second article, publié dans Libération, déplorant la décision de la Cour européenne des droits de l’homme : « En vérité, pour inique qu’elle soit, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme était prévisible. Elle démontre la fragilité des instances internationales en matière de justice. Lorsqu’elle doit se prononcer sur des cas litigieux, la Cour européenne se comporte comme un tribunal ordinaire, en se retranchant derrière un code procédurier et arguant d’éléments juridiquement non recevables, comme elle pourrait le faire dans un simple litige entre particuliers. Ce faisant, elle n’est pas en contradiction avec l’esprit du droit, mais elle l’est totalement avec l’esprit des droits de l’homme. […] La Cour européenne des droits de l’homme a rendu sa décision, dans l’indifférence des puissants de ce monde. Qu’importe une poignée d’îlois, petits agriculteurs, pêcheurs à la ligne dans leur lagon, quand les intérêts stratégiques et militaires sont en jeu, et que ces îles lointaines, perdues au milieu de l’océan Indien, peuvent être transformées à vil prix en une des bases les plus opérationnelles du monde…» (Le Clézio, 2013).

 

 En 2015, la CPA a déclaré unanimement que le MPA des Chagos avait été créé en violation de la loi internationale de la CNUDM mais a refusé de considérer l’épineuse question de la souveraineté de l’archipel. C’est aussi en 2015 qu’Olivier Bancoult du GRC a lancé un appel à la Cour Suprême britannique, contestant la décision de la House of Lords de 2008. La Cour Suprême a accepté d’entendre la cause mais l’année suivante, l’appel était rejeté.

 

 En novembre 2016, le gouvernement britannique a renouvelé le ‘bail’ de la base militaire américaine à Diego Garcia, valable jusqu’en 2036. Suite à un autre rapport sur la faisabilité d’un retour aux îles, l’Office des affaires étrangères et du Commonwealth à Londres a finalement déclaré que les Chagossiens ne pourraient pas retourner à leurs îles « à cause de l’absence de faisabilité, des intérêts de défense et de sécurité, ainsi que des coûts pour les payeurs de taxe britanniques ». En contrepartie, le gouvernement a de nouveau offert à toutes les communautés chagossiennes la somme compensatoire de £40M sur dix ans. 

 

En juin 2017, une forte majorité des pays de l’Assemblée générale de l’ONU (AGNU) a voté pour demander à la Cour internationale de justice de La Haye de fournir un avis consultatif sur la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice avant l’indépendance du pays en 1968. 

 

En février 2019, la Cour internationale de justice a émis son opinion (sans engagement) à l’effet que la revendication de souveraineté sur les Chagos de la part du R-U était nulle et que les îles appartenaient de plein droit à Maurice. Le R-U est demeuré silencieux, si ce n’est que pour affirmer que la décision de la Cour n’avait pas force de loi. Trois mois plus tard, 116 états membres de l’AGNU ont endossé la décision de la Cour et sommé le R-U de transférer les Chagos à Maurice dans les six mois. Une fois encore, le R-U a soutenu que tant la décision de la Cour internationale de justice que le vote de l’AGNU n’étaient que consultatifs et qu’ils n’engageaient personne. De plus, le R-U a déclaré qu’il demeurait la seule autorité souveraine sur les Chagos et que lorsqu’il n’aurait plus besoin de l’archipel pour ses besoins en défense, il ‘céderait’ le territoire à Maurice. Pour leur part, les Américains ont rappelé que « les États-Unis appuient sans équivoque la souveraineté du R-U. L’arrangement spécifique impliquant les installations de Diego Garcia est basé sur le partenariat de défense et de sécurité unique et intime entre les États-Unis et le R-U. Il ne peut être remplacé. » Maurice a réagi, considérant dorénavant le R-U comme « un occupant colonial illégal ».

 

 En mai 2020, la Cour d’appel à Londres a refusé la demande du GRC concernant le droit de retour aux îles et la question de la distribution des £40M destinés aux Chagossiens, évoquant encore une fois l’impossibilité économique d’un tel retour. Quant aux problèmes liés à la distribution de l’argent promis, selon la Cour, ils seraient dus au refus du gouvernement mauricien de coopérer tant que la question de souveraineté des Chagos ne serait pas résolue. Olivier Bancoult du GRC a de nouveau fait appel de ce jugement à la Cour Suprême britannique.

 

 En juin 2020, le gouvernement de Maurice a lancé des procédures d’arbitrage au Tribunal international du droit de la mer (TIDM) afin de délimiter les limites maritimes entre les Maldives et l’archipel des Chagos.

 

 En janvier 2021, le TIDM a confirmé la prétention mauricienne sur les Chagos, considérant que l’administration continue des îles par le R-U était illégale, et blâmait le R-U de ne pas avoir restitué l’archipel à son propriétaire légal, Maurice. Le jugement exécutoire du TIDM place tant le R-U que les É-U en situation difficile. Pour les É-U, la décision fait en sorte qu’ils opèrent une base militaire sur un territoire occupé par un état n’y ayant aucune prétention légale selon les lois internationales. De plus, les deux pays ont souvent invoqué le principe de « l’ordre basé sur le droit » et ont sévèrement châtié la Chine pour avoir fait fi d’une décision récente du TIDM en faveur des Philippines, portant sur une question territoriale en mer de Chine méridionale. La location de Diego Garcia aux Américains pose également problème à Maurice qui est signataire du Traité de Pelindaba (Traité sur une zone exempte d'armes nucléaires en Afrique). En obtenant la souveraineté sur les Chagos, incluant Diego Garcia, Maurice ne pourrait accepter la présence d’armes nucléaires sur son territoire, dont celles équipant des navires ou des avions étrangers. Récemment, l’ambassadeur de Maurice à l’ONU a déclaré que lorsque Maurice récupérera la souveraineté sur les Chagos, les Chagossiens pourront retourner dans leurs îles situées à plus de 100 miles nautiques de Diego Garcia, ce qui est contraire aux aspirations de nombreux Chagossiens, qui insistent vouloir retourner sur toutes leurs îles, y compris Diego Garcia.

 

 Depuis octobre 2020, la carte officielle des Nations Unies indique que l’archipel des Chagos est territoire mauricien. Aussi, l’Union postale universelle (UPU), agence de l’ONU spécialisée en matières postales, n’enregistre et ne distribue plus de timbres postaux émis par le soi-disant ‘Territoire britannique de l’océan Indien’.

 

La situation actuelle

 

 La prochaine étape de la lutte concernant les Chagos aura lieu à la Commission des thons de l’océan Indien (CTOI), l’autorité intergouvernementale de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture afin de réglementer la pêche dans la région. Maurice tente d’expulser le R-U de la CTOI, soutenant que le TBOI n’existe pas légalement et qu’en conséquence, le R-U n’est pas un état côtier de l’océan Indien. La position du R-U est plus que délicate puisque la CTOI ne peut ignorer la décision du TIDM, étant toutes les deux des instances légales onusiennes.

 

 Le 14 février, 2022, une délégation d’un petit nombre de Chagossiens, menée par Olivier Bancoult du GRC et par l’ambassadeur aux Nations Unies de Maurice, mit pied sur l’île de Peros Banhos, y leva le drapeau mauricien, déclarant ainsi la souveraineté mauricienne sur l’archipel en défi des prétentions territoriales du R-U. Le Foreign Office répliqua que le Royaume-Uni « n’a aucun doute quant à sa souveraineté sur le TBOI, que nous tenons de manière continue depuis 1814 ».

 

 La lutte pour le retour des îles Chagos à Maurice et celle des droits des Chagossiens à la citoyenneté britannique ainsi qu’à leurs droits de retour sur leurs îles ne doivent pas être confondues. Le développement le plus récent à cet égard est le Nationality and Borders Bill récemment présenté au Parlement britannique. Cette loi permettrait aux petits-enfants et arrière-petits-enfants des Chagossiens nés sur l’archipel d’obtenir la citoyenneté britannique. Présentement, selon les lois, ce sont des clandestins.

 

 Les enjeux de la souveraineté sur l’archipel ne sont pas uniquement une question de justice et de droit pour Maurice; ils sont aussi financiers. Il va sans dire que lorsque Maurice récupérera l’archipel, et notamment Diego Garcia, le bail de 99 ans qu’il promet de signer avec les Américains représentera plusieurs millions de dollars annuels. En plus, l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA), organisme qui octroie les noms de domaine de l’internet, a assigné le domaine .io à un richissime financier britannique qui l’a revendu à Ethos Capital, une firme d’investissements américaine. Si Maurice récupérait l’archipel des Chagos, le domaine .io lui reviendrait de droit ainsi que les énormes profits annuels que cette adresse rapporte.

 

 

Robert Papen

(mise à jour 2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

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Chagossian Voices. s.d. https://www.facebook.com/chagossianvoices.

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https://www.theguardian.com/world/2021/jan/28/un-court-rejects-uk-claim-to-chagos-islands-in-favour-of-mauritius 

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Wenban-Smith, N. et M. Carter. 2016. Chagos: A history. Exploration, exploitation, expulsion. Chagos Conservation Trust, York, UK, YPD Books.

ADAM POLLO

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
22 juin 2022
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ÉTOILE ERRANTE
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QUARANTAINE (LA)
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VOYAGE À RODRIGUES
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Bibliographie et abréviations
Auteurs

Adam Pollo est le protagoniste du premier ouvrage publié de Jean-Marie Gustave Le Clézio, intitulé Le Procès-verbal (1963). Ayant obtenu le prix Renaudot, ce roman attire l’attention des critiques, surtout et entre autres, en raison des particularités de son protagoniste qui se différencie à bien des égards du personnage du roman traditionnel. En effet, la richesse d’inspirations génériques multiples dont ce personnage est imprégné dans son traitement, met ce roman à la croisée des genres tels que le roman policier, le Nouveau Roman, le roman postmoderne, le roman existentialiste, le roman surréaliste, etc. Adam Pollo est le pivot des lectures diverses qui émanent du roman. Il tisse également de riches relations intertextuelles par des références bibliques comme Adam, le premier homme, par les échos qu’il fait aux personnages romanesques tels que Meursault (Salles, 2006, 258), Roquentin (Léger, 2004, 97-103) ou Robinson Crusoé, ou même par des références aux mythes comme le dieu grec Apollon. Il est l’axe unique du déroulement du récit qui est en réalité un enchaînement des scènes de sa vie aussi bien intérieure qu’extérieure. Le roman relate ses pensées, ses rêves, ses gestes et ses relations avec les autres, bref, sa manière d’être. Il invite le lecteur à accompagner le protagoniste dans son « processus de la ‘surconscience’ » pouvant être aussi à l’origine de son aliénation (EM, 95).  Fuyant toute responsabilité, Adam se révolte contre la civilisation et ses fléaux. Il incarne un être marginal, « a-social, imprévisible, livré aux aléas, sans statut et sans avenir » (Onimus, 1994, 131). Après avoir jeté sa moto dans la mer pour faire croire qu’il est mort, il quitte la demeure familiale et s’isole dans une maison abandonnée sur une colline, loin de l’espace urbain d’une ville côtière au sud de la France. Le Procès-verbal reflète, à la manière d’un « roman puzzle », cette tranche de la vie d’Adam: entre sa fuite et son transfert à l’hôpital psychiatrique.

 

La première distinction de ce personnage revient à l’esquisse disproportionnée de ses composants constitutifs. Ainsi, les indications concernant sa représentation physique sont très limitées. À cet égard, le lecteur n’a droit qu’à une brève description de l’apparence d’Adam au début du roman: « c’était un garçon démesuré, un peu voûté […]. Il avait l’air d’un mendiant […]. Il était vêtu uniquement d’un pantalon de toile beige abîmé, sali de sueur, dont il avait replié les jambes jusqu’à hauteur des genoux » (PV, 15). Ce n’est que dans l’avant-dernier chapitre de l’œuvre que l’auteur consacre un autre paragraphe aux précisions corporelles à savoir, le visage, les cheveux, les épaules, le buste et les mains (PV, 230).  Le lecteur est également privé des données identitaires informant sur le passé, la situation professionnelle ou familiale du personnage. Il ne peut même pas savoir si Adam « sortait de l’asile ou de l’armée » (PV, 57). Cette restriction informationnelle s’applique au détriment du réalisme attendu souvent par les lecteurs et évoque ainsi des personnages du Nouveau Roman. L’aspect réaliste est en effet, déjà ébranlé dans l’incipit, par l’utilisation de la formule initiale propre aux contes: « Il y avait une petite fois, pendant la canicule, un type qui était assis devant une fenêtre ouverte » (PV, 15).

 

En revanche, une place importante est réservée tout au long du récit à la représentation de la subjectivité d’Adam. La nonchalance et l’inaction permanentes de ce dernier favorisent une concentration délibérée sur son intériorité. Adam a l’habitude de passer du temps en silence et dans l’indifférence à épier les gens ou à contempler la nature: « La vie d’Adam Pollo, c’était bien celle-là. La nuit, allumer les cierges au fond de la chambre, et se placer devant les fenêtres ouvertes […]. Attendre longtemps, sans bouger […] que les premiers vols de papillons de nuit arrivent […]; alors, se coucher par terre, dans les couvertures, et regarder, les yeux fixes, le grouillement hâtif des insectes » (PV, 22). La passivité d’Adam lui ôte toute allure de héros. S’y ajoutent également d’autres caractéristiques dont la violence, l’apparentant davantage à un anti-héros. Maltraiter les animaux au jardin zoologique (PV, 87), déraciner sans motif un rosier (PV, 115), tenter de violer Michèle (PV, 42), massacrer cruellement un rat aux coups de boule de billard (PV, 124) et abîmer la tige d’un bambou (PV, 115) ne sont que quelques-uns de ses actes violents. S’étant mis en marge de la société, Adam survit en volant aux supermarchés ou en se faisant aider par Michèle avec qui il entretient des relations ambiguës.

 

Une autre spécificité du protagoniste du Procès-verbal, faisant écho aux personnages de la littérature postmoderne, est sa dimension énigmatique et paradoxale. Cet aspect crée à chaque fois « une double piste » à la lecture (Roussel-Gillet, 2011, 108). Ainsi, Adam n’a aucune envie de communiquer avec les autres. Il imagine même les différents moyens dont il aurait pu se servir pour ne pas avoir à parler, au lieu de se retirer dans la maison abandonnée: acheter un perroquet pour le laisser parler à sa place, se déguiser en aveugle, de cette manière « les autres n’auraient pas osé l’approcher » (PV, 110); ou vendre des billets de la Loterie pour empêcher « quiconque de lui parler en criant régulièrement […] Tentez votre chance! » (PV, 110). En revanche, il surprend le lecteur en faisant une harangue pour les inconnus et en les invitant à parler: « Apprenez à parler. Essayez, vous aussi. Même si vous n’avez rien à dire. […]  allez, parlez de droite et de gauche. Propagez la bonne parole » (PV, 247). Il écrit aussi des lettres à Michèle qu’il ne lui envoie jamais, ou il rêve de voyager et de se faire « un ami dans chaque ville » pour retourner dans ces villes les jours où il est impossible de rencontrer ces amis (PV, 134). Dans un autre chapitre, Adam tue sadiquement un rat, mais il pleure quand il le jette par la fenêtre au pied d’un buisson d’épines (PV, 125). Plus tard, dans une lettre adressée à Michèle, il décrit le cadavre disloqué du rat sans avoir le moindre souvenir des supplices qu’il lui avait fait subir (PV, 126). De même, après avoir tenté de violer Michèle, il lui « fait cadeau de [s]on imperméable » (PV, 43), tandis qu’à plusieurs reprises il lui demande de rembourser la valeur de ce dernier (PV, 221, 222). Ainsi que l’extrait de journal l’annonce, Adam est reconnu comme « maniaque » schizophrène souffrant de troubles psychiques (PV, 256). Le diagnostic du médecin le confirme: « délire paranoïde systématisé, tendance à l’hypocondrie, mégalomanie (s’inversant parfois en micromanie), manie de la persécution » (PV, 287). Pourtant lors de ses conversations avec Michèle, mais aussi lorsqu’il essaie de répondre aux questions des internes à l’hôpital psychiatrique, il tient souvent des propos d’allure philosophique qui intriguent les autres. Ces propos semblent même fasciner Julienne, l’une des internes, qui le prend au sérieux contrairement à ses collègues. Dans la scène du massacre du rat, se trouvant « un air de parenté » avec celui-ci, finalement, Adam « se transforme en rat blanc » (PV, 118), et pourtant en même temps, il en est le meurtrier. Le « phénomène de renversement humain-animal » (Amar, 2004, 124) arrive fréquemment à Adam. La dualité chez lui se fait surtout remarquer dans sa manière de vivre entre l’homme et l’animal: « Lui, Adam, était bel et bien perdu; n’étant pas chien, (pas encore, peut-être) il ne pouvait se retrouver à travers toutes ces annotations posées à plat sur la chaussée, ces odeurs […]. Et n’étant plus humain, en tout cas, jamais plus, il passait sans rien voir en plein centre de la ville, et plus rien ne disait plus rien » (PV, 102).

 

L’animalité est l’une des propriétés d’Adam Pollo. Elle est une façon pour celui-ci de vivre l’altérité et d’expérimenter une autre manière d’être. Adam suit ainsi pendant des heures « un chien seul » dans ses déambulations, tout en imitant son comportement. L’imitation des aboiements du chien, celle des gémissements du rat ou des mouvements des animaux dans le jardin zoologique vont dans le même sens. Le désir de s’identifier aux animaux provient en effet du mépris pour la vie absurde des hommes pris au piège de la quotidienneté dans la vie moderne, « une vie d’esclaves dans un monde d’esclaves » (Lhoste, 1971, 30). Pour échapper à cette vie, Adam s’ouvre aux autres formes d’existence. Ses moyens d’atteindre celles-ci sont la présence hyperesthésique dans la nature et l’extase matérielle (Salles, 2007, 233-234), car « la voie des certitudes est celle de l’extase matérialiste » (PV, 204). Ses expériences d’extase sont multiples et importantes. En témoignent l’union d’Adam au « monde rupestre », au « lion », « aux mousses et aux lichens », au « gel minéral », etc. Ce n’est plus la raison qui conduit Adam, mais ses sens, car « seule la connaissance sensorielle est mesure de la vie » (PV, 36). « Fier de n’avoir plus grand-chose d’humain » (PV, 22), Adam est conscient de son statut existentiel et souhaite atteindre l’état de vie pur, « être d’être ». Cette expérience singulière se réalise au-delà des limites spatio-temporelles, dans une « simultanéité » absolue résultant de « l’anéantissement total du temps » (PV, 203).  Adam devient ce qu’il perçoit par ses sens: « À force de voir le monde, le monde lui était complètement sorti des yeux; les choses étaient tellement vues, senties, ressenties […] qu’il était devenu comme un miroir à facettes » (PV, 91). Ce jeu de « multiplication » et d’« identification » l’aide à « s’anéantir » pour devenir un autre (PV, 205). Se mettre dans un esprit « antéhumaniste » (Chung, 2001, 246) et « sympoétique » au sein de l’univers, pour découvrir sa vérité ontologique est en effet le projet qu’Adam propose à l’homme moderne le temps d’une lecture.

 

 

Maryam Sheibanian

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

AMAR, Ruth, Les Structures de la solitude dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Paris, Publisud, 2004; CHUNG, Ook, Le Clézio, Une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, 1967; LHOSTE, Pierre, Conversations avec J.M.G. Le Clézio, Paris, Mercure de France, 1971; LÉGER, Thierry, « La Nausée en procès ou l’intertextualité sartrienne chez Le Clézio », in Sophie JOLLIN-BERTOCCHI et Bruno THIBAULT (dir.), Lectures d’une œuvre: J.-.M.G. Le Clézio, Nantes, Éditions du temps, 2004, p. 95-103; ONIMUS, Jean, Pour lire Le Clézio, Paris, Presses universitaires de France, 1994; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, J.M.G. Le Clézio écrivain de l’incertitude, Paris, Ellipses, 2011; SALLES, Marina, Le Clézio notre contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006; Le Clézio Peintre de la vie moderne, Paris, L’Harmattan, 2007.

 

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