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Editions Passage(s)

  • Dictionnaire J.-M.G. Le Clézio
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« TEMPÊTE »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Tempête (2014), l’œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, est un recueil constitué de deux novellas, genre que l’auteur tient à présenter ainsi en quatrième de couverture : « En anglais, on appelle “novella” une longue nouvelle qui unit les lieux, l’action et le ton. Le modèle parfait serait Joseph Conrad ». Donnant une parfaite illustration de ce genre, pourtant peu exploité en France, l’auteur confirme une nouvelle fois, sa réputation d’écrivain de « l’aventure poétique » saluée par l’Académie suédoise en 2008 lors de l’attribution du prix Nobel. Le penchant de l’auteur à créer dans des genres peu répandus et variés s’inscrit bien dans sa volonté de décentralisation du pouvoir et de lutte contre l'oubli tout en marquant son ouverture à ce qui est placé en marge. C’est cet esprit d’« explorat[ion] d’une humanité au-delà  et en dessous de la civilisation régnante », honoré par l’Académie, qui sous-tend en effet, l’écriture des novellas du recueil contribuant par-là, à engendrer comme effet, le changement du regard des lecteurs.

 

Ainsi, Tempête met en scène les êtres délaissés et en crise, loin des noyaux de suprématie, ne côtoyant la ville moderne qu’en tant qu’exclus. Dans la première novella, éponyme et faisant de ce fait, écho à l’ensemble de l’ouvrage, la tempête ne trouble pas seulement la mer, mais aussi l’intérieur du personnage Philip Kyo, ancien journaliste de guerre à l’armée américaine au Vietnam. Monsieur Kyo est très bouleversé par deux événements qui ont marqué sa vie passée : le viol collectif d’une jeune fille vietnamienne commis par les soldats américains, dont il a été témoin sans réagir et des années après, le départ sans retour de sa bien-aimée Marie Song, à la mer : « Mary qui buvait plus que de raison, et que la mer a prise » (T, 15). Le premier événement lui coûte un remord profond et six ans de prison, et le second le plonge dans le désir inassouvi d’une renaissance sans cesse fantasmée.  Le viol se déroule en Hué au Vietnam durant la guerre avec les États-Unis et la disparition de Mary dans la mer se passe dans l’île coréenne d’Udo située en mer du Japon. Rongé par le souvenir de ces deux événements, l’homme en détresse revient sur l’île, trente ans après la disparition de Mary, pour mettre fin à ses jours : « Au début, j’ai pensé que je revenais sur cette île pour mourir moi aussi. Retrouver la trace de Mary, entrer un soir dans la mer et disparaître » (T, 18). Mais l’île devient le pivot de son destin : d’un côté, la nature de l’espace insulaire lui offre un lieu paisible et favorable au recueillement : « J’étais venu pour le vent, la mer, les chevaux […]. Il n’y a pas d’autre raison à mon exil, à ma solitude, seul le gris du ciel et de la mer » (T, 12-13). De l’autre, il y fait connaissance avec June, adolescente de 13 ans, immigrée depuis longtemps avec sa mère, et retrouve l’élan de vie. Cette rencontre est également fructueuse pour June qui, ne connaissant pas son père, est en pleine crise d’identité. L’abandon de sa mère par ce dernier, un soldat américain, qui est également à l’origine de leur immigration, est la seule chose qu’elle connaît sur l’histoire de son existence. Sa douleur d’exister et aussi le mal-être qu’elle éprouve au contact de Mr. Brown, le nouvel ami américain de sa mère sont palliés par le réconfort que lui apporte Monsieur Kyo. De la même façon, la compagnie de la jeune fille aide l’homme de soixante ans à tourner la page et à retrouver la force de continuer. La reconstruction progressive des deux personnages et le cours de leur retour à la vie au fil de leurs rencontres se racontent de leur propre bouche sous forme de deux récits alternés. Cette multiplicité des voix permet au lecteur d’apprivoiser deux regards différents chacun porté sur l’autre.

 

La seconde novella relate également, le tumulte profond qui s’empare de l’héroïne, Rachel, à partir du moment où elle apprend qu’elle est une enfant adoptée. Intitulée « Une femme sans identité », cette novella invite le lecteur à accompagner le protagoniste pendant sa crise identitaire qui mène également à une évolution profonde du personnage : elle accepte enfin, la réalité de sa vie et se prépare à « commencer une nouvelle histoire » (T, 231). Ce voyage intérieur se double d’un voyage physique : le déclanchement de la guerre civile en Côte d’Ivoire et la faillite de Monsieur Badou obligent la famille adoptive à quitter Takoradi, sur la côte africaine au Ghana, pour s’installer à Paris. Inscrit dans la continuité de nombreux autres personnages lecléziens, Rachel est fortement marquée par l’absence de quiétude dans la vie urbaine. Faisant face aux méandres de cette vie, tout comme une novice suivant son parcours initiatique, elle endure des souffrances à la fois psychologiques et physiques. De ce point de vue, l’espace urbain a la même valeur pour elle que l’île pour Monsieur Kyo : il est « ambigu, perçu d'abord comme infernal, où le héros au cours de sa métamorphose apprend à redécouvrir l'Éden » (Bouloumié, 68). Ainsi, tous les deux personnages suivent des parcours initiatiques similaires qui leur permettent d’accomplir une quête de soi et de retrouver la sérénité : ils se distancient dans la première étape, de leur lieu d’origine, ce qui leur favorise le recul nécessaire pour se recueillir et entamer une évolution intérieure. Le déplacement géographique leur procure l’isolement et « le silence, dans le vent et la mer, les nuits froides, les amas d’étoiles » (T, 12). Il permet aux personnages de profiter d’une « solitude constructive », « pour se retrouver ou même parfois se dissoudre dans la nature » (Amar, 111). Ensuite, ils se purifient en se confrontant aux épreuves que la vie dans le nouveau lieu leur inflige, car « l’initiation est obtenue souvent par des pratiques ascétiques qui provoquent rêves et visions, en abolissant la personnalité première du novice » (Vierne, 20). À cet égard, Monsieur Kyo revivifie les souvenirs amers et cherche à « mettre [s]es pas dans les traces anciennes » (T, 60), et Rachel expérimente l’abandon et parfois aussi la cruauté des autres, surtout celle de sa mère adoptive. La relation que ces personnages établissent avec l’espace les aide à se dépouiller des sentiments destructifs tels que le regret, la colère et la frustration de ne pas trouver des réponses à leurs interrogations identitaires et existentielles. Ainsi, pour Monsieur Kyo, ce sont les éléments naturels de l’espace insulaire, surtout le vent et la mer, qui préparent sa transformation. Celle-ci se reflète bien dans l’évolution de sa perception de la nature qui est d’abord sinistre : « La mer lave la mort, la mer ronge, détruit et ne rend rien, ou bien un corps d’enfant déjà entamé » (T, 18), mais qui devient progressivement positive : « La tempête, en passant sur l’île, m’a vidé de toute ma rancœur. Je me sens léger » (T, 128).

 

La place considérable des interactions des personnages avec la nature rend à celle-ci le statut d’un personnage à part entière. L’ambivalence de l’effet de ces interactions évoque bien l’état d’âme des personnages : d’un côté, la tempête représente la dimension incontrôlable de la vie, des événements et des accidents imprévus qui s’imposent aux personnages et qui changent radicalement leur vie en devenant source de leurs souffrances. C’est l’aspect dont Monsieur Kyo parle ainsi : « La tempête me prête sa rage. J’ai besoin de ses cris d’orfraie, de ses soufflets de forge » (T, 22). D’un autre côté, « la nature produit comme effet principal l’éveil de la pensée émotionnelle » (Terrasson, 38) et de ce fait, elle devient purificatrice. Dans ce cas, la nature fait office de refuge, d’élément libérateur. Pour Rachel, la réminiscence des souvenirs heureux de l’enfance est inséparable de ses images mentales de la nature de Takoradi. La présence nostalgique et désirée de la nature, représentant également le désir du retour aux origines, est la seule chose qui donne la force de continuer à Rachel pendant ses errances solitaires à Paris. Faisant partie intégrante de la vie de June (T, 28), la nature prend aussi la place d’un ami et persiste à exister même dans sa pensée et ses rêves : « Je pense qu’il existe un monde sous la mer, un monde très beau, différent de tout ce qu’on voit sur la terre. Un monde qui n’est pas dur et sec » (T, 37).

 

La réconciliation avec soi passe par celle des contraires en l’homme : « matière et esprit, rêve et action, passé et présent, individu et collectivité, élan et sens et sens des limites » (Salles, 93). Elle équivaut la phase finale du parcours initiatique des personnages menant à leur renaissance. Celle-ci ne se réalise que grâce au contact désintéressé avec les éléments naturels et à l’amitié nouée avec ces derniers. Le redécouverte inespérée de l’île de Takoradi marque pour Rachel, femme sans identité du récit, la délivrance, l’invitation à un nouveau départ au sein de la terre d’origine et la reconnaissance d’une appartenance, d’une identité : « Je croyais que je ne reviendrais jamais en Afrique. Je croyais que je mourrais sans avoir revu cette terre, cette lumière, sans avoir respiré cet air, sans avoir bu à nouveau cette eau » (T, 224). Amenée à la maturité, Rachel brûle ses documents de naissance et décide de « devenir une autre » (T, 190). De même, le contact pur et direct avec la nature libère Monsieur Kyo de la présence obsessionnelle du passé, l’aide à faire aboutir sa quête de soi et le rend enfin, « prêt à prendre une place, n’importe quelle place » (T, 129) dans sa vie. Il traduit ainsi sa renaissance miraculeuse : « J’étais venu […] pour trouver le lieu de passage vers le néant, et c’est la vie qui me reprend. À mon âge, je ne croyais plus. Je n’espérais plus de miracle » (T, 112). Les souffrances endurées par June aussi ont une allure d’épreuve en la préparant à expérimenter une ouverture à autrui. En témoigne sa décision pour s’occuper de sa mère.

 

La communication des personnages avec la nature leur donne en effet, l’occasion de retrouver l’harmonie cosmique qu’ils ont perdue au fil de la vie moderne et face aux divers fléaux de celle-ci. De ce point de vue, la prise de position de l’auteur concernant la dualité nature/modernité confirme celle qu’il a affichée dans ses ouvrages précédents. Ainsi, pour les personnages de Tempête aussi, le monde moderne est un monde « sombre » et non-désirable. C’est ainsi que June reflète sa perception de celui-ci en décrivant la mer comme « un monde où tous les bruits sont différents, non pas les bruits des gens qui parlent, rien de sournois ou de méchant, juste cette rumeur qui vous entoure, vous entraîne et quand elle vous prend vous n’avez plus envie de revenir sur terre » (T, 37). Pour Philip Kyo, toutes les villes sont « des extensions de la prison, avec leurs rues en corridors […], les immeubles aux fenêtres fermées, les jardins étiques, les bancs de ciment où somnolent les vagabonds » (T, 111). L’allusion aux changements de l’île d’Udo, « harassée par les touristes » (T, 12), et au nombre important des hôtels qui y ont été construits se fait aussi, dans cette perspective et pour montrer l’avancée invasive d’une modernisation défigurant l’espace insulaire.

 

Le premier effet dévastateur de la modernité pour tous les personnages du recueil, c’est qu’elle fait dissiper la chaleur des contacts humains. Le mode de vie urbain se pose entre Bibi et Rachel en éloignant irrémédiablement les deux sœurs. Pour pallier la froideur qui s’installe entre celles-ci, Rachel plonge dans ses rêves et se souvient de l’enfance heureuse qu’elles ont eue dans la proximité de la nature : « J’aurais rêvé que tombe la muraille qui nous sépare. […] Tout ce qui s’est mis entre moi et Bibi, […] les mesquineries, les injustices. J’aurais rêvé que le vent balaye ça, le vent violent de la mer (T, 208). Elle a l’impression d’être « transparente » parmi la foule des passants qu’elle rencontre dans la rue. Mais l’errance et le vagabondage lui donne progressivement l’apparence d’un « monstre », ce qui « fait peur aux inconnus », pourtant sans lui déplaire : « Quand les gens ont peur de vous, c’est qu’ils vous voient. Vous existez » (T, 183).

 

La domination des valeurs matérielles hiérarchise les êtres humains et exclue inexorablement ceux qui ne partagent rien avec l’hégémonie régnante : « clodos, mendiants, enfants affamés, pickpockets, putes, vieillards solitaires » (T, 185), etc. Privée d’appartenance identitaire, Rachel se sent « du côté des errants », « celle qui n’avait pas de nom, pas d’âge, pas de lieu de naissance » (T, 185). Cette incommunication est une fatalité pour les plus faibles de la société. C’est pourquoi Rachel, « ressent[ant le vide, la colère », quitte Hakime qui l’avait pourtant accueillie chez lui et qui, amoureux d’elle, voulait partager sa vie avec elle : «  Lui, il est du bon côté. Lui, il a toujours eu sa mère » (T, 186). Philip Kyo aussi se sent en marge d’une société où il n’y a aucune place pour un ancien prisonnier qui ne peut plus exercer le journalisme. L’expérience d’une telle société l’amène, lui aussi, à dire à maintes reprises, qu’il est « du mauvais côté du monde ».

 

Le mépris d’autrui prend souvent un aspect violent en se manifestant sous forme de guerre ou de viol. Ce dernier en particulier, bascule la vie de tous les personnages de Tempête : Mary, enfant du viol, « née d’un GI », « soldat de l’armée américaine », ressent la rage et semble revenir « pour accomplir une vengeance » (T, 19). De même, le viol qui a donné existence à June crée un vide identitaire dans sa vie. Monsieur Kyo aussi, perd une grande partie de sa vie à endurer les conséquences d’un viol collectif qu’il n’a pas commis, mais dont il a été un témoin passif. La blessure que le viol laisse dans la vie de Rachel est pourtant, la plus profonde. « Née sous X », sa crise identitaire lui fait vivre le sentiment de l’humiliation et d’une haine intense. Son entreprise de mettre le feu au bâtiment du théâtre à Malraux, est une tentative pour extérioriser sa colère de n’avoir reçu aucun amour : « Je suis l’enfant du démon »; « C’est pour ça que j’aime le feu »; « Je suis l’enfant de la rage, de la jalousie, de la grimace. L’enfant née du mal, je ne connais pas l’amour, je ne connais que la haine » (T, 191).

 

Face à l’emprise de la modernité sous ses différentes formes, la vie autochtone continue à persister tant bien que mal, qu’elle soit en Afrique à Takoradi ou dans l’île d’Udo. Cette vie représentée par la nature insulaire se manifeste autant rude et violente que purificatrice et salvatrice. Elle est mise en exergue par la dédicace du recueil aux « Haenyo », « femmes de la mer » et « pêcheuses d’ormeaux », dont les appels est « une sorte de langage inconnu, archaïque, la langue des animaux marins qui ont hanté le monde longtemps avant les hommes » (T, 13). L’évocation de l’usure du corps de ces femmes, victimes de l’invasion des touristes (T, 13) qui « coulent comme une eau sale le long des routes » (T, 11), charge pourtant l’image de l’île d’une ambivalence qui désillusionne (Salles, 69) et dénonce le ravage de la modernité.

 

 

Maryam Sheibanian

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AMAR, Ruth, Les structures de la solitude dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Paris, Publisud, 2004; BOULOUMIE, Arlette, Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, Paris, Gallimard, 1991; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, Tempête, Paris, Gallimard, 2014; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006; SALLES, Marina, « J.M.G. Le Clézio, les îles de la désillusion », in Christophe Balagana et Gérard Dastugue (dir), Les Grains de sable seront doux comme le sucre. Mélanges offerts à Bernadette Mimosa-Ruiz, Presses Universitaires, Institut catholique de Toulouse, 2017, p. 55-74; TERRASSON, François, La peur de la nature, Paris, Sang de la Terre, 1993; VIERNE, Simone, Rite, Roman, Initiation, Grenoble, Presse Universitaire de Grenoble, 1973.

« VILLA AURORE »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Cinquième nouvelle du recueil La Ronde et autres faits divers (1982), « Villa Aurore » a d’abord été publiée dans la NRF, no 350, l’année même de la parution du volume. Sur une toile de fond aux couleurs niçoises, elle met en scène l’étalement urbain entraînant l’inexorable destruction des quartiers anciens au profit des promoteurs immobiliers, en réduisant l’espace menacé à une villa et à ses dépendances. Si le fait divers pouvait se résumer au refus de la propriétaire – une vieille dame – de quitter sa maison malgré la pression et le harcèlement de plus en plus fréquents, Le Clézio vient donner une dimension encore plus étendue et profonde à ce drame en adoptant un récit à la première personne, fait par un jeune narrateur qui raconte son interaction avec cet espace à trois moments différents de sa vie, dessinant ainsi une ronde des temps autour d’un même lieu de mémoire individuelle.

 

 Tout d’abord, il se remémore son enfance – période de bonheur vécue sous le signe de la fascination exercée par la villa Aurore. Grâce à un emploi appuyé de l’imparfait, le décor est établi avec le motif du cercle en filigrane, au cœur d’un temps mythique, marqué par la lenteur : « Depuis toujours, Aurore existait, là, au sommet de la colline […]. » (p. 109). Tout s’accorde pour lui imprimer une existence à l’écart : en l’absence d’un nom réel, la villa est appelée « Aurore » peut-être « à cause de sa couleur de nuage justement, cette teinte légère et nacrée pareille au ciel du premier matin » (p. 109), tandis que le chiffre gravé sur l’un des piliers de l’entrée, complètement effacé, soustrait l’endroit à la systématisation urbaine. Le mystère de la dame de la villa Aurore, sorte de fée en son royaume, contribue à stimuler l’imagination des enfants pour qui pénétrer dans la partie sauvage du jardin, peuplée de chats errants et d’oiseaux, est une aventure sans cesse renouvelée. Il s’agit d’un « domaine » insoumis aux lois du temps, sorte d’axis mundi et surtout expression de la permanence : « C’était un peu comme la présence de quelque chose de très ancien, de très doux et de très lointain […]. » (p. 111). Le motif sous-tendant le recueil apparaît aussi sous la forme du temple circulaire construit dans le jardin abandonné, et sur lequel l’inscription grecque « OUPANOƩ » (« ciel »), longtemps incomprise par le garçon, est un mot magique apte à emporter l’imagination « loin en arrière, dans un autre temps, dans un autre monde, comme un nom de pays qui n’existerait pas » (p. 113). Nom repris d’ailleurs plus tard pour désigner justement la terre d’utopie dans le roman éponyme Ourania.

 

Marquée par un lyrisme où le style de l’écrivain se manifeste pleinement, cette première partie établit non seulement les frontières d’un espace réel, mais surtout celles d’un espace intérieur, bâti à force de contemplation émerveillée qui embrasse quelques éléments clés de l’œuvre leclézienne. Ainsi l’attention au détail grâce à une ouverture sensorielle exercée pendant des heures par la vue (les chats avec leurs particularités, les merles au vol lourd, les jeux de lumière et d’ombres, l’harmonie entre le ciel bleu et le marbre d’une blancheur éclatante du temple grec sous le soleil d’été) ou l’odorat (les lauriers, les écorces, la terre rouge) aux effets proustiens, aptes à construire une représentation mentale et affective figée temporellement.

 

Cependant, elle finit par être mise à mal. Avec le procédé de l’ellipse, l’écrivain fait revenir le narrateur des années plus tard, lorsque ce dernier, jeune étudiant en droit, souhaite revoir les lieux de son enfance. Passée sous silence, la période de l’adolescence est associée à une amputation mnésique engendrée par l’éloignement physique et affectif de la villa Aurore. C’est aussi l’occasion d’établir une deuxième réalité (extérieure et intérieure) qui s’oppose en tout à la première, la nouvelle devenant ainsi le champ de bataille des contrastes sur les deux versants du temps.

 

Tout d’abord, il y a rupture avec l’enfance et perte de l’appétit pour le mystère et l’émerveillement, ce qui est ressenti comme un déracinement : « Celui qui avait disparu en moi, où était-il ? » (p. 116) Ensuite, la redécouverte du chemin vers la villa Aurore équivaut à la douloureuse prise de conscience de la modernité, ce qui est l’occasion pour Le Clézio de dresser son réquisitoire contre l’urbanisation accélérée. La topographie mentale éclate sous l’effet d’un paysage complètement redessiné : des immeubles aux noms prétentieux et vides bâtis en désordre sur la colline, entrecoupés de plates-formes de goudron. La végétation luxuriante et sauvage du passé est réduite à quelques arbres isolés ou remplacée par une nature apprivoisée, faite surtout de plantes « sages » d’agrément. Cela évoque une confrontation avec le minéral à l’assaut du végétal et, désormais, la narration se fait chronique d’une guerre perdue, d’où l’impression permanente d’angoisse et de mort guettant de partout. Ce décor apocalyptique est perçu comme un dépaysement mnésique, la mutilation du familier faisant éprouver au narrateur un sentiment d’exil par rapport à soi-même. La ville tentaculaire semble partie non seulement à l’assaut de la colline, mais aussi du souvenir que le jeune témoin en garde, de sorte que ce dernier se sent « dépossédé, exilé, trahi, ou peut-être seulement exclu » (p. 118).

 

Les autres éléments constitutifs de ce paysage contrastent profondément avec ceux de son enfance, et leur emploi dans la nouvelle relève des particularités de l’écriture leclézienne. Avant tout, la ville est un espace hostile au mystère. La lumière se reflétant sur les façades blanches des immeubles a des accents de violence et, en l’absence d’une riche végétation permettant un subtil jeu d’ombres, elle met tout à nu de manière angoissante (le sentiment même de Martine dans « La Ronde »). Il n’est donc pas anodin que la villa Aurore soit retrouvée seulement à la tombée du soir, lorsque cette lumière s’affaiblit. Cependant, sa découverte est un choc : la végétation étant devenue rare autour d’elle aussi, plus rien ne la cache ni ne la protège. La construction n’a plus de quoi faire rêver, ayant perdu jusqu’à sa couleur qui lui valait son surnom. Ancien domaine d’un mystère atemporel, elle porte maintenant les signes avant-coureurs de sa fin : « triste, grise, abandonnée », « d’un blanc-gris sinistre, couleur de maladie et de mort » (p. 121). En contrebas de la grande route qui l’entoure (nouveau renvoi à l’image du cercle), elle semble prise en étau. Le silence des lieux n’est plus magique, mais pesant, proche du mutisme, propre à faire peur. La déchéance physique se répercute sur la mémoire qui a du mal à prendre pied dans le jadis, de sorte que le narrateur se sent un étranger.

 

En ce qui concerne les personnages principaux, il convient de remarquer la singularité de cette nouvelle, puisqu’ils sont désignés non seulement par un prénom, mais également par leur nom. L’identité de la propriétaire – Marie Doucet –, découverte au-dessous de la sonnette, a de quoi rétablir brièvement l’équilibre, mais la réalité finit par s’imposer. Dans la dernière partie du récit, on apprend aussi l’identité du narrateur : Gérard Estève. Cependant, au-delà de l’onomastique, ces détails semblent renforcer la fracture entre le jadis presque mythique reposant, entre autres, sur le mystère de l’anonymat, et l’ici et maintenant du bouleversement que les protagonistes doivent subir.

 

Leur rencontre, un an plus tard, lorsque Gérard Estève revient une fois de plus sous prétexte de vouloir louer la chambre que Marie Doucet offre à un étudiant dans l’espoir de se protéger de ceux qui convoitent sa demeure – dernier obstacle à la conquête immobilière de la colline – parachève le tableau du désastre. Le « front » avancé de plusieurs immeubles lui fait prendre conscience du fait que pénétrer enfin à l’intérieur de la villa où « tout était si vieux, si fragile » (p. 128) est sa dernière aventure avant que le domaine ne disparaisse. C’est l’occasion aussi pour asseoir les personnages dans les deux camps, les « ennemis » (l’entrepreneur, le maire et ses adjoints, l’architecte) étant désignés par le pronom sujet « ils » – opposition assez présente dans le recueil. Le narrateur a l’intuition que leur victoire sera bientôt complète et que la villa est désormais condamnée, sensation exacerbée par le retour du silence menaçant et de la sensation du vide. Se sentant impuissant et vaincu lui-même, il se sauve, mais, de manière symbolique, l’unique direction est vers l’espace urbain en bas de la colline – lente descente aux enfers où règne la violence sonore qu’il imagine se prolonger en direction inverse, prenant d’assaut la villa Aurore encerclée déjà par la rocade comme « un anneau de serpent » (p. 132).

 

 

Bogdan Veche

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

CAVALLERO, Claude, « Villa Aurore ou le jardin d’enfance », in Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, « À propos de Nice », no 1, Éditions Complicités, 2008, p. 131-147 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, p. 18-29 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, p. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PÉCHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, p. 964-975.

 

 

 

 

« GÉNIE DATURA (LE) »

in Dictionnaire / by Dominique Lanni
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Entre 1970 et 1974, Le Clézio se rend à plusieurs reprises, à raison de séjours de six à huit mois à chaque fois, dans les forêts du Darién en Amérique centrale pour y vivre auprès de populations autochtones, et ce, dans un dépouillement quasi complet (voir Levesque 2022). En octobre 1971, Le Clézio rencontre Colombie (ou Colombia), un sorcier Haïbana ayant accepté de l’initier à l’expérience que procurent les effets psychoactifs de la plante datura (Iwa). C’est cette expérience de la drogue que raconte Le Clézio sous la forme d’un récit d’auto-observation paru dans Les Cahiers du Chemin en janvier 1973 sous le titre « Le génie Datura ». À partir de souvenirs reconstitués, d’impressions marquantes, mais aussi de notes et d’enregistrements qui lui ont permis après coup de mesurer les effets progressifs des éléments alcaloïdes de la plante sur son corps, sa perception et ses idées, Le Clézio relate scrupuleusement cette initiation, véritable point de rupture et origine d’une recherche renouvelée pour l’écriture (Levesque 2020). Pourtant, lorsque Jacques-Pierre Amette lui demande, en 2006, « Y a-t-il un de vos livres que vous auriez envie de rectifier, ou même de voir disparaître ? », Le Clézio répond : « Le Génie Datura (qui, du reste, n’a jamais été publié) » (Amette 2006, p. 78, cité dans Thibault 2009, p. 61). Or, ce texte a bel et bien paru, non pas en livre, mais en revue, dans le dix-septième numéro des Cahiers du Chemin. Le Clézio a souvent donné à cette revue des textes qui seraient par la suite intégrés à ses opus majeurs, mais « Le génie Datura » n’a jamais été repris. Adina Balint (2016, p. 50) parle d’« un livre sur la drogue, Au Pays d’Iwa, annoncé chez Gallimard, mais plus tard retiré par l’auteur ». Publié en revue donc, ce texte est par la suite délaissé, puis renié. En soi, cela constitue un fait exceptionnel dans la carrière littéraire de l’écrivain. Toujours est-il que le texte existe, même s’il est désormais difficile d’accès étant donné le relatif oubli dans lequel ont sombré Les Cahiers du Chemin aujourd’hui (sur les Cahiers du Chemin et l’apport de Le Clézio à cette revue, voir Martin 2009, 2013).

 

« Le génie Datura » décrit quatre nuits lors desquelles ont eu lieu quatre expériences successives d’absorption d’une infusion à base d’un jus extrait des feuilles de la plante datura. Le texte, qui s’étend sur 34 pages, se présente sous la forme d’un rapport plutôt analytique, découpé en quatre « épreuves », datées, avec parfois même des heures et minutes indiquant la progression des symptômes et situant temporellement l’action. Mimant la forme du protocole d’observation psychiatrique (sans doute reprise à Henri Michaux), la page est divisée en colonnes pour répartir deux types d’informations : l’action et le commentaire sur l’action. Après un préambule sur le datura, où Le Clézio fournit les différents noms de la plante selon les régions du monde et les cultures qui en ont l’usage, il rappelle qu’Ololiuhqui était une plante sacrée pour les Aztèques et qu’aujourd’hui, en Occident, « Datura est en vente dans tous les magasins de plantes décoratives » (p. 95).

 

Nous sommes à la fin de l’été 1971. Il est sept heures du soir. Le Clézio décrit la première de ses quatre épreuves. Le texte ne relate pas les préparatifs nécessaires à la première infusion. Le Clézio rejoint Colombie dans sa hutte, aux abords de la rivière, où il est invité par ce dernier à boire le jus préparé spécialement pour lui. Mais la première épreuve est un échec. Outre quelques symptômes légers, l’écrivain dit ne pas ressentir les effets de la plante, et remet même en cause les capacités réelles de celle-ci, de même que les prétentions du sorcier. « Au fond, l’Iwa Tobari est un comédien… Il fait semblant. Il parle parce qu’on attend de lui qu’il parle… » (p. 99.) L’incrédulité et le scepticisme de l’auteur semblent freiner les effets possibles de la plante.

​​ 

Lors de la deuxième épreuve, le 1er octobre 1971, Le Clézio se trouve en de meilleures dispositions : « Je suis beaucoup plus détendu que la première fois. Je n’ai pas peur. Mon estomac a déjà fait ses preuves » (p. 100). Résolu – « Aujourd’hui, je suis décidé à faire une “expérience” » (p. 100) –, l’auteur mentionne pour la première fois la méthode entourant ladite expérience. « On va noter les heures, enregistrer au magnétophone. Colombie semble intéressé par ce projet vaguement “scientifique” » (p. 100). Après avoir absorbé deux doses en trente minutes, Le Clézio commence à craindre qu’il n’arrive rien cette fois encore, quand soudainement une vision l’assaille : il voit un pont non loin de là, au-dessus du point sur la rivière où commencent les rapides. Le sorcier lui confirme qu’il y bien là un pont, qu’il l’a lui-même vu à quelques reprises, mais qu’il s’agit d’un pont un peu particulier : c’est un pont pour les esprits. Le Clézio décrit alors « la beauté inouïe » de ce pont, « image enfin arrêtée, ordre, logique, certitude » qu’il dit ne plus jamais devoir oublier, car « jamais aucune tour, aucun château, aucun temple ne sera aussi beau » (p. 103). L’écrivain est happé par un sentiment d’extase total face à cette vision. Il dit du pont qu’il l’aime, et qu’il n’est d’ailleurs pas une simple vision, mais une pensée : « il est une pensée, c’est cela, la première pensée que j’aie jamais eue, loin de tous ces efforts et ces spasmes que je croyais autrefois être des pensées » (p. 103). Cependant, au sentiment harmonieux instillé par la vision du pont succède aussitôt une vision claustrophobique et menaçante, Wango-wango té, la maison de l’araignée :

 

Je ne vois plus rien. Je ne vois plus qu’elle. Couleur de poussière, de cendre, couleur de vieillesse, la toile d’araignée a développé en une seconde son piège parfait à travers l’espace […] Mes yeux veulent percer cet écran, mon regard voudrait chercher à voir, à travers, mon regard cherche ce qu’il aime […] Mais impossible de voir. La toile de l’araignée s’est installée entre eux et moi, elle me retient prisonnier en haut de la maison (p. 107).

 

La deuxième épreuve se termine sur cette harmonie brisée, sur cette peur installée par la vision cauchemardesque de la toile, qui sature l’air et la vue, ayant entraîné une coupure nette de l’extase qui l’a précédée.

 

La troisième épreuve a lieu le 6 octobre 1971. Cette fois, Le Clézio demande à Colombie de préparer le breuvage lui-même, ce que le sorcier accepte. Préparer le breuvage confère à l’expérience une dimension résolument matérielle, à laquelle Le Clézio voit deux avantages : il aime qu’un travail physique soit requis et cela lui permet de se familiariser davantage avec la plante. « J’aime faire ce breuvage moi-même. C’est un travail des mains et des bras, pas du cerveau. Cela m’empêche d’avoir peur. » (p. 111) Cette fois, la plante est retorse ; elle ne procure pas à l’écrivain les visions attendues, ce qui le frustre : « Aucune, mais aucune possibilité d’imagination. […] Je hais Iwa. Sale plante somnifère, qui donne comme ça des choses et puis les reprend. Comment ose-t-elle m’abandonner, alors que j’attendais tant la suite de ce qu’elle avait à me dire […] » (p. 112, 113). Finalement, à la faveur d’un éclair illuminant les environs un instant, Le Clézio a une vision fugace : « Debout sur la rive d’en face il y a un géant bleu immobile qui me regarde il a les cheveux longs comme un Indien et son corps bleu est vêtu seulement d’un pagne », écrit-il (p. 113). Le sorcier laisse entendre à l’écrivain que ce géant pourrait être l’esprit d’Iwa, mais qu’il pourrait aussi s’agir de Lubey (Lucifer), et qu’il convient de s’en méfier.

 

La quatrième et dernière épreuve a lieu le 8 octobre 1971. Cette fois encore, Le Clézio prépare le breuvage. Mais auparavant, Colombie l’emmène dans la forêt pour lui montrer le petit arbre duquel sont tirées les feuilles nécessaires à la préparation de la drogue. Répétant « nane unuya » (aujourd’hui je vais voir), Le Clézio cueille cinq feuilles : « La dernière fois, la dose n’était pas assez forte […] Aujourd’hui, avec cinq feuilles, la mesure sera bonne » (p. 116). Le soleil se couche, le breuvage est absorbé. Jusqu’à minuit, l’écrivain est agité, pris d’angoisse et d’effroi – « Je me gratte frénétiquement les jambes, le ventre, le sexe, le visage » (p. 120) – tandis qu’autour de lui toutes les paroles se confondent et que lui-même, totalement désinhibé, dit n’importe quoi. Des heures durant, Le Clézio paraît avoir déliré, paniqué ; mais après minuit, tout se renverse. Il voit à nouveau le pont sur le fleuve, et même plus loin, sur l’autre rive, un village de revenants, un village en fête. Il trouve cela très attirant et voudrait s’y rendre, mais le sorcier s’effraye de cette volonté soudaine de l’écrivain et le retient. Alors le langage se détraque : Le Clézio profère des insanités, il n’est plus maître de sa parole ; le langage le traverse sans lui laisser aucune prise. « Saloperie… Cul… Anus… […] Va te faire foutre ! » (p. 125) Le lendemain, il aura honte d’avoir énoncé ces paroles, d’avoir été à l’origine de cette « excrétion du langage » (p. 127). À la lumière des derniers soubresauts de cette nuit-là, cette phrase tirée de Haï prend un sens nouveau : « Quand on a appris à parler, que reste-t-il ? Apprendre à se taire, voilà » (Le Clézio 1971, p. 40).

 

*

 

Texte peu connu, « Le génie Datura » revêt pourtant une signification capitale eu égard à la production leclézienne des années 1970 et suivantes. L’expérience de désarticulation du langage sous l’effet de la drogue apparaît particulièrement marquante. Déjà, « Le génie Datura » présente une spatialisation du texte, celui-ci étant réparti avec attention sur le plan bidimensionnel de la page. La dimension graphique de l’écriture leclézienne sera portée à son paroxysme en 1973 : Les Géants déploie en effet une multitude de dispositifs pour mettre en valeur la matérialité du langage, tant visuelle et spatiale (iconique) que phonétique. Les efforts en ce sens peuvent être vus comme une tentative de l’auteur d’initier un régime de lisibilité alternatif, qui cherche à valoriser une part sourde de la langue : sa dimension cratyléenne possible (sur cet aspect de l’œuvre leclézienne, voir Zeltner 1971 ; Roussel-Gillet 2011, p. 83-88). Le silence prendra aussi une importance grandissante dans les textes subséquents (sur le silence dans l’œuvre leclézienne, voir Holzberg 1981 ; Michel 1986 ; Hanquier 1991 ; Mabanckou 2010). Le personnage de Bogo le Muet incarne ces deux aspects à lui seul : il ne parle pas, sinon que par onomatopées, rendues typographiquement par des séries de lettres sonores : « “Louip ! Louip !” “Hing !” “Rak-rak-rak-rak” “Oooooph, ooooph” C’était juste comme ça que Bogo le Muet aimait parler. Mais naturellement, personne ne comprenait ce qu’il disait » (Le Clézio 1973b, p. 76-77).

 

Outre son intérêt du point de vue des études lecléziennes, où il fait figure de rareté, sinon d’hapax, le texte de 1973 représente un apport substantiel à la connaissance sur les plantes maîtresses. « Iwa donne ses chances au candidat, écrit Le Clézio, [m]ais, passé les quatre tentatives, elle n’accepte personne. La plante magique se referme, elle interdit qu’on l’approche » (p. 117). La plante est maîtresse ; c’est elle qui organise l’expérience, les gestes, les visions de ceux qui se mettent à son service. Elle a sa volonté propre, que Le Clézio reconnaît implicitement en faisant de la plante, et non du sorcier, le garant du succès ou de l’échec de son initiation (sur le concept de « plantes maîtresses » ou « plantes enseignantes », voir Tupper 2002 ; Jauregui et al. 2011 ; Callicott 2017).

 

Dans les pages de La Quinzaine littéraire en 1971, Le Clézio a écrit sur le livre Joyeuse cosmologie d’Alan Watts, qui traite des effets de l’expérience psychédélique sur la conscience (Le Clézio 1971b). Après 1973, Le Clézio ne dira plus rien sur la drogue pendant de nombreuses années. « Plus tard […] j’ai compris que cela devait rester en moi, que je ne pouvais en parler », écrit-il en 1997 dans La fête chantée (Le Clézio 1997, p. 19-20). Deux ans après, à Gérard de Cortanze, il explique comment ce silence choisi constitue à ses yeux une marque de respect pour sa culture d’accueil :

 

Je trouvais qu’il y avait quelque chose de très impudique à écrire sur des gens si secrets, que je ne voulais pas déranger. […] Évoquer, par exemple, l’expérience de la drogue chez les Indiens, soulevait de vraies questions. J’avais commencé la rédaction d’un livre que j’ai fini par abandonner : il aurait constitué une véritable intrusion dans leur monde. Ce phénomène aurait pu, de plus, être mal interprété dans notre culture qui fait de la drogue une curiosité, une chose extraordinaire, qui n’a rien à voir avec l’instrument qu’elle est dans le monde indien (Cortanze 1999, p. 108-109).

 

Il aura fallu attendre presque trente ans pour que Le Clézio revienne pour la première fois sur son expérience de la drogue au cœur de la forêt au Darién. La fête chantée raconte en raccourci et avec beaucoup de pudeur son expérience initiatique. Comme si le texte de 1973 n’existait pas, il explique :

 

J’ai voulu écrire cela. Au réveil, j’ai pris des notes, avec hâte, comme si j’allais tout perdre. J’interrogeais Colombia sur ce que j’avais vu, cet arbre couvert d’yeux, ou le géant vêtu d’un pagne bleu qui me regardait, debout sur l’autre rive, ou encore la maison de l’araignée, le village des esprits, et lui se contentait de hocher la tête. Tout cela existait, c’était simplement la réalité du monde qu’il habitait, et que les autres ne voyaient pas (Le Clézio 1997, p. 19).

 

Plutôt qu’une simple description de son expérience et des effets de la drogue décrits de manière clinique, c’est sur la cosmologie entourant celle-ci que Le Clézio porte son attention au moment où il plonge dans ses souvenirs. Il veut restituer au rite d’Iwa son sens pratique et symbolique (la guérison), le remettre à sa place dans l’imaginaire social et culturel auquel il se rapporte. Bien que l’écrivain n’ait pas défendu explicitement cette idée, il semble que les plantes maîtresses puissent être des vecteurs de rapprochements interculturels, à condition de respecter leur enseignement. Là où le texte de 1973 témoignait d’un enthousiasme et d’une immédiateté que l’écrivain a sans doute perçus après coup comme trop naïfs, La fête chantée vient resituer à juste distance l’expérience décrite précédemment, l’insérant dans une série d’autres observations plus ou moins biographiques où les autochtones auprès desquels l’écrivain a vécu (Colombie, mais aussi Elvira, par exemple), ainsi que leur culture si marquante, occupent désormais une place prépondérante.

 

 

Simon Levesque

(2022)

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

AMETTE, Jacques-Pierre (propos recueillis par), « Le Clézio par lui-même », Le Point, n° 1741, 26 janvier, p. 78, 2006 ; BALINT, Adina, Le processus de création dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio. Leyde/Boston : Brill Rodopi, coll. Faux Titre, 2016 ; CALLICOTT, Christina, « Communication interspécifique en Amazonie occidentale : la musique comme forme de conversation entre les plantes et les humains », trad. de l’anglais par E. Caccamo & S. Levesque. Cygne noir, n° 5 : 1-16, 2017 [2013] ; CORTANZE, Gérard de., J.M.G. Le Clézio : le nomade immobile, Paris, Éd. du Chêne, coll. Vérités et légendes, 1999 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », Communication & langages, n° 89 : 18-29, 1991. DOI : 10.3406/colan.1991.2311 ; HOLZBERG, Ruth, L’œil du serpent. Dialectique du silence dans l’œuvre de J.-M. G. Le Clézio, Sherbrooke, Naaman, coll. Études, 1986 ; JAUREGI, Xabier ; CLAVO, Z. M. ; JOVEL, Eduardo M. ; PARDO DE SANTAYANE, Manuel, « “Plantas con madre”: Plants that teach and guide in the shamanic initiation process in the East-Central Peruvian Amazon », Journal of Ethnopharmacology, vol. 134, n° 3 : 739752, 2011. DOI : 10.1016/j.jep.2011.01.042 ; LE CLÉZIO, J.M.G., Haï, Genève, Albert Skira, coll. Les sentiers de la création, 1971 ; « Un livre de libération » (sur Joyeuse cosmologie d’Alan Watts), La Quinzaine littéraire, n° 121, 1-15 juillet : 21-22, 1971b ; « Le génie Datura », Les Cahiers du Chemin, n° 17, 15 janvier : 95129, 1973a ; Les Géants, Paris, Gallimard, coll. L’imaginaire, 1973b ; La fête chantée et autres essais de thème amérindien, Paris, Gallimard, coll. Le Promeneur, 1997 ; LEVESQUE, Simon, Le Clézio 1970-1974 : une politique de la littérature, thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2020. URL : https://archipel.uqam.ca/14313/ ; LEVESQUE, Simon, « Le Clézio dans les forêts du Darién avec les Emberá », RELIEF, « Littératures francophones & écologie : regards croisés » (A. Jeannerod, P. Schoentjes & O. Sécardin, dir.), 2022 (à paraître) ; MABANCKOU, Alain, « Le Clézio, chantre de “la parole silencieuse” », dans T. Léger et al. (dir.), Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Interférences, p. 15-18, 2010 ; MARTIN, Serge, « Le Clézio dans Les Cahiers du Chemin (1967-1977) de Georges Lambrichs : chemins vers une anthropologie poétique avec des poèmes-relations », dans C. Cavallero & B. Thibault (dir.), Les Cahiers Le Clézio, 2 : Contes, nouvelles et romances, Paris, Complicités, p. 171184, 2009 ; MARTIN, Serge, Les Cahiers du Chemin (1967-1977) de Georges Lambrichs. Poétique d’une revue littéraire, Paris, Honoré Champion, coll. Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècles, 2013. MICHEL, Jacqueline, Une mise en récit du silence : Le Clézio, Bosco, Gracq, Paris, J. Corti, 1986 ; THIBAULT, Bruno, J.M.G. Le Clézio et la métaphore exotique, Amsterdam/New York, Rodopi, coll. Monographie Rodopi en littérature française contemporaine, 2009 ; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, J.M.G. Le Clézio : écrivain de l’incertitude, Paris, Ellipses, 2011 ; TUPPER, Kenneth W, « Entheogens and Existential Intelligence: The Use of Plant Teachers as Cognitive Tools », Canadian Journal of Education, vol. 27, n° 4 : 499-516, 2002 ; ZELTNER, Gerda, « Jean-Marie Gustave Le Clézio : le roman antiformaliste », dans M. Mansuy (dir.), Positions et oppositions sur le roman contemporain, actes du colloque organisé par le Centre de philologie et de littératures romanes de Strasbourg, avril 1970, Paris, Klincksieck, 1971, p. 215-224.

 

« ARIANE »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

La quatrième nouvelle du recueil La Ronde et autres faits divers (1982) raconte le viol d’une jeune fille, Christine, par une bande de motocyclistes dans le sous-sol d’un immeuble, le soir d’un lundi de Pâques que la protagoniste passe à déambuler dans sa cité de H.L.M. De manière tout à fait transparente, le cadre est facile à identifier grâce à des détails fournis très tôt dans le texte, à commencer par le titre : il s’agit de la cité l’Ariane à Nice, quartier sensible qui a été plus d’une fois le théâtre de violences signalées par la presse.

 

Comme pour les autres récits de cet ouvrage, le fait divers n’est qu’un maigre pré(-)texte, dont l’écrivain se sert pour montrer la face cachée des événements, à savoir le drame vécu au niveau individuel. Au-delà des faits, c’est donc l’intérieur de la conscience du personnage qui est exploré à travers la présence discrète d’un narrateur-témoin. L’éloignement du simple compte rendu journalistique fait la part belle à la littérature comme moyen de donner une version subjective des faits, tout en les rattachant au contexte plus large des problèmes des banlieues. Cela met en lumière l’art de Le Clézio et les éléments propres à son écriture.

 

La nouvelle débute par l’établissement appuyé des repères spatiaux et, dans le sillage des premiers romans, la description se constitue en un réquisitoire contre l’urbanisation excessive et l’enclavement des périphéries. La cité des H.L.M. est un no man’s land d’où la végétation est évacuée au profit du minéral (béton, goudron, pierre). Le motif du cercle comme image de la clôture est omniprésent en filigrane : il s’agit d’un espace fermé à l’horizontale puisqu’on y est « loin de la mer, loin de la ville, loin de la liberté » (p. 89), mais aussi à la verticale par la fumée que dégage l’usine de crémation, de sorte que le ciel ne se laisse entr’apercevoir que de manière fugace. Dans ce décor d’apocalypse, les habitants – des laissés-pour-compte – sont envisagés comme des spectres condamnés à la réclusion perpétuelle dans leurs « alvéoles » (p. 90), et à des existences très pauvres, rythmées surtout par la mécanique des déplacements en voiture pour aller au supermarché. Leur identité absente ou tronquée – la protagoniste elle-même n’étant désignée que par son prénom – est représentative de la vie en marge.

 

La cité est aussi un univers chtonien, qui se remarque par l’absence de tout être capable de vol et où la lumière naturelle fait défaut la nuit et ne pénètre que chichement le jour, « prisonnière des nuées lourdes » (p. 91). D’un côté, cette enclave, lieu de chute, est régie par une violence sonore quasi perpétuelle, qui entrave la communication authentique. Les sources en sont artificielles et le champ lexical du bruit est particulièrement riche : les postes de télévision « grognent », « ricanent » ou « chantonnent », tandis que le bruit « déchirant » des cyclomoteurs, aux accents presque surnaturels, est propre à faire naître la peur en évoquant celui produit par un « troupeau de bêtes sauvages, qui crie et rugit dans la nuit » (p. 91). De l’autre côté, le silence est présent aussi, mais il n’est pas valorisé positivement, car marque d’indifférence et source d’inquiétude. La description favorise la synesthésie tellement présente chez Le Clézio (ce silence étant tour à tour « grand », « long », « âpre », « froid » ou « épais ») et, occasionnellement, l’oxymore (il est aussi « crissant de poussière et de ciment » (p. 92)).

 

Pour que ce cadre pesant s’impose aux sens, Le Clézio ancre le récit dans le présent : « Aujourd’hui, lundi de Pâques […] » (p. 91) ; « Ici marche Christine […] » (p. 93). Le personnage a tout pour contraster avec le monde qu’il habite : c’est une fille au seuil de l’adolescence, soucieuse déjà de son aspect physique, et qui, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche, retarde le moment de son retour à la maison, où l’existence des autres membres de sa famille est enlisée dans la routine. L’écrivain joue habilement avec les couleurs et la silhouette de Christine habillée de noir, blanc et rouge se détache facilement sur le gris morne de la toile de fond. Moyen d’expression de la féminité naissante, avec tous les doutes et l’anxiété qui l’accompagnent, le choix des couleurs traduit également le désir d’évasion de cet espace fermé qui ne cesse d’apparaître comme menaçant pour les plus faibles.

 

Pourtant, ce contraste est aussi une source de vulnérabilité, la déambulation de Christine dans la cité des H.L.M. se faisant sous le signe de l’hyperesthésie – une autre constante de l’écriture leclézienne. Si, en sortant du Milk Bar, elle fait en quelque sorte l’expérience de « l’extase matérielle » en captant par les sens la vie dans tout ce qui l’entoure, cet épisode est unique et transitoire. Le reste du temps, Christine se sent à plusieurs reprises exposée par son aspect physique (au Milk Bar elle attire les regards concupiscents du patron) et surtout démasquée par les éléments constitutifs de son espace familier, qui participent pleinement à l’atmosphère tragique de la nouvelle : le silence écrasant qui amplifie le bruit métallique de ses talons très hauts, le froid qui semble réduire l’acoustique extérieure, la lumière des réverbères, froide et humide, aux nuances changeantes, qui la jette en pâture aux regards des motards à sa poursuite. La quête de liberté se mue en traque jalonnée par la peur, aboutissant au viol dans la cave de l’immeuble même où Christine habite.

 

À part les éléments déjà mentionnés, cette nouvelle se prête aussi à un décryptage des mythes la sous-tendant, avec pour cela de particulier que leur réécriture est souvent très libre. Ainsi, le titre renvoie au mythe d’Ariane, mais il est trompeur dans la mesure où le nom représente le labyrinthe urbain (d’ailleurs, le texte mentionne « le dédale des parkings » (p. 93)), tandis que l’« Ariane » moderne porte un prénom d’inspiration chrétienne pour évoquer le drame de la Passion, ici représentée par la descente aux enfers (la cave de l’immeuble) et le viol, un lundi de Pâques, avant de ressortir comme le Christ de son tombeau. Le mythe du labyrinthe s’accorde on ne peut mieux avec le motif de la ronde, ce dernier revenant à plusieurs reprises, car les forces centripètes l’emportent constamment sur les forces centrifuges, pour empêcher l’évasion de cet espace carcéral. La ronde est donc celle de Christine que ses pas ramènent, en vain, à la case de départ – son immeuble même devenant piège –, mais également celle des motards comme image d’un Minotaure collectif (leurs visages restent casqués) lorsqu’ils cernent leur proie dans la rue et tournent autour d’elle sans hâte, en décrivant des cercles concentriques de plus en plus resserrés. Le grand absent est l’équivalent de Thésée, ce qui ne doit pas vraiment surprendre puisque ce récit met en scène le malaise de la protagoniste quant à la relation avec les hommes, à l’instar de « La Ronde » et de « La grande vie », deux autres nouvelles du recueil. Le père est mentionné comme une figure plutôt absente dans la dynamique familiale, tandis que les autres figures masculines – le patron du Milk Bar et les motards – sont des éléments ennemis.

 

Enfin, il conviendrait de remarquer l’approche de Le Clézio, qui se garde de dépasser les limites du genre et accompagne brièvement avec sa plume la protagoniste, tout en laissant entière une part de mystère, aussi troublant soit-il. Serait-elle, Christine, victime du hasard ou bien est-elle est trahie par Cathie qui est « une véritable langue de vipère » (p. 97) et/ou par le patron du Milk Bar ? La question est légitime, puisque les motards savent très bien où elle habite, alors qu’elle ne reconnaît pas la voix « dure et rauque » (p. 104) du chef de la bande. Des questions sans réponse, mais qui relèveraient plutôt d’une enquête, ce qui n’est pas le but ici, le fait divers étant un point de départ pour individualiser un vécu.

 

 

Bogdan Veche

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BEDRANE, Sabrinelle, « À l'ombre du roman : les nouvelles lecléziennes », in Les cahiers J.-M.G. Le Clézio, n°2 : Contes, nouvelles et romances, sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault, Paris, Éditions Complicités, 2009, p. 185-201 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, p. 18-29 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, p. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PÉCHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; PIEN, Nicolas ; LANNI Dominique (dir.), J.M.G. Le Clézio – Explorateur des royaumes de l’enfance, Caen, Passage(s), coll. « Regards croisés », 2014 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 (en particulier p. 22 ; 40-50 ; 73-76 ; 261-263) ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, p. 964-975 ; TROUVÉ, Alain, « Une lecture de ‘La Ronde’ de Le Clézio », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 98e Année, No. 1 (Janv.-Fév., 1998), p. 123-129.

 

ÉCOLOGIE

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Depuis ses voyages en Amérique dans les années 1970, où il fait la rencontre de sociétés amérindiennes, Jean-Marie Gustave Le Clézio se montre fasciné par un « âge d’or » où l’homme vit « en harmonie » avec la nature. Ce mode de vie respectueux du monde naturel, qu’il découvre également chez les populations de l’Afrique noire, de l’Île Maurice, du désert marocain et d’Océanie, et que l’on pourrait qualifier de « primitif » au sens où leur existence et leurs cultes reposent sur l’organisation interne et le rythme du monde naturel, constitue un contraste frappent avec les activités de l’Occident déterminées par la surabondance technique et le consumérisme :

 

À cette époque, je ne me souciais pas d’écologie, et je ne connaissais presque rien du passé amérindien de l’Amérique […]. C’est la rencontre avec les Emberas, sur le río Tuquesa, qui me donna cette libération. […] Petit à petit [….] je suis parvenu à l’orée d’un monde complètement opposé à tout ce que j’avais connu jusqu’alors. […] j’appris une nouvelle façon de voir, de sentir, de parler. (FC, 10-11)

 

À la suite de cette rencontre bouleversante et de la découverte de modes de vie « alternatifs », l’auteur consacre de nombreux romans, récits et essais à l’attitude écologique des sociétés amérindiennes, par exemple dans Haï (1971), dont le titre signifie « activité » ou « énergie », et dans La Fête chantée (1997). S’intéressant à la façon dont la vie quotidienne et les cultes de ces communautés reposent sur une gestion équilibrée et respectueuse de l’environnement, il est fasciné par leur rejet résolu de toute forme de supériorité humaine caractéristique des religions et des systèmes de pensée occidentaux, et leur refus de toute distinction entre les hommes, les animaux, et même les végétaux – une attitude que nous qualifions aujourd’hui d’« anti-spéciste ».

 

Simultanément, il continue à critiquer de façon explicite l’urbanisation et la mécanisation caractéristiques de la société de consommation. Si la condamnation du consumérisme et du développement urbain s’était déjà exprimée très tôt dans l’œuvre leclézienne, dans Le Procès-verbal (1963), Le Déluge (1966), Terra amata (1967) et Le Livre des fuites (1969), où l’auteur se montre sensible à la problématique écologique par des renvois ponctuels à la menace nucléaire, c’est dans des romans comme La Guerre (1970) et Les Géants (1973) que le souci de l’avenir de l’humanité et de l’environnement s’affirme de la façon la plus explicite. Les mouvements des protagonistes ont pour toile de fond un espace urbain apocalyptique, où les hommes se trouvent parqués dans des cellules, entre des barrières artificielles de briques et d’acier, où le labyrinthe de rues bétonnées, de carrefours, de cités HLM, de blockhaus et d’hypermarchés entoure les habitants d’une jungle de câbles et de pylônes. Dans une conversation avec Pierre Lhoste, Le Clézio affirme que l’avancée agressive des villes « amène une sorte de lutte de combat permanent entre les hommes eux-mêmes […] et la nature » (Lhoste, Le Clézio, 1971, 63). Les forêts, plages, fleuves, lacs et plaines ont cédé la place à des constructions qui s’inscrivent dans la maîtrise technique toujours croissante de l’environnement naturel. L’être humain qui se promène dans la ville ne rencontre que des paysages artificiels, constitués de matières non naturelles : des « forêts de pylônes », des « plages de nickel », des « plaines de tôle ondulée » (G, 166) ; les éléments naturels semblent avoir été produits dans une usine : la terre est « une plaque de goudron », l’eau devenue « de la cellophane », l’air « est en nylon » et le soleil s’est converti en une lampe de 1 600 watts (G, 31). Or, l’auteur souligne que c’est l’homme même qui a voulu cette « dureté minérale » (Ge, 114), comme si « un jour quelqu’un avait haï le monde – tout le monde, les arbres, les plantes, les herbes, les animaux, l’air, le soleil, la pluie, la mer, les fleuves, les lacs, les cailloux, les nuages » (Ge, 279).

 

Parmi les problèmes écologiques qui retiennent l’attention de l’auteur, les énormes tas de déchets polluant l’environnement urbain occupent une place centrale. Il s’agit d’ordures qui traînent dans les rues, la plupart du temps des emballages en plastique propres à l’ère du jetable et de la consommation, comme « des rectangles de fonte noire, où les détritus se sont accrochés pendant les années » (Gu : 65), des « cigarettes, [des] papiers, et [des] capsules de Pepsi-Cola » (G, 79). Le Clézio n’hésite pas à exprimer son aversion profonde pour les cigarettes dont le filtre en matière synthétique met une éternité à disparaître du paysage : « les mégots se sont multipliés. Il y a des siècles qu’on jette ces rebuts sur le sol » (G, 68). Pour l’auteur, le manque de respect du citadin vis-à-vis de la nature atteint son comble quand « [m]ême des gens parfois écrasent leur cigarette dans la terre » (Zhang, Le Clézio, 2017, 162). Tous ces rebuts finissent par être entassés dans des décharges souvent reléguées aux marges de la ville et restent donc « invisibles » pour ses habitants. Le tableau qu’il en fait comprend tous les éléments typiques d’un entassement d’ordures, avec une attention particulière pour l’odeur, la toxicité des exhalaisons et la force destructrice irréversible d’un tel amas d’immondices :

 

elle voyage jusqu’à l’autre bout de la ville, jusqu’au grand terrain vague où règne une drôle d’absence, une drôle de fumée noire. […] Au centre du terrain vague, il y a une sorte d’usine de ciment, avec deux cheminées qui rejettent des colonnes de fumée. L’odeur âcre retombe sur la terre, répand son nuage suffocant. Devant l’usine, il y a un grand tas d’ordures, pareil à une montagne, qui attend d’être brûlé. […] Elle sent l’odeur fade et terne qui entre en elle, elle écoute aussi les bruits de la décomposition qui s’allume au centre de la montagne (G, 271)

 

Tandis que les exemples cités ici sont descriptifs, évoquant un état des choses sans adopter un ton explicitement menaçant, l’insertion dans La Fête chantée du discours du chef indien Seattle, adressé à l’Assemblée des Tribus en 1855 et incitant au rejet de l’offre du gouvernement américain d’acheter les terres amérindiennes, permet à Le Clézio d’avertir le lecteur dans un style plus prophétique : « Continuez à souiller votre lit, et une belle nuit, vous étoufferez dans vos propres déchets » (FC, 235). Le Clézio adopte le même ton catastrophique dans un entretien avec Stéphanie Janicot, lorsqu’il annonce nos dettes envers les générations à venir, mettant l’accent sur le caractère imprévisible des actions humaines actuelles : « tous les enfants […] devront faire face à nos erreurs, à nos horreurs : pensez seulement aux rebuts – nucléaires, chimiques, bactériologiques – que les pays industriels enterrent ou immergent depuis déjà cinquante ans, et dont certains continueront d’empoisonner l’air, la mer, la terre pendant des dizaines de milliers d’années » (Janicot, Le Clézio, 2006, 11).

 

Un autre problème écologique caractéristique de l’espace urbain surpeuplé et de ses nombreuses inventions techniques se révèlent être les gaz d’échappement. Malgré leur caractère souvent incolore, Le Clézio en visualise le fonctionnement en analysant les interactions entre les gaz et les organes qui composent le corps humain, expliquant que « le monoxyde de carbone se répand dans les poumons et dans les artères » (G, 8) et que notamment le sang en absorbe les substances toxiques (G, 145 ; EM, 63). Ainsi, les textes de Le Clézio témoignent déjà au début des années 1970 d’une conviction que le « posthuman ecocriticism » impute à des découvertes récentes, c’est-à-dire l’idée que la matière synthétique affecte les « bios-zoe-techno-eco-cultures », des mondes hybrides où le corps humain subit de plus en plus d’atteintes provoquées par les substances générées par la société postmoderne.

 

D’une façon similaire, Le Clézio s’efforce de montrer les forces destructrices invisibles du commerce international en décrivant en détail l’emballage, le traitement contre-nature et le transport planétaire des aliments dans les supermarchés. Sans jamais laisser transparaître une leçon de morale, Le Clézio affirme la nécessité d’un développement durable qui requiert une réorganisation profonde des modes de production et de consommation : « [s]ur les étals, les fruits du monde entier étaient mûrs. Les viandes enveloppées de cellophane attendaient dans les bacs réfrigérés » (G, 56) et « [d]ans les corbeilles, les fruits ne peuvent pas pourrir » (G, 31). Remarquons que Le Clézio intègre ces constats dans un roman publié en 1970, alors que les premières lignes de produits « écologiques » conditionnés dans des emballages recyclables, proposés par des supermarchés comme Monoprix, n’ont été lancées qu’à la fin des années 1980.

 

Écrivant dans une période dominée par la dissuasion nucléaire de la guerre froide, Le Clézio dévoile par bribes la menace d’une catastrophe atomique et des crises écologiques qui en découleraient. Alors que le narrateur de Voyage à Rodrigues constate que « l’on prépare déjà la guerre nucléaire » (VAR, 128) et que Monsieur X prophétise dans La Guerre un déluge environnemental avec, entre autres, l’apparition de « nuages en forme de champignon » (G, 233), Le Clézio montre dans La Fête chantée que le souci est ancien, étant donné que les prédictions anciennes des civilisations amérindiennes, avertissant le peuple d’un « monde brûlé » (FC : 39), se révèlent tout à fait pertinentes dans « notre monde actuel, sous la menace de la destruction nucléaire et de la dévastation des ressources naturelles » (FC : 39).

 

Remarquons enfin que l’auteur n’hésite pas à aborder dans l’espace public les soucis écologiques exprimés dans ses œuvres de fiction. Ainsi, il se mobilise dans un combat contre le développement du nucléaire : dans l’article intitulé « Pour en finir avec le colonialisme nucléaire » (Le Monde, 4 octobre 1995), il dénonce la reprise des essais nucléaires par la France dans le Pacifique, qui « est à la fois un désastre écologique et une indignité morale ». La question de l’abattage des baleines dans les lagunes de Basse-Californie, au Mexique, est successivement abordée dans Pawana (1992) et dans l’article « Sauver les baleines grises de Californie » (Le Monde, 8 avril 1995). Un autre article, « Un projet monstrueux » (Le Monde, 12 mai 1987), dénonce le « raid » de la Thierry Sabine Organisation à travers la forêt guyanaise, où le passage de cinquante engins motorisés et surpuissants sur les fleuves Maroni et Oyapock causerait des dégâts irréparables à la faune et la flore du site. Dans « Quel avenir pour la Romaine ? » (Le Monde, 1 juillet 2009), l’auteur attaque la compagnie Hydro-Québec : leur projet de construire quatre barrages mettrait en danger de nombreux animaux et végétaux ainsi que le mode de vie des Innus, riverains de la rivière la Romaine au Québec. Il a également écrit sur la rivière la Madeira, au Brésil, où le groupe GDF-Suez a installé un grand complexe hydroélectrique : un désastre écologique pour « plusieurs centaines d’espèces de poissons et d’oiseaux, ainsi que de nombreuses espèces de mammifères menacées » et pour les tribus indiennes qui vivent dans le bassin de la rivière (« Un projet de GDF-Suez met en danger les dernières tribus isolées d’Amazonie », Le Monde, 7 avril 2010). Un article article dénonce les activités d’une compagnie minière canadienne, qui constituent un danger pour la montagne des Indiens Huichols et pour la survie des écosystèmes aux alentours : « recherche en profondeur, éventration à la dynamite, utilisation de polluants (mercure et cyanure), rejets de boue contaminée qui mettent en danger la nappe aquifère » (« Il faut sauver les Indiens Huichols », Le Point, 20 janvier 2012). L’activité journalistique de Le Clézio ne constitue donc pas seulement la « praxis » de sa mise en garde écologique littéraire, comme l’affirme Claude Cavallero, elle « confère d’une certaine manière au devoir que lui impose implicitement son autorité morale de romancier » (Cavallero, 2009, 340).

 

Même s’il renonce au titre de « militant écologiste » (Zhang, Le Clézio, 2017, 166), l’auteur affirme à Lu Zhang son engagement au sein du groupe appelé « Survival », qui signale toutes les atteintes portées aux populations minoritaires par les grands pouvoirs capitalistes, et il s’est déjà engagé dans le « Groupe des Cent », qui lutte contre l’altération de l’environnement. Le Clézio ne s’est pas contenté de rédiger des hommages à des défenseurs du monde naturel, comme à Petra Kelly (« À la mémoire de Petra Kelly et Gert Bastian », Le Monde, 3 novembre 1992), il s’est aussi donné pour mission de familiariser le lecteur français avec la Nature writing américaine, entre autres par ses préfaces élogieuses d’Almanach d’un comté des sables d’Aldo Léopold (2000 [1949]) et d’Une année à la campagne de Sue Hubbell (1991 [1986]).

 

 

Sara Buekens

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 

CAVALLERO, Claude, Le Clézio, témoin du monde, Clamart, Éditions Callipoées, 2009 ; HUBBELL, Sue, Une année à la campagne, traduction par Janine Hérisson, préface de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Paris, Gallimard, 1991 [1986] ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992 [1967] ; La Guerre, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1992 [1970] ; Les Géants, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1997 [1973] ; Voyage à Rodrigues, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1986 ; « Un projet monstrueux », Le Monde, 12 mai 1987 ; « À la mémoire de Petra Kelly et Gert Bastian », Le Monde, 3 novembre 1992, p. 17 ; « Sauver les baleines grises de Californie », Le Monde, 8 avril 1995 ; « Pour en finir avec le colonialisme nucléaire », Le Monde, 4 octobre 1995 ; La Fête chantée, Paris, Gallimard, coll. « Le Promeneur », 1997 ; « Quel avenir pour la Romaine ? », Le Monde, 1 juillet 2009 ; « Il faut sauver les Indiens Huichols », Le Point, 20 janvier 2012 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, RAZON, Jean-Patrick, « Un projet de GDF-Suez met en danger les dernières tribus isolées d’Amazonie », Le Monde, 7 avril 2010 ; LEOPOLD, Aldo, Almanach d’un comté des sables, suivi de Quelques croquis, traduction par Anna Gibson, préface de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Paris, Flammarion, 2000 [1949] ; LHOSTE, Pierre, LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, Conversations avec J.M.G. Le Clézio, Paris, Mercure de France, coll. « Littérature générale », 1971 ; JANICOT, Stéphanie, Le CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, « L’entretien » Muze, 22, juin 2006, p. 8-12 ; ZHANG, Lu, LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, « Je pense que la littérature doit beaucoup à la terre », Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, 10, mai 2017, p. 159-176.

 

 

 

 

 

CHAUVE-SOURIS

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Dans Voyages de l’autre côté, paru en 1975, J.M.G. Le Clézio raconte les voyages oniriques d’une petite fée qui se métamorphose, se glisse à l’intérieur des choses pour en découvrir les secrets. Naja Naja, dont le nom évoque à la fois un serpent de l’espèce cobra et la Nadja d’André Breton, est comme cette dernière une initiatrice qui aide ses amis à découvrir « l’autre côté ». Écrit après la rencontre avec les Indiens Embéra et Waunana qui ne s’éprouvent pas séparés du monde, ce livre, rompant avec l’individualisme occidental, exalte l’effacement des barrières et des hiérarchies entre les règnes et les espèces et réinscrit l’être humain au sein de la création dans son ensemble. C’est ainsi que Naja Naja voyage aussi bien dans le soleil, les arbres, la stratosphère, que dans la fumée des cigarettes ou les freins d’un autobus. Dans ce livre, il s’agit « moins de décoller du réel que de l’habiter », écrit Maurice Nadeau (1975, 5), en cherchant l’infini non dans la verticalité baudelairienne du poème « Élévation », mais dans « l’ici, le présent, le déployé » (L’Extase matérielle, 1992, 187). Masao Susuki rapproche ainsi le texte leclézien du Bouddhisme-zen qui « refuse d’identifier l’aspiration vers l’infini avec la négation de la vie d’ici-bas » (Susuki, 2007, 177).  ​​​​ 

 

Un chapitre entier de ce long poème en prose est consacré à la transfiguration de Naja Naja en chauve-souris et à sa participation à un vol nocturne d’une colonie de ces mammifères volants (Le Clézio, 1975, 280-288). Animal hybride, de l’ordre des chiroptères (de chiro : main, et ptère, aile), à la réputation sulfureuse – associée à l’obscurité, aux vampires et plus récemment à la transmission de virus –, la chauve-souris inspire néanmoins des mythologies contrastées en fonction des époques et des cultures. Signe de bonheur en Extrême-Orient, divinité chthonienne liée à la mort pour les Mexicains, symbole de perspicacité pour les Peuls en Afrique, elle incarne pour Victor Hugo l’être dont l’évolution spirituelle a été entravée (Ode 5, 1822), et une figure de justicier impitoyable dans le film Batman, entre autres exemples. ​​ 

Ce n’est toutefois pas l’animal allégorique ou totémique qui apparaît dans Voyages de l’autre côté. La citation de Alice in Wonderland « Do cats eat bats / Do bats eat cats » (134) place le texte sous le signe du merveilleux. Le fantastique permet à Le Clézio d’expérimenter le « devenir-animal » tel que l’ont théorisé Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980). En s’identifiant totalement au chiroptère par le truchement de son personnage féérique, il s’approche au plus près du « versant animal » (Bailly, 2018), franchit la frontière qui sépare l’humain du non-humain.

 

Répondant à l’appel d’étranges cris stridents à la tombée de la nuit, Naja Naja s’introduit à l’intérieur d’une grotte peuplée d’une multitude de « gens » (le mot chauve-souris n’apparaîtra qu’à la toute dernière ligne du récit). Suspendue par les pieds, elle attend l’heure nocturne qui marque le départ pour la chasse aux insectes dont l’animal se nourrit jusqu’au lever du jour (il peut manger la moitié de son poids d’insectes en une nuit). Nous assistons à la transformation physiologique de Naja Naja : « Elle étend les bras, elle écarte les doigts de ses mains. Il y a une membrane élastique qui s’élargit, qui tire la peau de ses flancs. Ses yeux sont agrandis, dilatés dans le noir, son nez est aplati, plissé en forme de feuille » (283). Tout est éthologiquement précis et juste : l’emploi des mots bras, doigts et mains, la chauve-souris ayant les mêmes os que les humains dans ses membres antérieurs ​​ avec seulement des dimensions et un agencement différents ; l’apparition de la membrane alaire, le « patagium », qui assure une grande portance au vol, les yeux dilatés (contrairement à certains préjugés, la chauve-souris n’est pas aveugle, mais y voit très bien la nuit), le nez plissé en forme de feuille qui permet de reconnaître des créatures de la famille très courante des « rhinolophidés ».

 

Pour retranscrire la diversité, l’acuité des sons émis par les souris-volantes, dont ces ultra-sons inaudibles à l’oreille humaine, l’écrivain mobilise toutes les ressources sonores du langage : nombreux verbes qui sont « comme des énergies captées » (Bailly, 2018,112), onomatopées autour de la voyelle la plus aiguë de l’alphabet, le [i], transcription des sons en lettres sifflantes, X, Z, synesthésies suggestives de ces bruits qui « coupent », « balafrent », « écorchent », « piquent comme des aiguilles », en écho au beau vers de la huitième élégie de Rilke « Ainsi la trace de la chauve-souris raye la porcelaine du soir » (Rilke, 1994)). Ces ultra-sons qui émanent du nez et de la gorge des chiroptères leur permettent de se repérer dans l’espace. C’est le phénomène d’écholocation, ainsi décrit par Jean-Claude Bailly : « Par ce vol, [la chauve-souris] constitue une sorte de carte tridimensionnelle où chaque accident, repéré par le retour d’onde qu’il renvoie (un mur, un rameau, un fil, un insecte qui vole), devient un point ou une série de points que le petit mammifère ailé intègre et interprète à toute allure. » ( Bailly, 2018, 111-112)

 

Les bruits dessinent des lignes, « balaient », « strient l’espace », les nombreux verbes de mouvement – « bondissent », « zigzaguent », « contournent » – en décrivent le tracé en apparence erratique mais qui, de fait, ricoche sur les objets rencontrés et permet de localiser les proies :

Le cri s’élance, heurte un autre cri, et revient brisé, car il y a quelqu’un qui s’approche en volant à 6 mètres par seconde. (284)

​​ 

Ce ne sont pas de cris pour parler. Ce sont des cris pour voir surgir un pin parasol, un mur, un talus couvert d’herbes. (286)

 

La graphie des onomatopées transpose non seulement l’hyperacuité du son, mais aussi le vol incertain des chauve-souris, ce battement d’ailes constant si éloigné de l’aisance gracieuse du vol plané : ​​ 

 

“Tlix-tlix !”

 “Llouip !”

  “Striik-alik !”  “Gluk !”

      “Plit plit plit”

       “Myo !”

        “Tzik !

Tzik !

Tzik !” ​​ (287)

 ​​​​ 

Si la transformation progressive de Naja Naja en chauve-souris peut rappeler Ovide (Les Métamorphoses), Ionesco (Rhinocéros) ou Kafka (La Métamorphose), le texte leclézien s’en distingue par l’absence d’angoisse tératologique et de message moral, social ou politique. L’angoisse n’est perceptible que dans la pénombre de la grotte avant l’envol. Le retour précipité de l’animal chthonien vers la grotte signale le passage de la nuit au jour. La sortie nocturne pour la chasse est au contraire associée à la sensation de liberté – « Plus rien ne nous écrase contre le sol » (288) – , à l’accès direct à la poésie des objets rencontrés  –  « Nous n’avons pas de paroles, pas de pensées, seulement les échos de nos cris qui font briller les choses à l’intérieur de notre corps » –  (ibid.), à l’ivresse, proche de la transe chamanique, d’entrer « dans l’ouvert » (Bailly, 2018, 45) : « On est ivres, tout le temps ivres, ivres de crier, de voler » (287). La métamorphose de Naja Naja en chauve-souris est une des nombreuses expériences par lesquelles ce personnage féerique nous invite à « habiter » le monde en poète, à nous sentir en harmonie avec ce que Rilke appelle « la mélodie des choses », ce qui est le privilège de l’enfance. C’est pourquoi le texte de Le Clézio s’achève en forme de joyeuse comptine :

 

C’est comme cela quand on a quitté le monde des hommes, des chats, et des voitures qui roulent lourdement sur les routes dures, et qu’on est devenu si léger, rapide, et libre, et qu’on disparaît vite dans la nuit sonore, ah, comme on vous aime et comme on est heureux quand vous êtes une chauve, chauve-souris. (288)

 

 

​​ Marina Salles

(2022)

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BAILLY, Jean-Claude, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2018 ; DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980 ; HUGO, Victor, ​​ Ode V, Odes et ballades (1822) ; IONESCO, Eugène, Rhinocéros, Paris, Gallimard « folio », 1980 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie, Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard, 1975 ; ​​ L’Extase matérielle, Paris, Gallimard « folio », 1992 ; KAFKA, Franz, La Métamorphose, Paris, Gallimard, 1955 ; NADEAU, Maurice, « Un nouveau Le Clézio », La Quinzaine littéraire, 16-28 février 1975 ; ONIMUS, Jean, Lire Le Clézio, Paris, 1993 ; ​​ Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Le livre de poche, 2010 ; RILKE, Rainer Maria, ​​ 8e Élégie de Duino, traduite par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Poésie Gallimard, 1994 ; Notes sur la Mélodie des choses, Paris, Gallimard « folio », 2020 ; SUZUKI, Masao, J.M.G. Le Clézio Évolution spirituelle et littéraire. Par-delà l’Occident moderne, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 163-16 ; THIBAULT, Bruno, « Chauve-souris », Petit bestiaire illustré in Cahiers Le Clézio n°14, Caen, Éditions Passage (s), 2021, p. 66-68.

 

 

 

​​ Vincent Van Gogh, The Bat, 1886. Wikimédia Commons.

 

Nice

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
16 juin 2022
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

À la frontière entre la France et l’Italie, sise entre mer et montagne, entre le vert de sa campagne agreste et l’azur de la mer et du ciel, riche d’une flore méditerranéenne luxuriante – olivier, chêne-vert, pin d’Alep, pin parasol, palmier –, Nice est devenue au XIXe siècle « la capitale d’hiver du monde » (Potron,1997,13). Des aristocrates, de riches bourgeois, venus entre autres d’Angleterre, de Russie achètent des propriétés, se font bâtir « des villas-folies », « des châteaux-délires », des « palais néo-vénitiens » (ibid.). En 1820, le Révérend britannique Lewis Way commande l’aménagement de la Promenade des Anglais le long de la Baie des Anges. Inaugurée par un des fils de la Reine Victoria qui elle-même résidait régulièrement à l’Hôtel Regina avec sa suite, « la Prom » est la vitrine de ce Nice touristique. Une lettre de Théodore de Banville à Marie Daubrun témoigne de l’irrésistible séduction de cette Méditerranée « partout adorablement bleue […] sereine et implacable comme la joie. » Plus tard, Nietzsche qui y fit plusieurs séjours de 1883 à 1887 et qui exalte dans sa correspondance « la magnifique plénitude de la lumière », « les couleurs de Nice », ou Romain Gary exprimeront à leur tour leur admiration pour ce site exceptionnel.  ​​ ​​ ​​ ​​​​ 

 

Appartenant au duché de Savoie, le comté de Nice est rattaché à la France en 1860 sous Napoléon III et connaît dès lors une forte croissance urbaine et démographique : construction de routes, de la ligne de chemin de fer, élargissement du port. Les travaux pour bétonner le Paillon, torrent impétueux, commencent dès 1867 afin de permettre l’agrandissement de la ville. Délimitées par le « fleuve sec », s’opposent désormais le Vieux-Nice historique à l’architecture italianisante – dont témoigne le Palais Lascaris construit au XVIIe siècle dans le style gênois–, grouillant et populaire, et la ville neuve, moderne, opulente avec ses immeubles cossus, ses palaces (le Rulh, le Negresco), ses magasins de luxe, ses restaurants, ses banques… Les gens aisés s’installent aussi dans des immeubles de standing ou de belles demeures sur les collines.

 

Pour réaliser tous les aménagements nécessaires à la modernisation et répondre ainsi aux exigences de ces touristes fortunés, il avait fallu faire appel à une main d’œuvre immigrée, principalement des Italiens ou des Africains du Nord, logés avec les Niçois pauvres, les marginaux et les Gitans dans les quartiers périphériques (l’Ariane, la Condamine). À la fin de la Guerre d’Algérie, Nice accueille les rapatriés, des gens qui ont tout perdu et dont la détresse émeut le jeune Jean-Marie Le Clézio. Ainsi se dessine « la nature duale » (Potron, 1997, 17) de cette ville tant sur le plan géographique, historique et social que sur celui de l’imaginaire. Une dualité toujours actuelle. Dans un article du Monde (6 juin 2017) intitulé « À Nice, deux villes dos à dos », Michel Guerren, né à la Trinité, décrit « une ville bipolaire » où « la topographie matérialise plus qu’ailleurs une fracture sociale de plus en plus profonde », avant de conclure à la relation « amour-haine » qu’il entretient avec sa ville.

 

Le Clézio et Nice 

 

Cette dualité explique sans doute en partie l’ambivalence du sentiment qui lie également Jean-Marie Le Clézio à sa ville natale. Né à Nice, le 13 avril 1940, « par hasard » – sa mère ayant dû fuir Paris puis la Bretagne pour rejoindre la zone libre –, l’écrivain tient des propos contrastés sur cette ville qu’il déclare « aimer et détester à la fois ». Tantôt il se dit profondément « inscrit » dans « son » paysage dont il connaît chaque détail et dont il décrit ainsi les principales composantes dans L’Extase matérielle : « C’est de la terre, une ville sale et bruyante, du soleil, la mer, la brume et la chaleur » (1994, 63). Tantôt il rappelle les traumas de la Guerre pendant sa petite enfance : l’éclatement d’une bombe en 1944, les violences, les privations de nourriture, de liberté (Discours de Suède, Un Enfant dans la guerre), ou met en avant l’impression de mal-être, d’exclusion et de solitude vigoureusement ressentie pendant son adolescence. Au journal Libération qui posait à plusieurs écrivains la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », il explique son refuge dans l’écriture par sa solitude d’enfant que ses congénères n’appelaient jamais pour partager leurs jeux. À Michèle Gazier, il confie que « Le Procès-verbal est le roman de l’angoisse de l’été niçois » et que « La Fièvre, Le Livre des fuites, La Guerre, Les Géants sont les livres de l’éternel rejet de Nice. » (Télérama 13 décembre 2000). Un rejet qu’il explique par un cosmopolitisme de façade qui masque mal « le vrai visage » d’une cité qui, bien que frontalière, dotée de riches influences et ouverte sur l’Afrique, se révèle en fait étroite, fermée, de plus en plus xénophobe au cours du temps. « Aimait-il Nice ? », interroge avec raison Paul Isoart (2008, 392).

 

Aussi sévères soient les critiques qu’il lui adresse, Nice ne laisse jamais Jean-Marie Le Clézio indifférent. La vibrante préface qu’il écrit pour le livre de Jean-Paul Potron et Paul Isoart, Nice cent ans 1860-1960, décrit le Port tel qu’il l’a connu et aimé pendant son adolescence entre 1952 et 1958 : l’animation, le va-et-vient des bateaux – les « pointus » des pêcheurs ou les gros cargos –, la diversité des marchandises, les odeurs fortes et mêlées, embrayeurs de rêves de voyage et d’aventure ; Notre-Dame-du-Port et ses processions rituelles, aujourd’hui abandonnées pour laisser place à la circulation automobile, et, enfin, ce qui relie indissolublement la cité niçoise « aux forces vives de l’horizon méditerranéen » (1997, 9) et rend immédiatement accessible la pensée des philosophes grecs de l’Antiquité. Le Port tel qu’il le présente était alors ce « lieu de brassage de tant de peuples, de tant d’idées, d’images » (ibid.) propre à nourrir sa quête d’ailleurs et de divers.

 

Pour un numéro de Nice Historique, la revue de L’Academia Nissarda, il rédige un hymne poétique à « Nice la vieille », « Une ville seule », « éblouie par la mer » et qui « concentre toute la mémoire du passé historique de la ville », du paléolithique au Moyen-Âge (le Lazaret) et à l’époque baroque (l’autel de l’Église Sainte Rita, la cathédrale Sainte-Réparate), « sans que le déroulement de l’histoire [n’ait] rien changé au paysage, à la lumière » (2008, 393). Même la « Prom » qui n’est pas son lieu favori, lui inspire deux textes assez différents. Le commentaire qui accompagne les images du film de Raymond Depardon, dit en voix off par Julie Gazier, décrit un endroit « un peu triste et désuet » peuplé de vieillards parcheminés, de dragueurs impénitents, de « femmes inquiétantes », un lieu possiblement dangereux pour la jeune Libanaise en exil qui se sent prise au piège des « lianes des regards » (2013, 129). Après le terrible attentat terroriste du 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais, Jean-Marie Le Clézio, s’exprime « avec douleur et colère » sur ce tragique événement dans une tribune donnée au journal Le Point. Rappelant ce que représente pour lui la Prom’ : la stèle en hommage à Marie Bashkirtseff, la maison de Gabrielle, la monteuse de chez Pathé amie de sa grand-mère, les tempêtes spectaculaires, les rencontres rituelles entre adolescents, la réunion en famille de tous les Niçois pour contempler le feu d’artifice, il déplore moins l’atteinte à « la parade de luxe et de vanité » qu’à ce qui relie profondément les êtres, « la vie ordinaire avec ses menus plaisirs » (Le Point 19-07 2016). Ce texte empreint d’une sobre émotion a été lu sur la Promenade des Anglais par une dizaine de comédiens le 14 juillet 2017 pour la cérémonie d’anniversaire du drame.

 

L’autre preuve de l’attachement de l’écrivain à la ville de Nice est sa présence relativement importante dans l’œuvre, de sorte que l’on peut parler d’un Nice littéraire de J.-M.G. Le Clézio. (cf. Salles, 2006, p. 294-295)

 

Nice dans l’œuvre

 

Même quand la ville n’est pas nommée, comme dans Le Procès-verbal ou Révolutions, et dans de nombreuses nouvelles de La Fièvre, de Mondo et autres contes, de La Ronde et autres faits divers ou de Printemps et autres saisons, elle est reconnaissable à certains indices : le site, la courbe de la baie, le port, l’azur parfois douloureux du ciel et de la mer, l’aéroport, les escaliers qui montent aux collines des Baumettes, du Mont-Boron ​​ (cf. « Il me semble qu’un bateau se dirige vers l’île »), le chemin des douaniers qu’emprunte Lullaby, celui de l’Observatoire où roule le héros du « Jeu d’Anne », le Boulevard de Corniche (Ritournelle de la faim). Figurent des noms de rues reconnaissables sur un plan : rue Smollett, rue Droite, descente Crotti, fontaine-Saint-François (Le Procès-verbal), rue Cassini, rue Lascaris (Terra Amata), rue de la Loge, rue Rossetti (« Printemps »), rue du Collet (Révolutions), rue de la Liberté d’où part la « ronde » mortelle de Martine… Sont également mentionnés des lieux chargés d’histoire : le Musée Terra Amata éponyme d’un roman, la villa de l’Ermitage sur la colline de Cimiez, transformée en centre de torture par les nazis, la villa Orlamonde rachetée par Maeterlinck qui y avait installé un théâtre.

 

Il arrive que des personnages de romans situés dans d’autres cadres fassent un détour par Nice. C’est le cas de Laïla dans Poisson d’or, d’Ethel, héroïne de Ritournelle de la faim, ou de Dodo dans Alma qui posent un regard distancé et démythificateur sur la ville touristique, son décor « d’opérette ». À son arrivée Laïla est d’abord frappée par le chromo : « Une belle ville blanche avec des coupoles et des bulbes […]. C’était une ville pour rire, pour rêver, une ville pour se promener […] (1996, 192). Le roman Étoile errante présente une hybridité sociale de façade dans une liste fatrasique placée au coin d’une ironie qui rappelle les plans du film de Jean Vigo À propos de Nice, mêlant aux marins et aux touristes de toutes nationalités, aux représentants de professions variées, des drogués, des marginaux, « des clochards germano-pratins, michelo-boulevardiers, des pizzaiolos, des gigolos, des maquereaux […] » (1992, 319-320). Ethel trouve refuge à Nice avec sa famille pendant la Deuxième Guerre mondiale. Si, sous l’occupation italienne, elle peut encore goûter les joies des bains de mer et du soleil sur sa peau, l’entrée des Allemands après la défaite de Mussolini (septembre 1943) instaure la terreur : barbelés, murs de ciment, privations, fermeture des lieux de plaisir, des palaces, silence mortifère du couvre-feu. Nice ne ressemble en rien au lieu de délices que décrivaient ses tantes parisiennes. Quant à Dodo, lorsqu’il déclare que « Nice est la plus belle ville du monde » (2017, 301), il reprend, non sans une certaine ironie, la vulgate démentie par l’agression dont il est l’objet de la part de voyous dès son arrivée. ​​ 

 

Loin de l’image d’Épinal d’un lieu de faste et de farniente, l’œuvre de Le Clézio privilégie en effet la description des endroits déshérités où vivent ses personnages, jeunes défavorisés, voire en marge, ou vieilles femmes démunies. L’héroïne de « Printemps » doit abandonner la pimpante maison aux acanthes de la colline des Baumetttes pour l’appartement froid et humide dans « les ruelles étroites et sales » de la vieille ville où habite sa mère. Ce même dédale de ruelles que quitte David pour commettre, dans un supermarché de la ville nouvelle, le vol qui lui permettra de rejoindre son frère en prison. Les nouvelles de La Ronde inspirées par des faits divers se placent en majorité dans ces zones qui constituent l’envers du décor de la carte postale. Laïla s’installe au camp de réfugiés de Cremat, un lotissement de maisonnettes précaires vite transformé en bidonville, car installé tout près de l’usine de crémation et de la décharge que les enfants d’immigrés ou de Gitans explorent à longueur de journée. La nouvelle « Hazaran » raconte l’expulsion du bidonville de « la digue aux Français » peuplé comme son nom ne l’indique pas par « des Italiens, des Yougoslaves, Turcs, Portugais, Algériens, Africains […] » (1982, 191). ​​ Le viol de Christine par une bande de jeunes motards se produit dans la cave d’un des immeubles de béton gris de la Cité des HLM, dans le quartier de l’Ariane au nord de Nice, de l’autre côté du « fleuve sec » (le Paillon). Liana, l’héroïne de la nouvelle « Moloch », se réfugie avec son chien dans un mobile-home, sur un terrain vague entre le fleuve et l’autoroute, pour accoucher loin d’un compagnon que l’on devine violent, et d’adultes hostiles.

 

L’auteur de Révolutions relève également la dégradation des immeubles Belle-Époque dans lesquels logent les vieilles tantes de Jean Marro. Ainsi la Kataviva où réside Catherine, un immeuble de standing, rue Reine-Jeanne, construit pour accueillir « le flux de riches oisifs venus de Paris de Londres ou de Moscou » (2003, 13), n’a gardé de sa splendeur d’origine que « son nom gravé en lettres d’or sur fond de mosaïque azur », et n’offre plus au visiteur qu’une « façade décrépite », un hall et un escalier sombres, froids, « des verres dépolis jaunasses » à la place des « vitraux gothisants » (ibid.,14). L’appartement reste néanmoins un lieu de poésie et de transmission initiatique des souvenirs de Cathy Marro à son petit-neveu. La Tante Eléonore vit avec ses chats dans un « hôtel particulier en déroute où les ors et les faux marbres de jadis ne sont là que pour mieux accuser la chute » (ibid., 415). Quant à Maude, la chanteuse d’opérette déclassée de Ritournelle de la faim, elle occupe une pièce sordide, humide et froide, dans la villa Sidovnia sur le Boulevard de la Corniche, souvenir des riches « hivernants » russes. Les maisons romanesques de l’œuvre leclézienne : la villa Aurore et son jardin magique, vouée à la destruction, la maison d’or de Ti Chin dans « Mondo », la belle maison grecque que découvre Lullaby lors de sa fugue, celle où Gaby prépare son enfant dans « La Saison des pluies », voire celle que squatte le héros du Procès-verbal, ont probablement pour modèles ces demeures de caractère implantées sur les collines, décrépies, voire abandonnées. Elles ont pour l’auteur la poésie de ce qui est marqué, menacé par le temps.

 

Les atouts naturels du site peuvent eux-mêmes changer de valence d’un livre à l’autre quand le ciel trop bleu, le soleil écrasant et la mer lourde se font générateurs d’angoisse (Révolutions), voire agents de mort, comme dans Les Géants ou « Le Jeu d’Anne ». Lorsque, dans la paix arborée de la colline de Cimiez, l’héroïne d’Étoile errante découvre l’Hôtel de l’Ermitage, elle entend non le chant des merles, mais le cri des victimes des tortures nazies, et « malgré le soleil qui brille au loin entre les palmiers, [elle] ressent le froid au fond d’[elle]. » (1994, 328) Situation purement romanesque car, en 1980, date où elle revient à Nice pour le décès de sa mère, Esther n’a pu voir cet hôtel, détruit en 1946.

 

Nous ne sommes pas en effet en présence de descriptions réalistes et objectives de la ville de Nice, mais d’espaces fictionnels reconfigurés par l’imaginaire, par la sensibilité des personnages, accordés à la situation diégétique et en résonance avec d’autres motifs dans le texte : un Nice littéraire, donc. Lequel prend le plus souvent le contre-pied des clichés touristiques en raison de la profession de foi de l’auteur : « écrire pour la gloire des vaincus, non pour le profit des vainqueurs » (La Vie, 26 avril 1990, p. 54). Le Vieux-Nice et le port représentés dans l’œuvre sont par ailleurs des espaces intérieurs, ceux de la décennie 50-60 que l’écrivain a connus et arpentés dans sa jeunesse et qui ont beaucoup changé. Aussi ses livres revêtent-ils à l’occasion une dimension archéologique : on entend dans Le Procès-verbal le cri strident du vitrier dont Jean-Paul Potron rappelle le nom : Giaffredo Gerthoux. Mondo doit se cacher pour échapper au chapa can (orthographié ciapacan dans la nouvelle de Le Clézio), la voiture chargée de ramasser les chiens errants et L’enfant de sous le pont met en scène un estrassié, comme on appelait dans la région le chiffonnier, qui recueille un bébé abandonné. Lalla, l’héroïne de Désert, débarque à Marseille à bord du Commandant-Quéré, ce bateau qui faisait régulièrement escale à Nice, qui a ramené les réfugiés d’Algérie et dont le nom mystérieux fascinait l’auteur. Révolutions mentionne les opérations immobilières qui, dans les années soixante, sous couvert d’assainissement, ont rendu la vieille ville plus attrayante aux touristes, au détriment des petites gens et des commerces traditionnels : la boutique du coiffeur Motosso, celle du cordonnier ou encore du droguiste dont « les balais O’Cedar, les pots de Rubson » (2003, 408) avaient peut-être servi de modèles à Martial Raysse pour son Ètalage, Hygiène de la vision (1960).

 

Nice, ville de culture

 

L’œuvre de Le Clézio n’étant jamais manichéenne, elle insère sous diverses formes la riche activité culturelle de Nice qui a en partie contribué à former l’écrivain. Lui qui lisait Virgile et les Présocratiques dans le Jardin des Oliviers (près du Port Lympia) rejoint Nietzsche pour affirmer à maintes reprises le lien indéfectible entre le site niçois – le ciel, la mer, la lumière, la végétation méditerranéenne – et les philosophes de la Grèce antique. Dans ce décor, le vers de Parménide « Claire dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs », cité dans Le Procès-verbal, Révolutions et la préface à Nice cent ans, s’impose à l’esprit de toute son évidente simplicité, car la pensée des Présocratiques s’incarne dans « la réalité vivante, sensuelle, chargée d’odeurs, de saveurs, de mémoire », du paysage. (1997, 8). Des citations d’Empédocle, d’Héraclite, de Parménide ponctuent l’œuvre, en particulier Révolutions, et l’écrivain prête à JGM Marro, son double littéraire, le geste romantique, avoué dans la préface à Nice cent ans, de graver sur une feuille d’aloès « le nom magique ANAXAGORA SERA » : un autographe de J.M.G. Le Clézio disparu avec l’éradication du jardin des Oliviers ! « C’était le monde grec qui donnait à ce pays sa jeunesse, qui le faisait briller de cette clarté si pure » lit-on dans « Nice Port de mer » (9), et lorsque l’association Solidarité-Enfants-Sida (Sol-En-Si) lui commande un texte, l’auteur rend hommage à nouveau à ces philosophes porteurs d’« une pensée jeune dans un monde jeune ». Le paysage méditerranéen met également l’auteur en phase avec les écrits de Camus ou de Nietzsche dont certains livres – Ainsi parlait Zarathoustra, Ecce Homo, Le Gai savoir – ont été écrits, du moins en partie, lors de ses séjours niçois. ​​ 

 

Nice a toujours été un centre actif et réputé pour la production cinématographique grâce à l’installation en 1919, sur une propriété du Prince d’Essling, des studios de la Victorine où le monde du cinéma a trouvé refuge pendant l’occupation allemande. Là furent tournés Lumière d’été de Jean Grémillon, Vénus aveugle d’Abel Gance, Les Enfants du Paradis puis Les Visiteurs du soir de Marcel Carné... (cf. Bedon, 2008, 65-66). Initié très tôt au langage cinématographique grâce au Pathé-baby offert par sa grand-mère et aux conseils de « Gaby la monteuse », l’enfant réalise de courts métrages qui seront présentés au Louvre dans le cadre de la carte blanche donnée par le musée à l’écrivain en 2011. Adolescent, il fréquente assidûment le ciné-club Jean Vigo, du nom du réalisateur d’À Propos de Nice tourné en 1930. Il y découvre les classiques de Bergman, de Mizogushi, d’Ozu, d’Antonioni, de Robert Bresson, de Satyajit Ray, et le néo-réalisme italien, dont il écrit dans Ballaciner – son livre d’hommage au 7e art –qu’il était « pour la jeunesse d’alors [notre vérité, notre vie]. […] Il était en nous, il exsudait de la ville, de ses habitants » (2007, 86). Dans certaines des cinquante salles que possédait la ville, il voit aussi des films plus populaires, des peplums, des westerns, des comédies musicales : tous ces titres que le héros de Révolutions consigne dans son journal en alternance avec les brèves de l’Agence France presse sur la Guerre d’Algérie. Il n’est pas surprenant que Gilles Jacob qui a présidé le festival de Cannes de 2001 à 2014 ait fréquemment invité cet « amoureux du cinéma » et lui ait commandé un texte, « La Magie du cinéma » pour l’ouvrage Les années Cannes » publié à l’occasion des 40 ans du festival. L’influence du langage cinématographique sur l’écriture de Jean-Marie Le Clézio a été analysée dans plusieurs ouvrages critiques cités dans la bibliographie (Jeanne-Marie Clerc, Alphonse Cugier, Marina Salles).

 

Dans les années soixante, comme l’a montré l’exposition « Bouillons de culture 1960-1980. Vieux-Nice » organisée au Palais Lascaris en 2019, la vieille ville, après les travaux de rénovation, était devenue le centre d’une activité culturelle intense. Des galeries, des ateliers d’artistes s’y implantaient à la place des maisons insalubres et des anciens commerces. Ben, l’introducteur du mouvement Fluxus en France, avait installé rue Tonduti de l’Escarène, sur l’autre rive du Paillon, son magasin-bazar où Jean-Marie Le Clézio signait son Procès-verbal. C’était l’époque de la grande aventure de l’École de Nice avec Arman, César, Martial Raysse, Yves Klein, Claude Gilli, Sacha Sosno, soutenue par le « club des jeunes » de Jacques Lepage que fréquentait Le Clézio. L’écriture de ses premiers romans présente beaucoup de points communs avec les « nouvelles approches perspectives du réel » qui définissent le courant du Nouveau Réalisme : captation brute de la réalité, révolution du regard, importance des objets, équivalence entre l’art et la vie (cf. M. Salles, 2006,165-176). Les noms de Spoerri, de Ben figurent explicitement dans l’œuvre (La Guerre, L’Extase matérielle), ainsi que la sculpture de Sosnovski : « une grande femme de bronze qui essayait de s’échapper de deux blocs de béton » (1996, 199). Sacha Sosno, qui a introduit dans l’École de Nice le concept d’oblitération, réalise en 1988 – en collaboration avec l’architecte Georges Marguarita – sur la façade de l’Hôtel Elysée Palace (aujourd’hui AC Hôtel by Mariott) cette Vénus oblitérée de 26 m de haut visible depuis la Promenade des Anglais. « La meilleure galerie pour la sculpture c’est la rue, la plage, la place », déclarait Sosno. Dans son hommage au Vieux-Nice, Jean-Marie Le Clézio signale la présence à l’angle de la rue Garibaldi et de la rue de la République du « visage en stuc d’une jeune niçoise aux yeux obliques ». Et ce « visage banal et étrange à la fois, irrégulier et doux, peint en gris usine, pareil à une figure de proue […], est pour lui ce qui donne « son sens à ce lieu » (2008, 394) faisant oublier les agressions de la modernité.

 

Le Clézio qui, dans son face à face avec Jean-Luc Godard déclare la peinture « le sommet de tout art » et se dit « un peintre raté » (2021, 106), découvre également au Musée des Beaux-arts de Nice les tableaux de Marie Bashkirtseff, qu’il présente aux étudiantes de l’Université féminine d’Ehwa en Corée. Et il offre de fines analyses de l’œuvre de Matisse » le joyeux démiurge » qui a produit un grand nombre de ses œuvres à Nice, et de Modigliani, dont il a visité la maison à Cagnes-sur-mer.

Fils d’une remarquable pianiste, Jean-Marie Le Clézio mentionne aussi la musique à Nice. ​​ Si les premiers héros fréquentent les boîtes de nuit de la ville bruyantes et enfumées, Laïla, lors de son séjour niçois, quitte volontiers le camp de Crémat pour aller écouter Sarah qui chante à l’Hôtel Concorde (version romancée de l’Élysée Palace). Ayant découvert ses dons pour la musique auprès de Simone la Haïtienne, repérée aux États-Unis par un producteur qui lui fait enregistrer un morceau de sa création, sauvée de sa dérive par la musique, elle sera, bien que sourde d’une oreille, invitée au grand festival de Jazz de la ville de Nice. Quant à Zinna, initiée à l’opéra par son oncle Moshé à Mostaganem, elle illumine de sa voix solaire la vie de son professeur Jean André Bassi, les salles et les murs gris de l’opéra, sis dans la vieille ville, où elle prend ses cours. ​​ Notons que, dans le cadre de l’exposition au Palais Lascaris, le comédien Paul Laurent a lu intégralement Le Procès-verbal par chapitres sur une semaine, intégrant définitivement, par cette performance, le premier roman de Le Clézio au patrimoine culturel de la ville.

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Nice est donc pour son auteur et pour ses personnages une ville Janus. La façade de rêve que décrivent les tantes d’Ethel dans Ritournelle de la faim : « la mer très bleue, les palmes, le soleil, Carnaval au plâtre, les batailles de fleurs et de citrons, les soirées lisses sous un ciel de velours, et cette courbe de la baie qu’elles admiraient depuis la jetée-promenade, ma rivière de diamant, disait Pauline » ( 2008a, ) a pour envers une extension et une modernisation intenses et hâtives, le délabrement ou la destruction de certains sites, la multiplication de zones précaires, la ségrégation sociale. Et c’est cet envers de la médaille touristique que l’auteur met en avant dans ses romans et ses nouvelles avec ces figures inoubliables d’émigrés, d’enfants blessés et néanmoins rayonnants. Lieu matriciel lié à l’éveil des sens et de l’imaginaire, aux émotions ambivalentes et vives de l’enfance et de l’adolescence, ces temps éminemment romanesques que J.M.G. Le Clézio ranime dans nombre de ses livres, Nice représente une étape fondamentale pour l’œuvre littéraire. Mais elle est aussi pour le jeune écrivain cette ville superficielle, fermée, étouffante, qui perd peu à peu sa vocation d’accueil, de cosmopolitisme apaisé. Aussi nourrit-elle le désir de partir pour découvrir l’ailleurs, l’altérité, et après les années soixante-dix, les personnages de l’œuvre ne font plus qu’y passer, à l’instar de l’auteur. ​​ 

 

 

Marina Salles

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

BANVILLE (de) Théodore, Lettre à Marie Daubrun citée par Jacques d’Arras in La mer hors d’elle-même. L’émotion de l’eau en littérature, Paris, Hatier, « Brèves Littérature, 1991, p.173 ; BEDON, Thierry, « Nice 1940-1944. Décor en trois teintes et carton peint » in ROUSSEl-GILLET, Isabelle, SALLES, Marina (coords.) Cahiers Le Clézio n°1, À propos de Nice, Paris, Complicités, 2008, p. 61-68 ; CLERC, Jeanne-Marie, « Le Cinéma et les images modernes dans Le Procès-verbal », Sud 85/86, 1989, p. 45-57. CUGIER, Alphonse, « Le Clézio et le cinéma : Ailleurs au monde » , in LÉGER, Thierry, ROUSSEL-GILLET, Isabelle, SALLES, Marina, Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, PUR, 2010, ​​ p. 115-128 ; GUERREN, Michel, « À Nice, deux villes dos-à-dos », Le Monde ​​ 16 juin 2017, p. 14-15 ; ISOART, ​​ Paul, ​​ « Jean-Marie Gustave Le Clézio prix Nobel 2008 », Nice historique, octobre-décembre 2008, p. 392 ; JACOB, Gilles, « Le Clézio, amoureux du cinéma » in  SALLES, Marina, CONSTANT, Isabelle & PIEN, Nicolas, Faire de l’ici, du présent, du déployé notre vraie demeure, Caen, Éditions Passage(s), 2021, p. 97-104 ; LAURENT, Paul, « Le Procès-verbal 1963-2019 », in  SALLES, Marina, CONSTANT, Isabelle & PIEN, Nicolas, Faire de l’ici, du présent, du déployé notre vraie demeure, op. cit., p. ​​ 75-82 ; LE CLÉZIO, J.M.G, Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963 ; La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965 ; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, 1967, « folio-essais », 1993 ; La Guerre, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1992 ; Les Géants, Paris, Gallimard, 1973 ; Mondo et autres contes, Paris, Gallimard « folio », 1982 ; « Modigliani ou le mystère » in CONSTANSU, Bernadette MARCHESSEAU, Daniel, Catalogue du Musée d’Art moderne, Paris, 1981, p. 11-13 ; La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, 1982 ; ​​ « La Magie du cinéma », Les Années Cannes : ​​ 40 ans de festival, ​​ Renens (Suisse), 5 continents, Paris, Hatier 1987, p.8-38 ; ​​ Printemps et autres saisons, Paris, Gallimard, 1989, « folio », 1991 ; Étoile errante, Paris, Gallimard, 1992, « folio » 1994 ; « Matisse, le joyeux démiurge, Télérama hors-série, février 1993, p. 42-45 ; « L’Enfant de sous le pont » in Raconte-moi la vie, Disney Hachette édition, 1994, p. 81-87 ; « La Prom » I995, reproduit dans ROUSSEL-GILLET, Isabelle, BEDRANE, Sabrinelle (coords.), J.M.G. Le Clézio, Roman 20-50, n°55, Presses du Septentrion, juin 2013, p. 127-130 ; Poisson d’or, Paris, Gallimard, 1996 ; « Nice Port de Mer », Préface à Nice cent-ans, Nice, Éditions Gilletta, 1997, p. 7-9 ; « Une pensée jeune dans un monde jeune » in Histoires d’enfances, Paris, Sol En Si ( Solidarité Enfants Sida) Paris, Robert Laffont, 1998, p. 161-165 ; ​​ Révolutions, Paris, Gallimard, 2003 ; Ballaciner, Paris, Gallimard, 2007 ; Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008a ; « Une ville seule » Nice Historique, octobre-décembre 2008b, p. 393-394 ; Dans la forêt des paradoxes, ​​ Discours de Stockholm, Italiques, n°hors-série, 2009, p.74-84 ; « Trois femmes en France : Christine de Pisan, Olympe de Gouges, Marie Bashkirtseff » ​​ in SALLES, ​​ Marina, LOHKA, Eileen (coords.), Cahiers Le Clézio n°6, Voix de femmes, Paris, Complicités, 2013, p.129-143 ; « Entre douleur et colère », Le Point, 19-07 2016 ; Alma, Paris, Gallimard, 2017 ; L’Enfant et la Guerre in Chanson bretonne suivi de l’Enfant et la Guerre. Deux contes, Paris, Gallimard, 2020, p.103-154 ; « Le Clézio Godard face à face », L’Express mai 1966, reproduit in SALLES, Marina, CONSTANT, Isabelle & PIEN, Nicolas, Faire de l’ici, du présent, du déployé notre vraie demeure, op. cit.,, p. 105-112 ; «« Pourquoi écrivez-vous ? » Libération n° Hors-série, mars 1985, p. 69 ; Entretien ​​ La Vie n°2330, 26 avril 1990 ; « Sur les pas de Le Clézio », entretien avec Michèle Gazier, Télérama, n°2657, 13 décembre 2000, p. 66-68 ; POTRON, Jean-Paul et ISOART, Paul, Nice cent-ans, Nice, Éditions Gilletta, 1997 ; Nietzsche à Nice – Terres decrivains, https//www.terresdecrivains.comNietzsch -a-nice-17 février 2007, consulté le 21-11-2021 ;  SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, PUR, 2006 ; « La mer intérieure de J.M.G. Le Clézio, Cahiers Le Clézio n°1 À propos de Nice, op. cit., p. 149-166 ; « Figures et motifs du ‘Musée imaginaire’ de J.M.G. Le Clézio » in Le Clézio, passeur des arts et des cultures, op. cit., p. 145-164 ; « Nouvelles d’exil, Variations sur l’irréversible et la nostalgie », in ​​ J.M.G. Le Clézio, Roman 20-50, op.cit., p. 113-126 ; THIBAULT, Bruno, « La ville de Nice en mots et en images », Cahiers Le Clézio n°1 À Propos de Nice, op. cit., p. 83-99. ; VALDMAN, Édouard, Le Roman de L’École de Nice, Paris, La Différence, 1991.

 

 

 

 

 

 

 

​​ 

 

« La Statue de Sosno »

Photo © Paul Laurent

 

 

 

​​ 

Un immeuble de La rue Reine-Jeanne où se trouvait la Kataviva (Révolutions)

Photo © Paul Laurent

 

FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)

in Dictionnaire / by Dominique Lanni
23 juin 2021
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Le Flot de la poésie continuera de couler, publié par J.M.G. Le Clézio aux éditions Philippe Rey en 2020, se consacre à la poésie chinoise sous la dynastie Tang (618 à 907) et s’inspire de compilations dont celle du lettré Sun Zhu en 1763, Trois Cents Poèmes des Tang. Ce titre évoque et prolonge les Trois Cents Poèmes du Shi Jing, réunis en partie par Confucius.  ​​ ​​​​ 

L’infini jeu de références, joint aux contributions, multiples, redéfinit la création littéraire, affine ou confirme notre regard sur l’écrivain et sa conception de l’être.

 

Les références se tissent dès la couverture puisque le titre reprend et l’épitaphe écrite sur la tombe du poète Li Bai (FP, 55), et, à peu de choses près, une phrase de Dong Qiang , professeur à Pékin, auteur des calligraphies, du dernier chapitre (FP, 184). Versés au même flot que les poètes Tang, sont cités Omar Khayyâm, Pétrarque… Shakespeare et le prince-poète aztèque Nezahualcoyotl, omniprésent dans Le Rêve mexicain.  Dong Qiang ajoute Verlaine et Nerval. Ainsi s’illustre l’ininterrompu de la création poétique.

Dès l’Introduction, on apprend que la traduction des poèmes Tang par Le Clézio a reçu la collaboration de Dong Qiang, qu’elle s’est soutenue de traductions du XIXe siècle. Les reproductions d’art graphique du XIIIe au XVIIIe siècle ne sont pas illustrations mais œuvres à part entière, variantes de l’écriture. Cinq poètes de la dynastie Tang sont surtout retenus : Li Bai, Du Fu, amis mais dissemblables, Bai Juyi, Li Shangyin, Wang Wei. Polyphonique, l’œuvre les rassemble sous le souffle de J.M.G. Le Clézio.

Ce n’est pas la première fois que Le Clézio se passionne pour un auteur ou une civilisation. Vers les icebergs se consacre à Henri Michaux, Haï, Le Rêve mexicain, Les Prophéties de Chilam Balam, La Fête chantée aux Indiens d’Amérique. Dans La Guerre, les prophéties de Jérémie se glissent dans le flux du texte, pour se faire la voix douloureuse de Monsieur X. ​​ (G, 222).

Le Clézio se soustrait au champ contemporain occidental qui suppose la notion égocentrique de paternité littéraire. Les voix nombreuses sont nommées mais il arrive qu’elles se joignent ou s’entremêlent. Ce choral est orchestré par la mise en page. Le Clézio poursuit les poèmes de Li Bai, de Du Fu… Du Fu et Li Bai s’adressent l’un à l’autre, Le Clézio et Dong Qiang se rendent hommage. La notion de genre est également subvertie puisque dans le même chapitre se succèdent biographie, traduction puis reprise d’un poème par J.M.G. Le Clézio et commentaire. Le dernier chapitre, de Dong Qiang, tient de l’essai. ​​ Ainsi, l’évocation de la poésie Tang échappe au simple florilège et continue l’œuvre de J.M.G. Le Clézio.

L’ouvrage commence par évoquer leur rencontre.

L’incipit : « Je suis entré dans la poésie Tang presque à l’improviste, mais non pas par hasard… » (FP,7) frise l’oxymore. Les poètes, selon Octavio Paz, se révèlent proches des mystiques. « Rappelons-nous la "musique muette" de Saint-Jean de la Croix ou "le vide est plénitude" de Lao-tseu » (Paz, 1965, 43).

Seuls, nous restons face à face, le mont Jingting et moi

Sans nous lasser jamais l’un de l’autre. (FP, 149)

Si ce poème de Li Bai a été découvert d’une façon imprévue, l’identité ultime entre l’homme et le monde était latente. La rencontre fortuite devient adhésion totale, dans un moment exceptionnel qui tient de l’épiphanie de Proust ou Joyce.

Il arrive fréquemment qu’un poème soit prolongé par Le Clézio, comme celui de Du Fu qui s’adresse à Li Bai ​​ pour évoquer leurs errances communes :

 

À notre rencontre à l’automne, nous errions comme les duvets des chardons

Nous avons en vain cherché l’Immortalité et aurons honte devant Ge Hong

En chansons folles, en beuveries incessantes tu gaspilles tes jours et ton talent

Mais qui t’apprécie, toi qui voles comme oiseau et bondis comme baleine ? (FP, 22).

 

Le Clézio poursuit :

« L’errance…

L’homme est un buisson d’amarantes poussé au hasard par le vent

A quoi bon ? Que gagne-t-on à voyager ?

L’éternité est une illusion

Boire jusqu’à l’ivresse : alors chanter sans raison

Sans but

Sans écho 

Les légendes n’ont lieu qu’une fois

Ceux qui sont morts ne reviennent pas

Tel l’oiseau du mythe

Telle la baleine bleue jaillissant des profondeurs » …

 

Ce passage, reprenant les éléments du poème chinois, souligne l’enthousiasme de Le Clézio et frôle l’énigme : « Les légendes n’ont lieu qu’une fois ». Est-ce une allusion détournée à Ge Hong, cité par Du Fu, lettré du IIIe siècle, adepte du Tao, qui passa pour immortel, ne pesant plus rien à sa mort ? Un vers de Li Bai l’évoque plus loin : « Apprendre le Tao, s’envoler grâce à l’élixir d’immortalité » (FP, 29). ​​ Le lacs des allusions aiguillonne l’esprit et traduit le mystère du rapport de l’homme au temps.

Cette affinité avec une culture étrangère, à l’opposé de l’exotisme dont Le Clézio a horreur (Le Clézio, entretien 2020), se retrouve déjà dans sa rencontre avec les Amérindiens dont il traduit les textes majeurs et partage même la vie. Evoquant son long séjour et son initiation chez les Emberas, Haï commence par « je suis un Indien » (H, 5), avatar qui en préfigure un autre : l’identification au poète Tang qui lui fait continuer son œuvre.

Comment définir le charme qu’exerce la poésie Tang ? Elle respecte une métrique sévère « dans la poursuite du vers parfait » (163). Mais ce qui touche surtout J.M.G. Le Clézio, c’est ce qu’il appelle sa « grâce » (135) en des temps où la guerre fait rage.

Elle est compassion, nourrie de bouddhisme. J.M.G. Le Clézio, dans Ritournelle de la faim et L’enfant et la guerre de Chanson bretonne, rejoint Du Fu, qui dit la misère, la mort, la révolte:

Dans le silence je pense à ceux qui ont perdu leurs professions

Ainsi qu’à ces recrues envoyées à la frontière et aux combats  (FP, 60)

Alors que le vaincu est généralement regardé avec mépris, la compassion ici peut s’associer à la victoire. « Dans quels conflits ose-t-on éprouver de la pitié pour les ennemis vaincus ? » (FP, 131)

Elle peut aussi être associée à l’humour, plus évident dans les reproductions graphiques où des êtres minuscules se démènent dans une nature gigantesque.

Zhang Hong représente un faible petit homme qui tire de toutes ses forces sur la boule que forme un bœuf énorme, calé sur ses quatre pattes, imperturbable (FP, 132).  Les superbes cavaliers (FP, 97), seuls affectés par le vent, conversant avec animation, ont pour réplique leurs porteurs humbles et grotesques. (Le valet, comme reflet comique du maître, se retrouve chez Molière, Marivaux…).

Les poètes souvent affichent leur propre ridicule devant leur prétention de redresseur de torts.

Li Bai écrit :

« Je vide d’une seule traite une coupe de vin

Et ris de mon désir de sauver le monde entier. » (FP, 30)

Pour Li Yi, ​​ l’épouse déplore ainsi sa solitude :

« Si j’avais su que les marées reviennent toujours à temps

J’aurais dû épouser un marin qui chevauche les vagues. » (FP, 118)

Ce qui rend également cette poésie plus légère est sa « fadeur » (FP, 192) à laquelle Dong Qiang confère un sens positif.

Qu’elle soit évocation de l’extrême cruauté ou de la jouissance, elle est le contraire de l’emphase. Elle est sauvée de l’insignifiance par la primauté du sentiment, exprimé par la nature ​​ — créatrice — qui entre avec l’humain dans un système d’équivalence. « Les herbes des rives suscitent la tristesse jour après jour »; (FP, 60) « La belle et la pivoine sont deux sources de joie ». (FP, 44) 

Les approches ne sont pas exemptes de paradoxes.

D’un côté, Le Clézio vante la spontanéité, la limpidité de la poésie chinoise : « La matière de cette poésie [...] c’est la réalité. » (FP, 166). Elle exprime « la vérité du quotidien » (FP, 89). Mais transcendée ! Il parle des « mots de la poésie qui fertilisent les hommes et irriguent leurs âmes ». (FP, 137) Dong Qiang rejoint l’image de l’iceberg (Hemingway, 1932) : « La poésie chinoise est un immense réseau de métaphores, de symboles, de clins d’œil, de non-dits, d’emprunts, de détours et de contours, d’emphases et d’euphémismes. » (FP, 190) Elle se fertilise de l’omission. Le poète est un passeur qui permet de renouer avec la partie oubliée du monde.

J.M.G. Le Clézio recherche, quoi qu’il en dise (FP, 175), à l’instar du poète Tang, « l’union mystique avec la nature » (FP, 29) qui sauve de la finitude. Lecture et écriture se confondent. La poésie devient une façon d’être, sentie comme banale mais proche du ravissement, de la transe, où les contraires s’annulent.

 ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​​​ *

Le flot de la poésie continuera de couler nous permet, tout en nous initiant à la poésie Tang, de mieux cerner ce que poursuit J.M.G. Le Clézio. La quête de spiritualités lointaines l'affranchit du matérialisme ressenti en Occident et de sa conception toxique du moi. Il faut suspendre l'espace-temps pour trouver la plénitude.

 ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​​​ 

 ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​​​ Michelle Labbé

RÉféRENCES bibliographiques

 

HEMINGWAY, Ernest, Death in the afternoon, 1932 ; ​​ LE CLÉZIO, Jean-Marie, La Guerre, Paris, Gallimard, 1970; Haï, Paris, Champs Flammarion, 1971 ; Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008; L’Enfant et la Guerre in Chanson bretonne, Paris, Gallimard, 2020, p. 103-154; avec Dong Quiang, Le Flot de la poésie continuera de couler… Paris, Philippe Rey, 2020 ; entretien à l'émission ​​ La Compagnie des poètes, France culture, 11-12 2020 ; PAZ, Octavio, L’Arc et la lyre (1956), Paris, Gallimard,1965.

 

 

 

« RONDE (LA) »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
23 juin 2021
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Publiée d’abord dans la NRF, no 324 (1980), « La Ronde » est la première nouvelle du recueil auquel elle donne d’ailleurs le titre (La Ronde et autres faits divers, 1982), tout en lui imprimant l’image emblématique de la circularité qui gouverne implacablement l’existence de la plupart des personnages en quête d’évasion. Il faut préciser que le mot « nouvelle » est utilisé par convention, l’auteur préférant employer d’autres termes dans les titres de ses recueils (faits divers, histoires, saisons, romances, fantaisies). Si ces textes obéissent aux contraintes générales du genre de la nouvelle, l’écrivain se livre à un double jeu : proposer, tout en restant neutre, des condensés narratifs dans lesquels il accompagne avec sa plume des individus autrement réduits par la presse aux « faits » qu’ils accomplissent ou bien subissent, sans aucun développement psychologique du vécu. Le compte-rendu journalistique se meut en nouvelle littéraire.

Les protagonistes de « La Ronde » sont deux adolescentes, Martine (presque dix-sept ans) et Titi (dix-neuf), engagées dans un « rodéo » dans une ville jamais nommée – mais qui pourrait être celle de Nice –, avec pour but (dévoilé uniquement vers la fin) le vol à l’arraché du sac à main d’une passante. Ce dernier réussit, mais la voleuse (Martine) trouve la mort tout de suite après dans un accident, renversée par un camion de déménagement. Si ces éléments pouvaient bien faire la « chair » d’un fait divers, l’apport de l’écrivain est beaucoup plus intéressant. Bien que largement omniscient, surtout pour ce qui est de la toile de fond, le narrateur se positionne souvent en observateur qui n’hésite pas à se poser des questions ou à avouer son ignorance – l’adverbe « peut-être » est employé neuf fois dans le texte et ce, à propos de détails importants. Cependant, il est surtout témoin occasionnel des pensées et des sentiments de Martine, le style indirect libre centrant le récit sur la conscience du personnage principal.

Comme souvent dans ce recueil, les personnages ont un double statut – de victimes et de coupables –, l’horizon de leur existence étant limité : les deux filles suivent, sinon à contrecœur, au moins avec indifférence, les cours d’une école de sténographie qui les prépare à des métiers subalternes. La « ronde » pourrait alors revêtir des significations multiples : désir d’évasion, rébellion contre le monde, fermé aux rêves, des adultes (« ils », « les autres » dans le texte), mais aussi quête identitaire pour Martine – une fille indécise, incapable de dire oui ou non, répondant d’un haussement des épaules. Le vrai but du vol reste lui aussi incertain, et ce dès le début, à travers des références vagues, censées évoquer le malaise quant à cette idée aux origines inconnues : « ça » (LR, 12), « cette histoire » (LR, 13). C’est Martine, pourtant, qui y voit « un examen, une épreuve » (LR, 14), peut-être pour qu’elle soit acceptée au sein du groupe d’adolescents qu’elle fréquente, mais aussi comme défi lancé par les deux filles aux garçons qui « parlent beaucoup et […] ne font pas grand-chose » (LR, 13). Quoi qu’il en soit, le tout est régi par l’inéluctable, car elle se sent piégée par l’attente des autres.

Le vol et son but sont ainsi relégués au second plan, l’intérêt de l’écrivain résidant du côté du tourbillon des émotions (peur, angoisse, calme temporaire) et des sensations (épreuve du vide, alternance froid-chaud, un état proche de l’ivresse, la sueur des paumes et la sécheresse au fond de la gorge) que la course à moto met en branle chez Martine. L’hyperesthésie est nourrie également par un paysage des contrastes reposant, lui, sur des éléments qui jalonnent l’œuvre entière : l’espace urbain dévorateur, déployé sous la nudité du ciel, le silence à la fois neutre et menaçant, la lumière et ses effets ambigus sur les objets et les êtres, allant de la lenteur jusqu’à la violence. Le tout est planté au cœur du présent, à travers un emploi appuyé de l’adverbe « maintenant » et du présent de l’indicatif pour marquer la tension de la démarche à partir du moment où Martine devient consciente de l’inévitable.

On remarque également la technique d’inspiration cinématographique qui introduit les « acteurs » de manière isolée, à travers un procédé de focalisation. Ainsi, la victime – la dame en tailleur bleu en train d’attendre l’autobus – est repérée par Martine. C’est son regard qui l’individualise, tandis que le camion bleu fait son entrée en scène par les soins du narrateur. Ce dernier ne se prive pas non plus de brouiller les pistes en mentionnant l’autobus attendu par la future victime du vol, cependant dépourvu de rôle, bien qu’il fasse lui aussi « sa ronde ». Si le fait divers évoque la réalité de manière minimaliste, Le Clézio esquisse un décor plus large, avec des éléments qui jouent un rôle précis, mais aussi avec des absences : les gens que Martine devine cachés derrière les rideaux de leurs fenêtres, aux aguets, et la figure du père, jamais mentionné.

À tous ces éléments, l’écrivain ajoute une couche d’inspiration mythologique et symbolique qui transforme l’histoire en un engrenage complexe, régi par la fatalité et qui entraîne les protagonistes, à leur insu, dans une ronde infernale. Évidemment, le motif le plus transparent, mais en même temps le plus fort, est le cercle. Figure du fermé, tout lui est inéluctablement circonscrit. La ronde est une forme de révolte des deux jeunes filles « contre le vide de rues, contre le silence des immeubles blancs, contre la lumière cruelle qui les éblouit » (LR, 22). Pourtant, la force centripète l’emporte sur la force centrifuge et la ronde s’achève là où elle commence, écrasant ainsi toute forme d’évasion. D’autres références appuient l’effet de circularité : le vide éprouvé par Martine avant et pendant la ronde revient avant qu’elle n’expire, dans un décor marqué à nouveau par l’indifférence et le silence présents également au début du récit. Qui plus est, le camion bleu et l’autobus vert roulent « afin que s’achève le cercle » (LR, 22), à l’instar des deux vélomoteurs, comme des corps célestes sur des orbites en collision.

D’autres éléments, plus subtils, sont insérés habilement tels de mauvais présages : les deux filles démarrent au même moment et « descendent ensemble sur la chaussée », en roulant « vers l’ouest » (LR, 15). Il s’agirait ainsi d’une descente aux enfers en direction du soleil couchant. Quant à Martine, elle a l’impression paralysante de rouler sous un « soleil de feu qui donne la peur » (LR, 18) – image d’une divinité aztèque réclamant des sacrifices –, dans un dédale où la menace guette du haut des immeubles qui bordent la rue. Dans ce contexte où tout est « comme réglé d’avance » (LR, 16), le camion bleu de déménagement serait une représentation mécanisée du Minotaure ou bien du dieu Moloch (les deux figures étant, d’ailleurs, rapprochées) à la recherche de sa victime dans les rues convergentes d’une ville devenue espace carcéral.

 Le développement mythique et symbolique d’une histoire autrement résumée en quelques lignes dans les pages d’un journal, doublé d’approches narratives multiples permettent de transcender les limites spatio-temporelles d’un simple « fait divers » et de le transformer en un « fait unique ».

 

 

Bogdan Veche

 

 

RÉféRENCES bibliographiques

 

BEDRANE, Sabrinelle, « À l'ombre du roman : les nouvelles lecléziennes », in Les cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 2 : Contes, nouvelles et romances, sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault, Paris, Éditions Complicités, 2009, pp 185-201 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, pp. 18-29 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, pp. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PECHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, pp. 964-975 ; TROUVÉ, Alain, « Une lecture de "La Ronde" de Le Clézio », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 98e Année, No. 1 (1998), pp. 123-129.

 

« GRANDE VIE (LA) »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
23 juin 2021
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Septième nouvelle du recueil La Ronde et autres faits divers (1982), « La grande vie » en est aussi la plus longue et la seule qui établit des correspondances directes avec la première. À l’instar de « La Ronde », le récit est linéaire et centré sur deux jeunes filles en quête d’évasion, mais qui ne goûtent à la liberté que pendant un temps limité avant de revenir, malgré elles, à la case de départ. Ce sont des personnages à double statut – victimes et coupables –, avec une situation familiale problématique.

Le temps de la narration est long (un mois environ), mais la chronologie est facile à suivre et la toile de fond bien présente aussi, car les personnages ne sont pas surpris dès le début en moment de crise. En effet, le récit commence par la description de Pouce et Poussy – de leur vrai nom Christèle et Christelle – qui inclut quelques idiosyncrasies non sans importance au niveau diégétique : sans être jumelles, les deux adolescentes sont faciles à confondre et l’humeur de l’une est influencée par la présence de l’autre. Ce par quoi elles se remarquent, c’est leur « drôle de rire aigu qui résonne comme des grelots » (LR, 153), pouvant se déclencher sans raison apparente, mais qui s’avère souvent un mécanisme de défense contre les hommes. D’ailleurs, le rapport ambigu avec l’autre sexe – alimenté, sans doute, par l’absence du père – est une constante : Pouce est la seule à avoir, brièvement, un petit ami, mais, en général, le rapprochement des deux filles les rend incompatibles pour la vie en couple et les présences masculines sont évitées, même lorsqu’elles ne sont pas menaçantes. Cependant, à l’absence de la figure paternelle s’ajoute celle de la mère biologique que Pouce perd très tôt, alors que Poussy, élevée à l’Assistance publique, ne connaît point la sienne. Bien que les deux filles soient recueillies par Janine, leur mère adoptive, la nouvelle repose sur la figure de l’orphelin fauteur de troubles, car ayant des relations tendues avec le monde des adultes (les protagonistes sont traitées de « terribles » par ceux qui les connaissent et leur enfance est une longue série de bêtises et de farces (LR, 156)).

En outre, à l’instar d’autres personnages dans ce recueil, Pouce et Poussy se heurtent à un horizon d’existence très limité : renvoyées de l’école à l’âge de seize ans, elles réussissent pourtant à obtenir un C.A.P. de mécaniciennes dans une école de couture, mais leur activité se résume au travail pénible dans les ateliers de confection où elles ne restent jamais plus de deux mois, le carcan de la discipline étant incompatible avec leur nature rebelle. Cependant, ce n’est qu’un prétexte pour que Le Clézio dénonce l’exploitation par le travail, en particulier celle des jeunes femmes. À cet effet, l’atelier dans lequel travaillent Pouce et Poussy à l’âge de dix-neuf ans est comparé à un espace carcéral aux « fenêtres grillagées » (LR, 157), régi par des contraintes et des interdictions : travail de neuf à cinq, pauses-déjeuner limitées à vingt minutes « pour manger debout devant leur machine » (LR, 154), défense de parler, d’arriver en retard ou de se déplacer sans autorisation, sous peine d’amende.

À ce monde étroit où l’existence se déroule sur un rythme de métronome, les deux filles opposent « l’histoire sans fin » d’une évasion les entraînant loin de l’atelier, « à travers le monde, dans les pays qu’on voit au cinéma » (LR, 157). Les appâts de « la grande vie » dépeinte sur le grand écran sont irrésistibles et le simple jeu de l’imagination prend chair lorsque Pouce et Poussy deviennent conscientes de l’impasse où elles vivent. La décision de partir est prise à l’improviste et le départ – en catimini – a lieu à la fin du mois de mars, avec Monte-Carlo pour destination initiale.

Si l’itinéraire est facile à suivre (Monte-Carlo – Menton – Alassio (en Italie) – retour vers la frontière française), l’expérience de la fugue s’avère contrastée. Tout d’abord, elle se veut l’aboutissement d’un rêve à travers l’effacement du souvenir d’une existence insatisfaisante et il n’est pas anodin que, de toutes les nouvelles du recueil, celle-ci contienne le plus grand nombre de références à l’oubli. Même avant le départ, parler de la grande vie, c’était « un jeu, simplement, pour rêver, pour oublier le bagne de l’atelier […] » (LR, 159). Dans le train, fascinées par le paysage sans cesse renouvelé, Pouce et Poussy « oubliaient de parler, ou de rire » (LR, 160). Mais c’est la mer, tellement présente dans l’œuvre leclézienne, qui est, avant tout, un catalyseur pour l’oubli. À la regarder assises sur la plage, les deux amies goûtent au bonheur d’une vita nova : « On oubliait tout le monde, on devenait très lointain, comme une île perdue dans la mer. » (LR, 170), tandis qu’à Alassio, dormir sur la plage, bercées par le bruit des vagues, c’était « comme si elles avaient été à l’autre bout du monde, et que tout ce qu’elles avaient connu autrefois, depuis leur enfance, était effacé, oublié » (LR, 180).

Malgré cela, la réalité s’impose très vite. Le manque d’argent en rapport avec les ambitions précipite la métamorphose des victimes en coupables de grivèlerie et de vol. Le manque matériel (faim, soif), la peur d’être appréhendées et l’imprévu (la maladie de Pouce) dissipent progressivement l’ivresse de l’évasion. Pour les jeunes démunies, la grande vie n’est possible qu’en cavale et la leçon la plus amère est que les gens sont partout pareils. S’ajoute à cela le besoin de faire de l’auto-stop, ce qui expose les protagonistes au harcèlement de la part des hommes (cela arrive deux fois sur trois, en prolongement au traitement de la part de leur employeur).

Cependant, ce que l’expérience met le mieux en lumière, ce sont les différences entre les deux filles pour qui la quête d’aventures a également un volet identitaire, vu leur situation d’orphelines. Leur ressemblance se limite à l’aspect physique, le penchant pour le rire et l’espièglerie, mais, au-delà, elles diffèrent : Pouce est plus passive, rêveuse, bavarde et désireuse de partir toujours plus loin, tandis que Poussy est plus active, décidée et réfléchie, ce qui fait que, le plus souvent, son amie se sent rassurée en sa présence aux accents maternels. D’ailleurs, c’est la première qui raconte le mieux l’histoire sans fin, avec des embellissements, tandis que Poussy « l’écoutait, et elle ajoutait des détails, ou bien elle faisait des objections, comme si elle corrigeait des souvenirs, rectifiait des inexactitudes, ou bien ramenait au réel des faits exagérés » (LR, 158). Plus calculée, c’est elle qui garde le peu dont elles disposent (argent, papiers d’identité), mais c’est surtout elle qui a des doutes quant à la démarche et qui devient consciente des dangers. Cela arrive par deux fois, dans des moments clés, et l’art de Le Clézio repose sur l’emploi appuyé de l’hyperesthésie, des symboles et des mythes.

Il s’agit, tout d’abord, de la montée en haut d’une colline à Menton – un autre « endroit pour oublier » (LR, 172) – afin de regarder le coucher du soleil. L’accès vers le haut se fait par des chemins serpentant entre les villas et les jardins, ce qui suggère subtilement que l’accès au bonheur n’est pas facile. À la tombée de la nuit, alors que la vie autour se manifeste à travers les diverses sources de lumière (maisons, automobiles) et que Pouce s’endort, Poussy a un premier moment de doute, doublé de vagues d’angoisse. Un mélange de tachycardie, frissons et picotements sur la nuque lui font pressentir d’obscurs dangers. La descente de la colline – anticipant la fin inévitable du voyage – se fait comme sous l’effet de magnétisme de la ville-fourmilière.

Ensuite, il y a l’épisode sur la plage d’Alassio, en Italie, où les filles passent la nuit, n’ayant pas pu trouver d’hôtel qui accepte de les loger sans réclamer le paiement de la chambre à l’arrivée. À nouveau, c’est Poussy qui éprouve un autre moment de panique nourrie par un sentiment profond d’abandon. Le rythme de la mer devient alors incarnation sonore de l’indifférence accentuant l’impression de vide et de solitude, exacerbés chez l’orpheline depuis sa naissance : « Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la peur, le danger, sans savoir où s’échapper. » (LR, 181) Consciente que la vie réelle les avait rattrapées, Poussy décide le retour, malgré le bref moment de rébellion de Pouce. En écho, peut-être, à « La Ronde », cela se fait en direction du soleil couchant et l’entrée en ville équivaut à l’engloutissement par une sorte de Moloch, dans l’indifférence générale : « […] avec Pouce elle s’est enfoncée dans la ville sombre, au milieu des bruits des familles en train de déjeuner » (LR, 190).

Emmenées vers la France par un routier, elles sont arrêtées à la frontière. L’inspecteur en civil qui les traite d’« amazones » sur un ton moqueur complète la liste des hommes machistes, mais le mot ne fait qu’accentuer l’ambivalence de la quête d’identité face à l’autre sexe (attirance et répulsion) et surtout l’esprit de fronde, car, malgré la fin en boucle du voyage et la préfiguration d’un espace carcéral proprement dit, Pouce et Poussy sont loin de se résigner à leur sort. En échange, c’est la deuxième qui se met désormais à rêver de prendre le large « cette fois, pour ne plus jamais revenir » (LR, 191). La grande vie aura été un mirage, mais, pour reprendre le titre d’un roman de Milan Kundera, la vie est, décidément, ailleurs.

 

 

Bogdan Veche

 

 

RÉféRENCES bibliographiques

 

BEDRANE, Sabrinelle, « À l'ombre du roman : les nouvelles lecléziennes », in Les cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 2 : Contes, nouvelles et romances, sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault, Paris, Éditions Complicités, 2009, pp 185-201 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, pp. 18-29 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, pp. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PECHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, pp. 964-975.

 

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