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  • Dictionnaire J.-M.G. Le Clézio
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OURANIA

in Dictionnaire / by Dominique Lanni
16 mai 2019
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

L’exergue d’Ourania (2006) emprunté à un sermon de J.Owen, Ouranon Ourania (1649), annonce l’évanescence de toute chose et la nécessité du détachement. Le nom d’Ourania est déjà inspiré au narrateur, par Ouranos, le ciel étoilé de la mythologie grecque qu’on lui raconte dans son enfance. Son nom, Daniel Sillitoe, celui de son père, Alain, rappellent le Alan Sillitoe des « angry young men » britanniques des années 50, dont les romans pourfendaient les conventions sociales. Celui qui parle à Daniel de Campos, se nomme Raphaël, avatar rajeuni du Raphaël de Thomas More qui décrit l’île d’Utopia. Les références savantes sont inépuisables. Si la question de l’utopie prend une place majeure dans le roman, elle vient s’insérer dans un champ plus vaste, celui de l’élan vers quelque Ouranos, qui s’inscrit dans ce sud‑est mexicain que Le Clézio connaît bien. Campos et la vie de Lili y tiennent une place privilégiée.

 

Afin de mettre en évidence l’inconstance des réalisations humaines, leur interpénétration, certains chapitres, empruntant à l’art populaire, n’achèvent leur dernière phrase « le hasard m’a réuni avec » (22), que dans le titre du chapitre suivant « le jeune homme le plus étrange que j’aie jamais rencontré » (23). Ainsi Raphaël prolonge l’élan de Mario. L’autre technique est l’enchâssement des récits. Le récit de Daniel est coupé par celui de Raphaël qui raconte Campos et rend compte de celui du fondateur de Campos, Jadi. Autres évocations du même lieu : pour Don Thomas, directeur des recherches universitaires à l’Emporio, Campos n’est qu’un regroupement d’illuminés ; Daniel lui‑même ne voit en eux que de pauvres hères (209‑211). Dans la région, on nomme « hippies », les gens de Campos, on les méprise et on les craint, ils représentent la contre‑culture. La mise en abyme permet donc à Le Clézio de souligner la relativité des points de vue, même si l’on est tenté de considérer le jeune Raphaël comme son porte‑parole puisque Campos est définie par l’auteur lui‑même comme « la république idéale » en quatrième de couverture.

Enfin l’alternance des thèmes souligne la coexistence de mondes divers : Campos, la Zone, l’Emporio.

Les mouvements de lutte contre la pensée dominante se succèdent dans le temps et l’espace. Campos se superpose à l’utopie d’une mission Jésuite dont il ne reste que des ruines (32‑33). Don Thomas dit à Daniel : « Nous sommes ici dans le pays rêvé pour les utopies. […] Du reste, c’est le seul endroit au monde où un homme, […] a réalisé à la lettre l’Utopie de Thomas More […] » (65). 

L’Emporio, auquel Daniel est rattaché comme géographe, prétend au départ être un autre monde idéal. Le chef du centre, Menendez « avait eu l’idée d’une espèce de « thébaïde » à cet endroit : un édifice hexagonal […] divisé en cellules de méditation et de travail […] » (38) qui ressemble à l’abbaye de Thélème. Cependant, cet Emporio s’avère n’être qu’une prétentieuse tour où « papillonne » Menendez.

La faiblesse de l’Emporio, c’est d’être financé par des notables sans scrupules et animé par des intellectuels dévorés d’ambition. Garci Lazaro est « le type même du chercheur cynique … ambitieux et cavaleur » (47). Il existe des utopies avortées comme des élans dénaturés. On pourrait imaginer à Daniel quelque indulgence pour la révolution salvadorienne. Or, évoquant Hector auprès de son amie Dalhia, il enrage : « Je ne pouvais pas lui dire tout le mal que je pensais de son ex‑mari et de ces soi‑disant révolutionnaires […] qui refaisaient le monde à l’abri de leur asile doré […] » (100)

L’échec de L’Emporio, la fin de Campos peuvent être attribués à de multiples causes. Ils étaient, en fait, par définition, périssables. Cependant, tandis que sombrent les réalisations les plus abouties, Menendez fait don de sa tour hexagonale aux philosophes, Dalhia crée une organisation qui s’occupe des enfants et femmes sidéens. D’autres élans, d’autres frêles utopies naissent.

 

« La République idéale de Campos » occupe symboliquement un pays instable, le sol tremble. La créolisation des gens, des langues – Campos a sa langue particulière, l’elmen − est facteur de dynamisme et d’imprévisible.

Les lois de Campos, limitées, sont réinscrites, à la fin du livre, en annexe, comme une récapitulation à ne pas oublier.

Campos bouleverse les liens de parenté et la conception de l’enfance. La notion de parent n’existe pas. La prééminence est donnée à la jeunesse. « Ce sont les enfants qui choisissent la maison où ils dorment » (95) et celui qui doit les initier. Toute décision suppose de les consulter eux aussi. Ils ne sont pas enfermés dans une salle de classe. Leur école, c’est la vie (95−96). La conception de l’éducation lie culture, nature et vérité, rejette la contrainte. Ce qui rappelle le « fais ce que vouldras » de Thélème.

Ils sont végétariens, épargnent donc les animaux, ont une belle connaissance des plantes, en particulier de celle dite « nurhité », qui réconforte.

A Campos, à la différence d’autres utopies, n’existe pas de fermeture : on en sort, on y revient.

La conception de la réalité et du temps y est bouleversée. Il est impossible de prévoir : « Nous ne connaissons ni le jour ni l’heure » (36). Seul, le présent existe, incertain. La religion ne fait pas partie des vérités de Campos, « ce qui est le plus grand le plus vrai dans le ciel, c’est le noir, le vide » (159). Cet élan est Ourania, distance zen avec les illusions du quotidien. Le contact avec la terre reste cependant primordial.

Raphaël dit de Jadi que sans lui, Campos n’existerait pas. Mais il n’a rien de l’homme providentiel du Contrat Social. Jadi est un homme ordinaire. Sa vocation de « conseiller » était imprévisible.

Ailleurs, tout est violent : l’exploitation des enfants, la prostitution, le trafic de drogue, l’agonie des cultures indiennes. ​​ 

 

L’envers de Campos, c’est la lagune d’Orandino où se côtoient, séparés par un étroit canal d’irrigation, la misère du « quartier des Parachutistes », où vit Lili, et le quartier résidentiel des notables.

Des camions viennent tous les matins ramasser leur contingent de travailleurs, enfants compris, pour les champs de fraisiers, qui mangent leurs doigts. 

Comme Raphaël est Campos, Lili est la Zone, vendue au Terrible par la vieille Dona Tilla, avec qui elle demeure.

Après avoir dit éprouver le « sentiment […] du très grand vide de [son] existence », Daniel ajoute : « J’ai rencontré Lili » (104). ​​ Sa présence le comble, inexplicablement : « je me suis demandé pourquoi je voulais tant rencontrer cette Lili […] J’inventais quelque chose de secret, de ténébreux […] » « J’ai imaginé qu’elle m’attendait […] ». « Je la reconnais tout de suite […] parce que j’ai rêvé d’elle » (107). Lili est prise elle aussi dans un réseau de références.

« La lagune d’Orandino » comme celle du Rivage des Syrtes de Gracq, provoque l’apparition vénérée issue de la fange, participant de la vision et de la prédestination.

Lili se rattache également au mythe de la prostituée des Évangiles, la pécheresse anonyme de Luc, que l’homme absout et sanctifie.

La répétition de Lili devient incantatoire (107). Le glissement du « elle » au « tu », hors de toute adresse directe à Lili, paraît invocation à un être échappant à ce monde et au jugement des hommes. Les métaphores qui exaltent Lili : « fleur indienne […] fleur de mai […] » (110) ​​ rappellent « ce glissement caractérisé de la métaphore à la métamorphose » que Le Clézio attribue à Lautréamont : Lili se transfigure sur ce  « tu es immortelle » (111) en icône.

Cependant, Lili est surtout le symbole de son peuple décimé : par la tache en bas de son dos (178), considérée comme marque exclusive des Indiens d’Amérique, elle dépasse le statut de personnage romanesque.

Chassé de Thaïlande pour avoir dénoncé la prostitution enfantine, Le Clézio confie à Sillitoe, le soin de la fustiger, devenant, à travers lui, l’un de ces « jeunes hommes en colère ». À la fatuité, à la cruauté des uns, à l’exploitation des faibles, répondent les élans de Mario, Jadi, Dalhia, Daniel, vers Ourania, le ciel étoilé. Il ne faut pas se laisser, dit l’exergue, « ébranler par la vacillation des choses », appel au dynamisme, entre colère et aspiration, pour tenter une nouvelle fois le meilleur des possibles.

Michelle Labbé

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BOUVET, Rachel, « Ailleurs, au Mexique : topographie géopoétique d’Ourania de J.-M.G. Le Clézio », Convergences francophones, vol. 3, no 1, 2016, p. 62-76, http://mrujs.mtroyal.ca/index.php/cf/issue/current; CAVALLERO, Claude, « Le Roman de l’utopie » in Le Clézio, témoin du monde, Paris, éd. Calliopées, 2009, p. 311-330 ; CONSTANT Isabelle, « Les Références utopiques dans Ourania », Toulouse, Revue Interlignes, numéro spécial, 2009, p. 103-113 ; GRIMALDI, Rosario, « Ourania et les mondes mexicains de J.M.G. Le Clézio », Cahiers Le Clézio n°s 3-4, Migrations et métissages, Paris, Complicités, 2011, p. 185-198 ; Le CLÉZIO J.M.G. Ourania, Paris, Gallimard, 2006 ; « Voyage en utopie », un entretien de Jérôme Garcin avec J.M.G. Le Clézio, Le Nouvel Observateur n° 2152, 2-8 février 2006, p. 86 ; BLANCHOT, ​​ Maurice, ​​ GRACQ, ​​ Julien, LE CLÉZIO, J.M.G., Sur Lautréamont, Éditions Complexe, 1987, Bruxelles, p. 68 ; Évangile selon Saint Luc 7, 36‑50 ; LÉGER, Thierry, « Les paradoxes du métissage culturel et littéraires » in B. Thibault et Keith Moser (dirs,), Le Clézio dans la forêt des paradoxes, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 263-271 ; ​​ MANGEREL, Catherine, « La Malinche », Dictionnaire Le Clézio, Éditions Passage(s) www.editionspassages.fr/dictionnaire-jmg-le-clezio/; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, « Les cartes du ciel à l’œuvre chez Le Clézio », Revue Textimage, n°2 « Cartes et plans », été 2008, http://www.revue-textimage.com/03_cartes_plans/roussel1.htm; SALLES, Marina, « Ourania de J.M.G. Le Clézio : une utopie historisée, un roman politique », Araraquara, revue Itinerarios n°32, janvier-juin 2011, p. 127-142 ; https://periodicos.fclar.unesp.br/itinerarios/article/view/4581; THIBAULT, Bruno, « L’Utopie et l’écriture du désastre » in J.M.G. Le CLézio, La Métaphore exotique, Amsterdam, Rodopi, 2009, p. 207-221 ; « L’horizon fabuleux et l’écriture de la fuite dans Hazaran et Ourania de J.M.G. Le Clézio », dans Maria Luisa Bernabé, dir., Horizons Lecléziens, Toulouse, Inter-Lignes, 2009, p. 117-126 ; VAN ACKER, Isa, « Ourania: petite victoire sur fond de débris », Cahiers Le Clézio, n°1, 2008, p. 174-178.

 

 

 

Bibliography and abbreviations

in Dictionnaire / by Dominique Lanni
8 juin 2018
Foreword
Works
Novels
AFRICAN (THE)
ALMA
DESERT
DIEGO AND FRIDA
GIANTS (THE)
HAÏ
INTEROGATION (THE)
ONITSHA
OURANIA
PROSPECTOR (THE)
QUARANTINE (THE)
RAGA
REVOLUTIONS
VOYAGE TO RODRIGUES
WANDERING STAR (THE)
WAR
Short stories
"BRETON SONG" followed by "CHILD AND THE WAR (THE)"
"HAZARAN"
"PAWANA"
"PEOPLE OF THE SKY"
"SECRET LOVE"
Essays
MEXICAN DREAM (THE)
Characters
Fictional characters
ADAM POLLO
Real people
FRIDA KAHLO
MALINCHE (LA)
Places
Africa
Chagos Archipelago (the)
Flat Island
Island of Rodrigues
Royal College Curepipe
Americas (The)
Mexico City / Mexico
Chiapas (Mexico)
Asia
Seoul
Glossary
BIrds (Mauritius)
Ecology
Hinduism
Sirandanes
Sugar cane
Translators and Authors

« MARTIN »

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

« Martin » est la sixième des « neuf histoires de petite folie » rassemblées dans La Fièvre, le premier recueil de nouvelles de Le Clézio, publié en 1965. Partageant le sentiment d’appréhension envers les autres êtres humains de « L’homme qui marche » dans le texte qui précède, « Martin » engage une réflexion sur la matière et la constitution du monde, prolongée dans la nouvelle suivante, « Le monde est vivant ». Tandis que les héros des autres nouvelles découvrent l’existence de la vie de la matière, Martin fait le trajet inverse en abandonnant son savoir intellectuel pour se confronter à d’autres êtres humains.

La nouvelle s’ouvre sur une brève présentation d’un paysage de HLM à la lisière de la ville. La cité est dominée par le gris qui rend l’espace informe en atténuant les contours des objets, symbole de saleté et de malaise, comme si un tain d’imperfection s’était posé sur l’existence des habitants et des maisons. Aucune trace de vie n’est perceptible derrière les centaines de fenêtres qui donnent sur la cour de l’immeuble où réside le protagoniste avec ses parents. Un tel espace influe sur les êtres qui y vivent, et dans cette adaptation du genre humain gît le germe de la mutation qui engendre aussi bien l’espèce de voyous que le « mutant » Martin.

Dans un appartement, Martin Torjmann, hydrocéphale et myope est à douze ans un enfant prodige célèbre. Aux journalistes venus l’interviewer, il expose ses idées sur le monde et sur la vie dans un entretien qui intègre aussi bien les propos du jeune génie sur ses découvertes métaphysiques que des signes du sensationnalisme de la presse.

Le lendemain, dans la scène la plus longue du texte, Martin descend dans la cour de l’immeuble pour jouer dans le bac à sable au centre de ce monde gris. Le jeu évolue en une réflexion sur l’être et sur la matière. Ayant découvert un charançon, l’enfant s’amuse à tenter de le faire sortir du trou qu’il lui a creusé.

Douze jours plus tard, après sa grande conférence, où il est adulé comme le nouveau Maître spirituel à la tête du « Torjmannisme », le garçon descend de nouveau jouer dans le bac à sable. Il est alors assailli par une bande de voyous de son âge qui lui inflige des tourments analogues à ceux qu’il a fait subir au charançon. Sous leurs imprécations, il est forcé de creuser le sable en vain. La nouvelle se clôt sur la solitude du protagoniste suppliant Dieu de lui ôter la vie comme châtiment de son blasphème.

 

Une représentation paradoxale de l’enfance

 

Enfant jouant encore parfois dans le bac à sable, Martin possède une naïveté attendrissante qui garantit l’adhésion du lecteur, tandis que son intelligence précoce lui permet de refléter les préoccupations de l’écrivain, lui-même jeune écrivain prodige (cf. Cagnon, 1975).

Contrairement à beaucoup d’autres enfants lecléziens (Mondo, Lullaby, Annah, Les jeunes bergers de la nouvelle éponyme, etc.), il est en apparence bien intégré dans la société : il a une famille et sa célébrité semble davantage le fruit des aspirations de ses parents que le résultat de ses propres efforts. Tandis que la quasi-totalité des autres protagonistes enfants et adolescents de Le Clézio posent un regard neuf sur le monde, le vivant de manière immédiate à travers leurs sens, loin de tout intellectualisme, Martin est un intellectuel surdoué, unique en son genre. Le texte met en œuvre de manière ironique l’opposition entre l’intellectualisme précoce du protagoniste, matérialisé par sa tête démesurément grosse, et son inaptitude aux relations humaines.

L’unicité de Martin est mise en avant par l’emploi du patronyme Torjmann, rare en France, tandis que son prénom plutôt courant, contribue à la parodie. Par son étymologie, le prénom renvoie à la fois au dieu guerrier et à la planète emblématique des êtres extraterrestres, le portrait que le texte dresse du garçon est celui d’un combattant impuissant devant le malheur du monde et la violence du contact humain. Cette inaptitude du Moi à rencontrer le monde plonge le protagoniste dans une crise existentielle.

Dans le dénouement impitoyable de la nouvelle, les exploits intellectuels du personnage s’avèrent impuissants face à la tracasserie de la bande d’enfants qui suit les initiatives du leader, Pierre. Martin est confiné au rôle qu’il a attribué à l’insecte et s’abandonne à un délire où son monde se réduit au sable qu’il creuse frénétiquement jusqu’à renoncer à la lutte en jouant au mort, à l’instar de l’insecte. En cachant les lunettes de Martin, les voyous lui ôtent la vision, le plongent dans une semi-cécité emblématique de son aveuglement intellectuel. Martin est châtié de son hybris : avoir voulu se mettre à la place de Dieu

 

Le mysticisme et la question de Dieu

 

Face aux journalistes, Martin revendique le mysticisme comme expérience de l’infini, quelle que soit l’origine de ce sentiment de dépassement – par exemple la consommation de l’alcool ou bien la pratique religieuse. Il s’agit en fait de « l’extase matérielle », introduite dès Le Procès-verbal, et développée dans l’essai qui porte ce titre. Martin conçoit l’existence comme fondamentalement divine, au-delà des limites de la connaissance humaine et du panthéisme dans sa conception traditionnelle. Il cherche le centre, qu’il croit approcher par le biais de l’expérience extatique qu’il nomme « l’expérience de Dieu », tout en affirmant que Dieu est inconnaissable, et même que la question de son existence ne se pose pas. Ironiquement, alors que Martin se dit hostile à tout dogme et à toute religion institutionnalisée, sa pensée est érigée en système, le Torjmanisme, et lui-même adulé comme « Maitre spirituel », une ironie qu’Ook Chung analyse comme la mise en cause du prophétisme dans cette nouvelle (2001).

Après la rencontre avec les journalistes, dans son aspiration vers le centre, le garçon est attiré par le bac à sable au milieu de la cour. Il s’y pose comme un dieu tout-puissant et cruel face à l’insecte qu’il manipule à son gré tout en s’identifiant à celui-ci dans un parallèle entre le puits creusé pour le charançon et le monde entier. La lutte de l’insecte « symbolise l’impuissance totale de l’homme face à la fatalité et surtout ironise [...] au sujet de son ignorance, de sa résistance [...] à la vérité inévitable : la destruction » (Sheibanian, 2014, 204).

Dans l’excipit, il clame son de profundis, nuancé toutefois par une remise en question de l’existence d’une divinité, dont l’hypothèse reste à vérifier. L’ironie est saillante, car en invoquant une possible assistance divine, Martin invalide l’essentiel de ses raisonnements intellectuels.

 

Le langage

 

« L’elmen », la langue développée par Martin, revêt une fonction existentielle, voire divine. Ainsi, la philosophie du langage de Martin se rapproche-t-elle de celle exposée dans L’Extase matérielle où il importe de nommer individuellement chaque chose afin de garantir son existence. Mais l’instabilité de la relation entre signifiant et signifié qui la caractérise la rend ​​ impraticable d’un point de vue phatique et mnémonique, car une chose ne porte jamais deux fois le même nom. Dans une volonté de dépasser les limites de la connaissance humaine et faute de pouvoir comprendre ce qu’il a rédigé, il abandonne cette langue pour chercher une autre dimension, au-delà de la parole. Dans sa dénonciation générale du savoir, Martin formule une critique qui pourrait être celle de l’auteur envers la prétention des philosophes à connaître et à exprimer l’existence. (Le terme « elmen » revient dans Ourania pour désigner la langue parlée à Campos, conçue pour une communication naïve, tout opposée à la langue de Martin). Ironiquement, même s’il renonce à son langage idéal inopérant et s’il critique les systèmes de pensée, il accepte tout de même de livrer sa conférence.

Par le biais d’une histoire banale et tragique, la nouvelle « Martin » livre une réflexion pleine d’ironie sur les questions métaphysiques et philosophiques concernant le rapport au monde de l’être humain, sur le langage, sur l’intellectualisme et la place des génies. La mise en situation  ​​​​ d’un génie hors du commun dans un cadre très banal introduit le questionnement existentiel selon un procédé emprunté au réalisme magique.

À l’instar du Jonas camusien, Martin est « solidaire » de l’espèce humaine et « solitaire » dans son étrangeté. Face aux journalistes, il affirme sa révolte contre un certain ordre social : spectateur passif de la vie, il déclare qu’il ne compte rien faire de ses vastes connaissances.

Le possible substrat autobiographique de la nouvelle met le lecteur en garde contre l’adulation des jeunes génies, tels Martin : une « grosse tête » au pied de la lettre, mais inapte aux rapports humains. Cette lecture de la nouvelle la rapproche des « autocritiques » intercalées entre les chapitres du Livre des fuites, où l’instance narratrice rompt l’illusion romanesque en remettant en cause la totalité du projet littéraire.

 

    Fredrik Westerlund

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BRÉE, Germaine, Le monde fabuleux de J.M.G Le Clézio, Amsterdam, Rodopi, 1990 ; CAGNON, Maurice et SMITH, Stephen, « 'Martin' : A Portrait of the Artist as a Young Hydrocephalic” » in International Fiction Review 2, 1975, p. 64-67 ; CHUNG, Ook, Le Clézio. Une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001 ; HOLZBERG, Ruth, Icare ou l'évasion impossible, Sheerbrooke, Naaman, 1981 ; MOSER, Keith, « Le Clézio’s ″Martin″ and His Religion of Ecstasy », Moderna Språk, Vol 106 :1, 2012, p 115-126 ; MOSER, Keith, « The Ethical Summons Extended by Le Clézio’s ″Martin″ and Other Casualitites of Peer-Victimization » Janus Head, Vol 13 :2, 2014, p. 125-135 ; PINTO, Yonay, « Vert paradis » : essai sur l’enfance dans l’œuvre de Jean Marie Gustave Le Clézio, thèse de doctorat soutenue à l’Université du Littoral-Côte d’Opale, 2007 ; SHEIBANIAN, Maryam, « Évolution de l’enfant leclézien à travers les nouvelles « Martin », « Mondo » et « David » in Le Clézio, explorateur des royaumes de l’enfance, Nicolas Pien et Dominique Lanni (éd), Paris, Passage(s), 2014 ; VIEGNES, Michel, « Degrés de narrativité dans La Fièvre », in Revue Roman 20-50, JMG Le Clézio, nouvelliste : des fièvres aux fantaisies, ROUSSEL-GILLET, Isabelle et BEDRANE, Sabrinelle (éd), n° 55/juin 2013, p 9-16 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, PUR 2006 ; VIEL, Anne, L'Espace dans l'œuvre de J.M.G. Le Clézio. La dialectique du réel et de l'imaginaire, thèse de 3e cycle soutenue à l’Université de Paris 4, 1985 ; WAELTI-WALTERS, Jennifer, J.M.G. Le Clézio, Boston, Twayne, 1977.

 

GENS DES NUAGES

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Publié chez Stock en 1997 et deux ans plus tard chez Gallimard dans sa collection Folio, Gens des Nuages, récit à caractère biographique, revient sur les thèmes du voyage et de la recherche de l’Autre au Maroc.

Ce petit livre d’environ 150 pages s’organise autour d’un prologue, six chapitres et un épilogue et constitue « le compte-rendu d’un retour aux origines » (GN, 15), plus exactement celles de la femme de Le Clézio, Jemia, « descendante de la lignée des Aroussiyine » (GN, 16).

Ce texte plonge le lecteur dans le paysage désertique du continent africain comme dans Désert, dont Ma el Aïnine, figure mythique et légendaire qui avait traversé la vallée de la Saguia el Hamra, est le protagoniste. Le récit Gens des Nuages est accompagné des photographies de Bruno Barbey invitant le lecteur à partager les émotions et le rêve du voyage de J.-M.G. et Jemia Le Clézio.

Gens des nuages est un récit à deux voix. Si les deux narrateurs sont animés par la même quête d’ailleurs, la même soif de découverte, leurs voix se différencient dans l’approche. ​​ Pour Jemia il s’agit vraiment d’une quête des origines, de son passé : « l’expérience de Jemia est celle de l’entre-deux ou du dédoublement culturel » (Thibault, 2015, 186). L’enjeu pour J.-M.G. Le Clézio est la connaissance réelle de l’espace mythique dont il avait rêvé, l’espace du regard et de la contemplation, si présent dans son œuvre.

Le prologue présente l’aventure, hasardeuse : « Il n’est pas facile de retourner vers un lieu d’origine, particulièrement quand ce lieu est un territoire lointain, entouré par le désert, isolé par des années de guerres, et qu’on ne sait rien sur le sort de ceux qui y sont restés » (GN, 15). Le récit du voyage s’organise en six chapitres ayant pour titres les noms des étapes dans cet espace désertique : Passage du Draa, Le désert, Saguia el Hamra, Le Tombeau, Tbeïla, le Rocher et Tariqa, la Voie. L’itinéraire suivi représente un parcours de 300 km de la ville de Tan-Tan à celle de Smara : « Trois cents kilomètres de vide, sans eau, sans villages, sans forêts, sans montagnes, comme si on roulait sur une planète étrangère » (GN, 22), mais malgré cette sensation du vide, le voyage est magique et propice aux rêves. (GN, 23-25).

 

Dimension historique et mythique du journal

 

Le journal de route décrit l’avancée à travers ces endroits du désert où les événements historiques prennent leur place. Ces lieux « sont les embrayeurs du rappel historique […] chaque étape du parcours correspond à un recul dans les siècles antérieurs » (Salles, 2015, 53). Du traité d’Algésiras qui mit le Maroc sous tutelle de la France en 1912 à l’épopée de Ma el Aïnine qui construisit la ville de Smara et mena la lutte contre les colonisateurs au XIXe siècle jusqu’à l’arrivée au rocher de Tbeïla de Sidi Ahmed el Aroussi au XVe siècle, le poids du temps historique se superpose aux espaces géographiques. Appartiennent également à l’Histoire, les références intertextuelles aux récits des grands explorateurs du Maroc : René Caillié (GN, 57) Camille Douls (GN, 41, 59, 61, 85) Charles de Foucauld (GN, 139), Paul Marty (GN, 65, 67), Michel Vieuchange (GN, 38, 42, 47, 59, 62, 106).

Mais pénétrer le désert, c’est aussi entrer « dans l’autre monde » (GN, 40), dans un espace et un temps mythiques « situés hors des soubresauts de l’histoire » (Thibault, 2015, 2). On y accède par le Passage du Draa, « la porte du désert » (GN, 27), qui procure aux auteurs une émotion intense : « Il n’y a de plus grande émotion que d’entrer dans le désert… » (GN, 37).

Le désert suscite le voyage introspectif. Dureté, minéralité caractérisent le paysage pour définir un espace-temps différent : « Ici, le temps n’est plus le même » (GN : 41). On avance sur la route en inversant le temps : « Remontant le temps de Taroudant vers Smara, nous nous rapprochons de l’origine de Jemia, cette vallée dont elle a toujours entendu parler et qu’elle croyait inaccessible » (GN, 47).

L’arrivée dans la vallée de la Saguia el Hamra, est l’un des points culminants du voyage : « Ici, dans la Saguia el Hamra le passé n’est pas le passé, il se mêle au présent comme une image se surimpose à une autre » (GN, 74-75). Cet espace attire la présence des hommes, c’est là « où les vagues des peuples se sont succédé… » (GN, 72).

Le voyage se poursuit vers le Tombeau et le Rocher, espaces sacrés où a lieu la double rencontre : celle de Jemia avec sa famille (GN, 83) qui permet aux auteurs de rendre  ​​​​ hommage à la beauté et à la puissance des femmes sahraouies chargées de ​​ « transmett[re] aux enfants les leçons du désert » (GN, 104) ; puis la remontée à l’origine près du ​​ tombeau de Sidi Ahmed et du Rocher, qui signale le lieu de naissance d’un peuple (GN, 119).

La fin du voyage et du rêve compare les expériences des deux narrateurs : « Pour Jemia, être venue jusqu’à ce Rocher marque l’accomplissement du voyage. Il ne peut rien y avoir d’autre. JMG n’est qu’un témoin, un curieux, en vérité pas différent d’un touriste qui passe, frissonne et oublie » (GN, 132).

Les dernières lignes de ce récit, en guise de conclusion, sont inspirées par le maître du soufisme, Sidi Ahmed el Aroussi, l’ancêtre de Jemia, celui qui guide vers Tariqa, la voie. « Il est l’errant, à l’image du Prophète et ses descendants » (GN, 137). C’est grâce à sa bénédiction que les peuples continuent à vivre, de génération en génération, dans cette vallée désertique : « On raconte que la ceinture de Sidi Ahmed el Aroussi cassa et qu’il tomba dans cette vallée, sur un rocher appelé Theïla […] c’est à cet endroit que le saint décida de rester, qu’il convertit à sa foi les peuples du désert et fonda la tribu des Aroussiyine. (GN, 87). « Sidi Ahmed el Aroussi est arrivé ici, à el Riyad, dans la vallée de la SAGUIA el Hamra porté, par un saint nommé Bou Dali » (GN, 133). Il devient ainsi le maître du soufisme : « Tout, dans la légende de Sidi Ahmed el Aroussi, fait penser au soufisme » (GN, 136).

Le soufisme prend place dès le début du texte, représenté par le maître soufi Sidi Adu Madyan dont les vers sont mis en exergue avant le prologue. Ensuite, tous les chapitres (sauf Tbeïla, le Rocher) commencent avec des vers du poète perse, maître soufi, Rumi, des références qui soulignent la dimension spirituelle de ce voyage.

 

Itinéraire métaphorique de l’eau

 

Gens des Nuages est aussi le récit de l’eau dans l’espace désertique africain, introduit dès le titre qui désigne ces tribus à la poursuite de l’eau. À l’origine était l’eau, liée au commencement et au déluge universel : « On avance sur une trace laissée par la mer au temps où l’Afrique était unie au Brésil où la Méditerranée n’était qu’un mince lac intérieur. […] Puis la mer s’est retirée (GN, 50-52). C’est le moment de la naissance du désert et de l’humanité : « […] c’est ici, dans cette dépression, cette séquelle du Déluge, que tout a commencé […] (GN, 53), « C’est ici qu’est née la première histoire de l’humanité » (GN, 56).

Deux sources principales symbolisent le commencement : Le Draa , « Ce fleuve presque invisible est né à mille kilomètres de là, dans les neiges de l’Atlas, il a créé les plus anciennes cultures berbères du Maroc » (GN, 29) ; et aussi La Saguia-el-Hamra, lieu « où l’histoire prenait sa source » (GN, 57). « La Saguia-el-Hamra est bien la source de l’histoire, pour ainsi dire, contemporaine des origines. N’est-ce pas là ce que nous sommes venus chercher : le signe de l’origine » (GN, 69) ?

La Saguia devient un personnage primordial du voyage : « on la sent » (GN, 63), elle « apparaît par rebonds… » (GN, 63). Elle représente l’union entre le désert et l’eau, entre l’espace ouvert et le devenir du temps reflété dans le fleuve et dans les civilisations qui se sont succédé. ​​ 

Le fleuve et sa vallée enferment le sacré : ils sont le lieu « d’une éternelle naissance » puisque toutes les civilisations y sont passées, « tous les grands saints du désert » (GN, 65). C’est là que le maître Ma el Aïnine s’est installé avec son peuple, transformant la Saguia en « un lieu de vérité » (GN, 65).

Le texte repose sur le grand paradoxe d’un voyage dans le désert où l’eau apparaît partout, génératrice de l’union entre peuples, d’un récit où « l’eau et les saints sont liés » (GN, 67), où le désert est « vaste comme la mer » (GN, 109).

 

L’épilogue : la quête de soi et de l’Autre

 

Un épilogue introduit une méditation des auteurs sur la quête de soi et du monde et sur les apports du voyage pour l’un et l’autre. Revenir à la terre originelle de Jemia, retrouver une partie de sa famille permet de prendre la mesure des douleurs de l’exil : « Comprendre tout ce qui déchire, dans le monde moderne, ce qui condamne et exclut, ce qui souille et spolie : la guerre, la pauvreté, l’exil, vivre dans l’ombre humide d’une soupente, loin de l’éclat du ciel et de la liberté du vent. […] Vivre, se battre et mourir en terre étrangère. ​​ C’est cela qui est difficile, et digne d’admiration » (GN, 49).

La rencontre avec les nomades du désert offre au couple un contre-modèle à la société  ​​​​ européenne, cet « […] univers rétréci par les conventions sociales, les frontières, l’obsession de la propriété, la faim de jouissances, le refus de la souffrance et de la mort » (GN, 147). Le mode de vie choisi par les « gens des nuages », à savoir une utilisation raisonnée du progrès dans le respect de leur environnement et de leurs coutumes, « sans aucun des droits ni aucun des devoirs de la société urbaine » (ibid.), représente à la fois une alternative aux souffrances de l’émigration et un modèle de liberté face aux diktats de la mondialisation, J.M.G et Jemia Le Clézio gardant, toutefois, une claire conscience ​​ de la fragilité de cet équilibre et de cette harmonie : ​​ « Mais d’eux nous avons reçu un bien précieux, l’exemple d’hommes et de femmes qui vivent – pour combien de temps encore ? – leur liberté jusqu’à la perfection » (GN, 148).

        María Loreto Cantón

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

CANTÓN RODRÍGUEZ, M. Loreto, « La culture de l’Autre à travers le voyage leclézien » J.M.G. Le Clézio, premio Nobel de Literatura. Viajes y Descubrimientos. Version française, Zaragoza, Pórtico, 2013 ; CAVALLERO, Claude et CHEIK MOUSSA, Ijjou (coord.), Le Maroc dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Rabat, Faculté de Sciences Humaines, « Colloques et Séminaires », nº 27, Rabat, 2014 ; CHAULET ACHOUR, Christiane, Itinéraires intellectuels entre la France et les rives de la Méditerranée, Karthala, Paris, 2010 ; CORTANZE, Gérard de, Le Clézio. Vérités et légendes, Paris, Ed. du Chêne, 1999 ; LE CLÉZIO, J.-M.G. et Jémia, Gens de Nuages, Gallimard, Collection Folio, Paris, 1997 ; PIEN, Nicolas, « S’accepter comme nomades : Gens des nuages de Jémia et J.-M-G. Le Clézio », Le Maroc dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Rabat, Faculté de Sciences Humaines, « Colloques et Séminaires », nº 27, Rabat, 2014, p. 99-114 ; SALLES, Marina, « L’Empreinte de l’Histoire dans deux œuvres du cycle marocain : Désert et Gens de nuages », Le Maroc dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Rabat, Faculté de Sciences Humaines, « Colloques et Séminaires », nº 27, Rabat, 2014. p. 47-60 ; Le Rêve de désert de Pierre Loti et de J.M.G. Le Clézio, lecture croisée de Le Désert et Gens des nuages, Yvan Daniel (dir.), Pierre Loti, l’œuvre monde ? Paris, Les Indes savantes, 2015, p. 97-111 ; SOHY, Chrystelle, « J.-M.G. Le Clézio et le Maroc : Désert, Gens des Nuages », Itinéraires intellectuels entre la France et les rives de la Méditerranée, Karthala, Paris, 2010 ; THIBAULT, Bruno, « La question de l’interculturel dans Gens des nuages », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 1, nº. 2, 2015, p. 185-193.

 

 

Caillé (René) ; Désert ; Ma el Aïnine ; Saguia el Hamra.

AFRICAIN (L’)

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, rien de vraiment comparable à L’Africain qui n’est ni fiction ni récit de voyage ni essai ethno-historique. Dans le cadre d’un Nigéria colonial, plusieurs personnages de son roman Onitsha (1991) tels que Fintan, Geoffroy et Maria Louisa ressemblent aux représentations autobiographiques de L’Africain – le narrateur, son père et sa mère. Alors que le narrateur d’Onitsha invente son récit à partir de souvenirs de jeunesse, celui de L’Africain est obligé de chercher un père qu’il ne peut ni réinventer ni comprendre. Selon Damamme-Gilbert, « [Onitsha] explorait et représentait certes très fortement les émotions du vécu de l’enfance […] mais en racontant une histoire il élaborait un sens, une construction symbolique où le moi de l’écrivain pouvait s’éclipser […] [Dans L’Africain] la vérité du réel est regardée en face sur un mode analytique. » (Damamme-Gilbert, 2008, 26). En cherchant ce regard du père, Le Clézio a recours à des photographies héritées de celui-ci. Cécile Meynard remarque le rôle crucial de ce support : « Les photos présentées dans le livre sont […] révélatrices à la fois de la sensibilité personnelle du médecin de brousse et de sa vision de l’Afrique, et du rapport de Le Clézio à ce père et à ce continent : deux subjectivités se superposent » (Meynard, 2014, 46). Comme le constate Mary Vogl, Le Clézio « parvient à faire parler son père qui s’exprime mieux à travers les images photographiques » (Vogl, 2005, 81).

 

C'était lui l'Africain

 

 

Le Clézio explique dans un prologue comment il a conçu ce projet : « J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m’étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour de l’Afrique, dans ce pays, dans cette ville où je ne connaissais personne, où j’étais devenu un étranger. Puis j’ai découvert, lorsque mon père, à l’âge de la retraite, est revenu vivre avec nous en France, que c’était lui l’Africain. Cela a été difficile à admettre. Il m’a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j’ai écrit ce petit livre. » (A, 7). Devant l’aliénation sociale qu’il a connue à Nice, il a voulu imaginer que l’Afrique était son pays natal. Avec le retour du père, il a compris que cette Afrique dépendait de l’histoire d’un père qu’il connaissait mal. Il doit comprendre « l’africanité » du père en corrigeant un acte d’oubli commis envers celui-ci.

Mais L’Africain réussit mieux à confirmer la force de cet oubli qu’à le corriger. Alors que certaines descriptions des photos se réfèrent à la présence des parents, dans celles que Le Clézio a choisi d’inclure ces personnages brillent par leur absence. Par exemple, il décrit un portrait où ses parents « posent autour du roi Memfoï, de Banso » (A, 74), tandis que la photo identifiée comme le roi Memfoï (A, 68) montre ce monarque assis seul. Cet effacement visuel est renforcé par de nombreux aveux du caractère fondamentalement inconnaissable du père. La première fois qu’il le rencontre, en 1948 (la mère et les deux fils n’ayant pu le rejoindre à Ogoja, au Nigéria, à cause de la Deuxième Guerre mondiale), son père était « un étranger, et même plus que cela, presque un ennemi » (A, 89). Le narrateur réfléchit sur le père qu’il n’a pas eu : « Il aurait fallu grandir en écoutant un père raconter sa vie, chanter des chansons, accompagner ses garçons à la chasse aux lézards ou à la pêche aux écrevisses dans la rivière Aiya, […] Mais à quoi bon rêver ? Rien de tout cela n’était possible. » (A, 93). Au dire de Damamme-Gilbert : « en analysant les difficultés, pour ne pas dire l’impossibilité de leur rencontre, mais en reconnaissant en même temps ce que son père lui a légué et l’importance cruciale pour lui de cet héritage, […] il liquide enfin pour de bon une relation œdipienne impossible à résoudre » (Damamme-Gilbert, 2008, 27). Le Clézio va suivre plus tard quelques-unes des mêmes pistes qu’avait suivies son père en Amérique du sud : « Je me souviens de l’étincelle dans ses yeux quand je lui ai raconté que j’avais parlé de lui aux Indiens, et qu’ils l’invitaient à retourner sur les fleuves » (A, 53). Cette « étincelle » souligne le besoin de partage qui sous-tend le récit.

 

L'Africain, mais de quelle Afrique?

 

 

Vernier-Larochette met en valeur le rapport entre ces relations filiales problématiques et le travail de représentation iconographique de Le Clézio : « si l’intention première de l’écrivain était de mieux cerner cet homme avec qui le lien filial était ténu, cette quête le conduit à découvrir que ce qui les relie et qui est la clé de cet écrit, c’est cette terre africaine et ses habitants, révélés par le choix des photos insérées dans le récit. » (Vernier-Larochette, 2012, 266). ​​ Si le père qui était « un étranger, presqu’un ennemi » était l’Africain, c’est que Le Clézio doit l’associer à l’Afrique. Quel est au fond le sens de ce toponyme dans l’univers imaginaire de ce récit ?

L’Afrique du père se situe dans une continuité rejoignant les origines mauriciennes de sa famille, le temps passé en Guyane et le travail médical en Afrique coloniale. Selon Vernier-Larochette « si l’écriture retrace les pérégrinations du père en Guyane anglaise, au Cameroun, au Nigéria, d’abord célibataire puis récemment marié et enfin père de famille, ne sont dévoilées que les photos qui correspondent à la période où, jeune, il puise son enthousiasme dans cette terre africaine qui imprégnera ensuite son fils » (Vernier-Larochette, 2012, 277). Depuis l’expulsion de la famille de leur maison à Maurice, son père cherchait toujours à retrouver un pays où il serait libre, productif et réuni à la cousine germaine mauricienne qu’il a épousée. Le temps que le jeune couple passe au Cameroun correspond le mieux à cette continuité. Le père sera le seul médecin colonial au sein d’un immense territoire : « Pendant plus de quinze ans, ce pays sera le sien. » (69). En revanche, le passage à Ogoja correspond à la séparation de sa femme, retournée en France pour donner naissance à leur premier enfant, la guerre qui les sépare, et une Afrique moins idyllique, reflet d’un monde colonial dysphorique : « Le contact avec les malades n’est plus le même. […] Le médecin n’est pas cet homme qui apporte le bienfait des médicaments occidentaux, et qui sait partager son savoir avec les anciens du village. Il est l’étranger dont la réputation s’est répandue dans tout le pays […] un autre acteur de la puissance coloniale, pas différent du policier, du juge et du soldat. » (A, 83-4)

L’Afrique de Le Clézio évolue effectivement en fonction des péripéties de l’aventure coloniale. D’où le thème récurrent de l’anticolonialisme qui sous-tend le récit et qui réunit père et fils dans une cause commune. Le Clézio écarte tout ce qui évoque l’Afrique coloniale de l’Afrique qu’il partage avec son père. Ayant constaté combien son père détestait le système colonial, il se demande : « D’où me vient cette instinctive répulsion que j’ai ressentie depuis l’enfance pour le système de la Colonie ? » (A, 59), question qui lui permet d’allier les mots de son père, entendus au hasard, à ses propres souvenirs d’un système oppressif et violent.

 

Le père, le fils et l'Afrique : le jeu de la violence

 

 

Alant nous rappelle qu’il « existe bien, selon Le Clézio, une violence déplorable. […] Violence du refoulement, de la déception, du malheur. » (Alant, 2013, 245). Par sa discipline sévère, le père laisse transparaître ses propres frustrations de colonisateur malgré lui : « J’étais seulement un enfant, la puissance de l’empire m’indifférait assez. Mais mon père en pratiquait la règle, comme si elle seule donnait un sens à la vie. » (A, 24) Quand le narrateur et son frère détruisent des termitières dans un geste de violence gratuite, c’est, dit-il, que « nous rejetions de cette manière l’autorité excessive de notre père rendant coup sur coup avec nos bâtons » (A, 27). Selon Alant, « Le Clézio reconnaît bien dans cet élan de violence un comportement de colon » (Alant, 2013, 346). À Ogoja, le narrateur découvre une violence « ouverte, réelle, qui faisait vibrer » son corps. (A, 17). Limitée d’abord aux forces de la nature, la violence associée à la région d’Ogoja devient aussi un aspect endémique de la région qui fait contraste dans son esprit avec « la bonne humeur et l’humour […] » des Africains de la région du Cameroun où les parents avaient été heureux avant la guerre (A, 86). Ogoja était l’Afrique qui a endurci son père, alors qu’elle a laissé sur le fils la marque d’un monde plus primordial, mais trop dur à supporter sans le souvenir adoucissant d’une autre Afrique plus innocente et pure où ses parents pouvaient voyager ensemble. Commentant une photo de la baie de Victoria au Cameroun, le narrateur dit de son père : « Peut-être a-t-il cru, au moment où il arrivait, qu’il allait retrouver quelque chose de l’innocence perdue, le souvenir de cette île que les circonstances avaient arrachée à son cœur ? » (61).

 

À force de rester enfermé dans le circuit clos de la mémoire de sa famille, où l’innocence de la famille mauricienne se traduit par l’innocence d’une Afrique précoloniale, ou simplement a-coloniale, Le Clézio cherche à résoudre un problème de mémoire personnelle, de relations filiales et de mémoire collective inextricablement lié à ce qu’il conçoit comme le destin du continent africain.

         Robert Miller

 

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ALANT, Jaco, « Le monolinguisme de l’auteur : Camus, Le Clézio, Derrida », AJFS 50.3, 2013, p. 323-348 ; DAMAMME-GILBERT, Béatrice, « Les enjeux de la mémoire dans Onitsha et L’Africain de J.M.G. Le Clézio », Australian Journal of French Studies, 45.1, 2008, p. 16-32 ; DEMEULENAERE, Alex, « Le retour en Afrique : voyage et mémoire chez Le Clézio et Joris », Études littéraires, 42.1, 2011, p. 117-127 ; DELMEULE, Jean-Christophe, « Figures féminines et poétique de l’exil : la parole charnelle dans L’Africain, Cahiers Le Clézio, n°6, Voix de femmes, Marina Salles et Eileen Lohka (coords.), Paris, Éditions Complicités, 2013, p.73-85 ; « Naissance et mémoire de J.M.G. Le Clézio dans L’Africain », Raymond Mbassi Atéba et Kumari R Issur (dirs), L’Afrique et les Mascareignes de Jean-Marie Gustave Le Clézio, ​​ Revue Mosaïques, Hors-série n°1, Paris, Éditions des archives contemporaines, août 2013 ; LAZZAROTTI, Olivier, « Des noms de lieux […] comme des noms de famille », Cahiers Le Clézio, n°10, Habiter la terre, Rachel Bouvet et Claire Colin (coords.), Caen, Éditions Passage(S), 2017, p. 31-42 ; LE CLÉZIO, J.M.G., L’Africain, Paris, Mercure de France, 2004 ; LE CLÉZIO, J.M.G., Onitsha, Paris, Gallimard, 1991 ; MEYNARD, Cécile, « L’Africain de Le Clézio : une quête des origines entre images et mots », Arborescences, 4, 2014, p. 44-64 ; VERNIER-LAROCHETTE, Béatrice, « Photographie et récit de filiation : L’Africain de J.M.G. Le Clézio », University of Toronto Quarterly, 81.2, 2012, p. 265-278; VOGL, Mary, « Le Clézio en noir et blanc : la photographie dans L’Africain », Nouvelles études francophones, 20.2, 2005, p. 79-86.

PACHACAMAC

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Pachacamac est un site archéologique situé au Pérou, à une trentaine de kilomètres au sud de Lima, la capitale du pays. S’étendant sur près de 465 hectares au sein de la vallée de Lurín, le site se caractérise par la présence d’édifices et de vestiges archéologiques datant de la période allant de la civilisation Lima (100 - 650 après J.-C.) à celle des Incas (milieu du XIIe s. - 1532 après J.-C.).

 

À l’origine, Pachacamac renvoie au nom d’un dieu (Pachahc Camahc), fils du soleil, et qui dans la langue quechua peut se traduire par « celui qui anime le monde », pacha signifiant « l’univers » et camac « l’animateur ».

Pour les civilisations pré-incas établies sur la côte centrale du Pérou, c’est Kon, autre fils du soleil et dieu du vent et de la pluie, qui est le créateur des premiers êtres vivants. Mais contrarié par ces derniers, il décida un jour de provoquer une sécheresse. Pour se venger, le dieu Pachacamac le chassa, et transforma les êtres humains en animaux. Décidant de créer un nouveau couple d’humains, Pachacamac les priva cependant de nourriture, ce qui entraîna la mort de l’homme. Désespérée et cherchant de quoi se nourrir, la femme s’adressa au soleil, qui, touché par ses prières, décida de la féconder. Pachacamac, mécontent que le soleil ait été vénéré à sa place et que l’enfant mis au monde ne soit pas de lui, prit pour se venger la décision de tuer l’enfant et de l’enterrer. Du corps de cet enfant, naquirent alors le maïs et un ensemble d’autres plantes cultivables, permettant à la nouvelle humanité engendrée de pouvoir se nourrir. Suite à la naissance, dans le même temps, du dieu Vichama, le nouveau fils du soleil, Pachacamac fut contraint à la fuite, et disparut peu après au large de l’océan Pacifique.

C’est par reconnaissance pour ses actions accomplies qu’en l’an 200 après J.-C., une partie de la civilisation Lima, alors établie dans la zone de la future capitale, décida de créer un centre cérémonial dédié au dieu Pachacamac, considéré par la plupart des Péruviens comme l’animateur et non le créateur du monde, l’animateur étant perçu comme celui qui donne aux êtres créés le pouvoir d’exister. En l’occurrence, ici, les moyens de subsistance.

 

Lieu de pèlerinage pour de nombreux habitants de la côte péruvienne venus consulter l’oracle de Pachacamac, qui selon les croyances était capable de prédire l’avenir et de contrôler les tremblements de terre, le site connaîtra ensuite trois phases de développement et d’expansion distinctes.

La première, avec la civilisation Huari, qui, alors qu’elle élargit son territoire, décide aux alentours de 650 après J.-C. d’y intégrer le centre cérémonial de Pachacamac, étendant ainsi l’influence de ce dernier jusqu’aux Andes du sud, dont cette civilisation est originaire.

La deuxième, vers 1200 après J.-C., quand la civilisation Ychma entreprend d’y construire plusieurs pyramides à rampe, qui constituent l’une des architectures la plus représentative de cette civilisation, tout en traçant également de larges voies délimitées par des murs.

La troisième, avec la construction de plusieurs nouveaux temples par la civilisation Inca. N’ayant pas le droit de détruire les temples érigés par les précédentes civilisations, les Incas bâtirent ces temples à proximité de ceux déjà existants.

La conquête de l’empire inca par les espagnols en 1532, marquée par la capture de l’empereur inca Atahualpa, poussa les habitants à progressivement délaisser le site de Pachacamac, qui perdit ainsi peu à peu ses principales fonctions, notamment religieuses.

Persuadé d’y trouver de l’or et de l’argent comme l’a promis Atahualpa en échange de la liberté, le conquistador Hernando Pizarro, envoyé par son frère Francisco, se rendit à Pachacamac, où devaient en partie se trouver cet or et cet argent. Mais, malgré un mois intensif de pillage des temples, des maisons et des tombes, les Espagnols ne trouvèrent que peu d’argent, les habitants ayant pris soin de le cacher avant leur arrivée. Ce trésor n’a donc toujours pas été retrouvé.

 

En 1896, l’archéologue allemand Max Uhle, considéré comme l’un des pères de l’archéologie péruvienne, entreprend le premier une série de fouilles archéologiques sur le site de Pachacamac. Menées jusqu’en 1903, ces dernières lui permettent de découvrir le « Temple du Soleil », bâti sous la civilisation Inca, deux cimetières (l’un à proximité du « Temple Peint », l’autre du « Temple du Soleil »), et d’esquisser ainsi un premier plan détaillé du site. Les nouvelles fouilles menées par la suite vont elles aussi permettre de mettre à jour plusieurs vestiges et monuments, témoignant tout à la fois de l’occupation du site par différentes civilisations mais aussi des fonctions commerciales et administratives qu’a pu également revêtir Pachacamac.

Ainsi, en 1938, le géophysicien péruvien Alberto Giesecke, qui dirige un projet de nettoyage du « Temple Peint », découvre l’ « idole de Pachacamac », une statue en bois d’une hauteur de 2,34 mètres représentant le dieu Pachacamac. Trois ans plus tard, c’est l’anthropologue et archéologue péruvien Julio César Tello qui décide de faire des fouilles autour des temples « du Soleil », de « Urpi Wachac », de « la Lune » et de la place des Pèlerins. ​​ 

Outre les pyramides et les temples, de nombreux objets ont aussi été découverts, ce qui a conduit l’ethnologue péruvien Arturo Jimenez Borja à fonder en 1965 le musée du sanctuaire archéologique de Pachacamac, destiné à conserver et exposer ces mêmes objets.

Depuis 1999, le site de Pachacamac fait l’objet de fouilles annuelles, menées dans le cadre du projet « Ychsma », dirigé par l’archéologue Peter Eeckhout, et qui a pour objectif de s’inscrire dans la continuité des travaux jusqu’ici réalisés, tout en cherchant à répondre à des problématiques locales et régionales propres à la période allant de 900 à 1533 après J.-C.

 

Candidat depuis 1996 à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, Pachacamac demeure aujourd’hui un important site touristique du Pérou, comme en témoignent, d’une part, les nombreux circuits touristiques qui lui sont consacrés, et, d’autre part, l’augmentation annuelle du nombre de visiteurs depuis la fin des années 2000, qui en fait l’un des sites archéologiques les plus visités du pays.

Le 15 février 2016, a été inauguré le nouveau musée sanctuaire archéologique de Pachacamac, bâti sur les fondations de l’ancien musée créé en 1965. Outre la présence de 277 objets datant de l’époque préhispanique (objets en bois, textiles, céramiques...), le musée comporte également « l’idole de Pachacamac », découverte lors des fouilles menées en 1938, et de nombreuses informations relatives à l’architecture et l’organisation générales du site.

 

Dans « Pachacamac », troisième et dernière partie de Voyages de l’autre côté, c’est un tout autre paysage que nous dépeint J.-M. G. Le Clézio. Le site archéologique laisse ici place à un paysage désertique entièrement minéral, dénué de toute forme de communication et de présence humaine, et avec pour seuls repères « la pierre sur la pierre, et la poussière qui se soulevait » (VAC, 297).

Au contraire de « Watasenia » (première partie), une masse liquide caractérisée par un mouvement continu, et où s’annonce la naissance imminente du monde, Pachacamac ne contient ni « folie », ni « fièvre » (VAC, 299), mais « seulement cette fixité, et ce poids minéral » (VAC, 299). Si Watasenia « donne la vie » (VAC, 9), la « fabrique au fond de ses antres, avec le mouvement régulier et élastique de l’eau salée » (VAC, 9), Pachacamac ne connaît lui « plus de désirs fou galopants, plus de violence, plus de haine » (VAC, 299), et représente un « monde hermétique » (VAC, 298), qui n’est toutefois pas angoissant, car il signifie la fin des soubresauts, tourments humains et des « maladies qui déchirent, qui brisent, qui arrachent » (VAC, 299).

Ainsi, et en opposition avec les eaux primordiales de Watasenia, c’est bien un monde d’après la mort qui est évoqué dans « Pachacamac ». Dès lors, la structure du livre en trois parties - «Watasenia » (la naissance), « Naja Naja » (le voyage de la vie) et « Pachacamac » (la mort), s’apparente aux trois étapes de la condition humaine.

La mort n’est cependant pas présentée comme une fin définitive, mais comme une « autre vie » (VAC, 301), un possible « commencement » (VAC, 298) : « On était enfin arrivé à la beauté, calme, immobile, celle qui peint et sculpte avec le vent. C’était le dernier pays, il n’y en aurait plus d’autre. Pays pour personne, pur, apaisé, sans frontières. La douleur, la mort n’existaient pas [...] C’était comme au début, souvenez-vous, lorsque dans la mer du sommeil le rêve était en train de naître » (VAC, 308). Une réflexion qui vient prolonger celle déjà menée dans L’Extase matérielle sur la mort comme un retour à la matière primordiale (Salles, 2006, 184-185).

Évoquées, les ruines du site de Pachacamac se fondent progressivement dans ce paysage désertique en « devenant pareilles à des ronds de fumée » (VAC, 308), car cet espace immuable se donne à lire comme un paysage spirituel.

 

Pierre-Louis Ballot

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

EECKHOUT, Peter, « Le temple de Pachacamac sous l’empire inca », Journal de la société des américanistes, Vol.84, n°1, pp. 9-44, 1998 ; EECKHOUT, Peter, Pachacamac durant l’Intermédiaire récent : Étude d’un site monumental préhispanique de la Côte centrale du Pérou, Oxford, BAR International Series 747, 1999 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, Le Chemin, 1967 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1975 ; PÉRET, Benjamin, Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, Paris, Albin Michel, Bibliothèque Albin Michel, 1989 ; REAL, Elena, JIMÉNEZ Dolores (eds.), J.-M. G. Le Clézio. Actes du colloque international, Valencia, Universitat de Valencia, 1992 ; SILVA CAMARANI, Ana Luiza, « Costumbrisme », in Dictionnaire J.-M.G. Le Clézio [En ligne], URL : http://www.editionspassages.fr/dictionnaire-jmg-le-clezio/lexique/canne-a-sucre-9/, consulté le jeudi 11 janvier 2018 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, « La Rêverie des crépuscules », Rennes, PUR, 2006, p. 184-185 ; TIMBERT, Amélie, « Pérou : Le nouveau musée Sanctuaire archéologique de Pachacamac a ouvert ses portes », Actu Latino, URL : http://www.actulatino.com/2016/02/26/perou-le-nouveau-musee-sanctuaire-archeologique-de-pachacamac-a-ouvert-ses-portes/, 2016 (26 février) ; TRISTMANS, Bruno, Livres de pierre. Segalen - Caillois - Le Clézio - Gracq, Tübingen, études littéraires françaises, 1992.

 

 

 

 

Illustration 1 - Le site archéologique de Pachacamac

 

Source : www.grayline.com

 

 

 

 

 

 

 

Illustration 2 - L’idole de Pachacamac

 

Source : www.ameriquedusud.org

 

 

NIGER (FLEUVE)

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

Le Bassin du Niger. Source:http://www.abn.ne

Géographie

 

Avec ses presque 4 200 kilomètres, le fleuve Niger, le troisième par sa longueur du continent africain, décrit une grande boucle depuis les montagnes du Sierra Leone, d’où il coule vers le nord-est, s’ouvre dans le « delta intérieur » où il perd presque la moitié de ses eaux, avant de traverser Tombouctou en passant par le Mali. En amont de Gao, il dévie vers le sud-est, pour se diviser en un grand delta au Nigeria, où il se jette dans l’océan Atlantique. Il parcourt ainsi le Sierra Leone, la Guinée, le Mali, le Niger en côtoyant le Bénin et le Nigeria. Le fleuve a donné son nom aux états du Niger et du Nigéria. L’origine du nom de ce « fleuve des fleuves » est incertaine.

Aujourd'hui en réel danger en raison de la pression démographique, de l'activité humaine, du changement climatique, le Niger est la principale source d'approvisionnement en eau pour des millions de personnes, contribuant à leurs besoins pour l'agriculture, l'élevage, la pêche, le transport des biens et des personnes. Douze ponts, dont une partie sont des barrages à destination hydroélectrique ou pour des fins d’irrigation, enjambent le fleuve.

 

Histoire

 

Les géographes ont mis longtemps à découvrir le parcours du fleuve. À l’époque de Pline, on a connaissance d’un fleuve qui sépare la province romane d’Afrique – grosso modo l’actuelle Afrique du nord – de l’Éthiopie, à savoir l’Afrique noire. Au XIVe siècle, Ibn Battûta suit le Niger jusqu’à Tombouctou, mais, ignorant aussi bien la source que l’embouchure du fleuve, comme bien d’autres, il le confond avec le Nil. Le siècle suivant, les Portugais, qui s’intéressent avant tout à la topographie du littoral africain, considèrent le Niger comme l’amont du fleuve Sénégal. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les géographes comprennent que le Niger n’est pas le Nil et que, coulant vers le nord-est, ce ne peut être le Sénégal non plus. Parmi les explorateurs européens, Alexander Gordon Laing localise sa source au pied des Monts Loma, à Sierra Léone ; René Caillié revient vivant de Tombouctou où il a pris connaissance du fleuve ; puis Mungo Park le descend sur 1 600 kilomètres. Il y trouve la mort en ayant défié et suscité l’irritation des peuples riverains. Adolphe Burdo, pour sa part, le remonte jusqu’à sa jonction avec son affluent principal, le Bénoué, au Nigéria actuel.

Depuis 1980, le Niger est régi par l’Autorité du Bassin du Niger, organisme intergouvernemental comprenant neuf états membres. La coopération a pris forme au lendemain des indépendances, avec la signature de l’Acte de Niamey relatif à la Navigation et la Coopération économique entre les États du bassin du Niger en 1963.

 

Le Niger dans l’œuvre leclézienne

 

Le Niger est présent principalement dans deux ouvrages. Dans le roman Onitsha qui raconte le voyage en Afrique du jeune Fintan et de sa mère pour retrouver le père, médecin de brousse à Onitsha, le fleuve est un élément essentiel du paysage. Comme l’a montré Madeleine Borgomano, il sert de motif organisateur au récit entier, ne serait-ce que par son omniprésence : le mot y figure 248 fois, dont 22 avant que les voyageurs n’aient même vu le Niger. Il réapparaît dans le texte de L’Africain, biographie consacrée à son père, responsable du dispensaire à Ogoja, « le seul médecin au nord de la province de Cross River » au Nigéria actuel, et dans les photos de Raoul Le Clézio qui illustrent le livre.

Les deux ouvrages s’inscrivent dans le contexte du colonialisme et des sentiments contrastés qu’il suscite. Dans L’Africain, l’auteur fait référence au Voyage au Congo d’André Gide pour décrire la vision du monde qui règne à l’époque où son père s’installe au Nigéria. Onitsha a bien des points communs avec le Voyage au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Dans les deux textes, la remontée physique du fleuve se transforme en un voyage initiatique dévoilant une réalité peu glorieuse derrière le discours officiel des bienfaits du colonialisme vis-à-vis des autochtones.

Le Clézio décrit les péripéties de son père « depuis l’enthousiasme du commencement, la découverte des grands fleuves, le Niger, le Bénoué, jusqu’aux hautes terres du Cameroun » (A, 55). On y trouve le George Shotton, du nom du consulat du fleuve, « qui remontait le Niger » et le Benoué. Dans Onitsha, ce vapeur cuirassé et armé en canonnière, « l’orgueil de l’Empire », ​​ n’est plus qu’une épave échouée sur l’îlot Brokkedon (toponyme que l’on peut associer à l’expression anglaise « broke down », en panne) au milieu du fleuve : emblème de l’enlisement du système colonial.

À la fin du roman, l’auteur dénonce le néocolonialisme en faisant référence à la guerre et à la famine du Biafra. Il évoque le conflit lié à l’exploitation du pétrole entre les entreprises multinationales âpres au gain et les peuples du fleuve, représentés par Oya et Okawho, qui ne demandent qu’à vivre en paix avec la nature.

Les deux ouvrages sont imprégnés par les mythologies du fleuve : d’abord la sacralité des termitières est ancrée dans le mythe du dieu termite comme créateur des fleuves au début du monde, et comme gardien de l’eau. Dans Onitsha figure la cosmogonie des Yoruba, avec « Eze Enu qui vit dans le ciel, Shango qui jette l'éclair, et les deux premiers enfants du monde, Aginju et sa sœur Yemoja, dont la bouche a fait naître l'eau des fleuves » (O, 223). La déesse maternelle des eaux est incarnée en la personne d’Oya, « le corps même du fleuve, l'épouse de Shango. Elle est Yemoja, la force de l'eau, la fille d'Obatala Sibu et d'Odudua Osiris » (O, 168). Grâce à elle, Fintan se voit initié aux mystères de la naissance et de la sexualité.

Comme pour d’autres fleuves, Le Clézio instaure entre le Niger et la mer – « il est vaste comme la mer » (O, 210) – un parallèle explicite que Madeleine Borgomano analyse, à partir de l’homophonie mer-mère, comme ce qui scelle le pacte entre Oya, la déesse maternelle, et le fleuve, symbole de l’éternel retour. Le fleuve en général est l’espace de la naissance, et le Niger représente l’élément liquide, « l’élément premier de la poétique leclézienne, la matière par laquelle l’Être peut renaître. » (Pien, 2004, 259 ; 201)

En Oya convergent également la cosmogonie des Yoruba et la mythologie égyptienne, car la jeune femme emprunte les traits à la Candace de Meroë, la reine du royaume situé au Soudan actuel, aux bords du Nil. Geoffroy, le père de Fintan, souscrit à l’ancienne idée d’une possible communication entre le Nil et le Niger voire à une source commune aux deux fleuves. Derrière les idées du père de Fintan, on entrevoit les travaux de M. D. W. Jeffreys, un ami du père de l’auteur, à qui le roman est dédicacé. La liaison avec le Nil est une des raisons pour lesquelles Le Clézio a choisi de situer le récit sur le Niger, un lien renforcé par les passages du Livre des Morts intercalés au cours du texte.

À l’instar de tout autre fleuve dans l’œuvre leclézienne, le Niger représente une vaste étendue sans commencement ni fin perceptible. Le fleuve est « la voie vers l’autre versant du monde » (O, 118), aussi bien dans un sens géographique puisqu’il réunit l’Onitsha des personnages du roman éponyme avec des pays lointains, que dans le sens où le fleuve permet l’accès à un lointain mythologique, notamment l’Égypte ancienne, en dehors des réalités terrestres. De même, la pensée de l’infinitude est appliquée au temps, étant donné que le fleuve est contemporain du commencement du monde : « Sabine Rodes disait que c'était le plus grand fleuve du monde, parce qu'il portait dans son eau toute l'histoire des hommes, depuis le commencement. » (O, 105). Le Niger ne cessera de couler : « Le temps n'a pas de fin, comme le cours du fleuve. » (O, 216). La présence du cours d’eau lent et majestueux provoque une altération dans la perception du temps de Fintan, de Maou. Tout se passe comme si, par le relais du fleuve, le temps s’immobilisait dans un présent indéfini.

Dans son œuvre littéraire, Le Clézio a réussi à transmuer le fleuve Niger bien réel en un symbole de l’idée de l’universel, tout en gardant le récit ancré dans les enjeux sociaux et concrets de la vie sur ses bords. De cette combinaison résulte la profondeur toute particulière de l’écriture leclézienne.

Fredrik Westerlund

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

L’Autorité du bassin du Niger, http://www.abn.ne/; BORGOMANO, Madeleine : Onitsha. Parcours de Lecture, Paris, Bertrand-Lacoste, 1993 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave : L’Africain, Paris, Mercure de France, 2004 ; Onitsha, Paris, Gallimard, 1991 ; PARK, Mungo : Travels in the Interior Districts of Africa, réd Kate Ferguson Masters, Durham and London, Duke University Press, 2000 ; PIEN, Nicolas : Le Clézio, la quête de l’accord originel, Paris, L’Harmattan, 2004 ; WESTERLUND, Fredrik : Les fleuves dans l’œuvre romanesque de Jean-Marie Gustave Le Clézio, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Helsinki 2011, en ligne sur https://helda.helsinki.fi/bitstream/handle/10138/27640/lesfleuv.pdf.

 

Biafra (guerre du) ; Fintan ; Onitsha.

LOUVRE (LE)

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Lorsqu’il publia Haï, en 1971, J.-M.G. Le Clézio n’imaginait sans doute pas qu’il s’approprierait un jour le Louvre. Lui qui fustigeait les musées, s’inscrivant ainsi dans une longue tradition d’écrivains selon lesquels les froides galeries de ces lieux ne sont que des mausolées d’œuvres arrachées à la vie, a pourtant accepté d’être le grand invité du Louvre, du 3 novembre 2011 au 6 février 2012. Parce qu’il avait été « [H]ostile à l’idée du musée pendant une grande partie de [s]a vie » (Le Point), l’on s’attendait à ce que Le Clézio fît de cette rencontre l’occasion d’un affrontement entre deux conceptions opposées de l’art. Si confrontation il y eut, elle fut positive. L’écrivain sut mettre en œuvre une forme de contestation créative à travers laquelle il réaffirmait les valeurs qui sont au fondement de son œuvre et la jalonnent : l’ouverture à l’autre, l’universalité de la conscience humaine dans ce qu’elle a de plus profond et de plus riche, le respect de la diversité et la nécessité de déconstruire les préjugés. Finalement, J.-M.G. Le Clézio fait de son voyage au Louvre le reflet, le chantre et, d’une certaine manière, l’aboutissement de sa pensée : en refusant l’orchestration traditionnelle du musée, il propose une nouvelle lecture de l’aventure artistique, au-delà des frontières esthétiques et culturelles.

Le Clézio écrit : « L’occident a inventé l’histoire de l’art comme une ligne droite qui irait du symbolisme primitif à l’idéal naturaliste des classiques. […] ». C’est donc à un « pas de côté » (Les Musées sont des mondes, 23) que nous invite l’auteur, pour établir une échelle horizontale de l’histoire culturelle. Il s’agit de contester une vision verticale selon laquelle l’humanité se serait élevée au fil du temps, notamment grâce aux progrès techniques, et dont a pu naître « [l’] idée malsaine et dangereuse » (ibid., 38) que certaines cultures seraient plus ou moins évoluées que d’autres, dans la ligne, pas toujours droite, du darwinisme. Lorsque l’écrivain choisit d’exposer des « pièces très anciennes, trouvées à Ifé, au Nigeria, au tout début du XXe siècle, par un ethnologue allemand, Leo Frobenius, qui se servit de leur ressemblance avec la statuaire grecque pour déduire abusivement que les Grecs anciens étaient allés en Afrique » (Télérama), il revient sur les injustices commises par la culture occidentale envers des peuples trop longtemps considérés comme primitifs, et qui auraient reçu de l’Europe leur richesse culturelle. Le Clézio refuse toute forme de hiérarchie et transgresse les distinctions entre art et artisanat, en exposant par exemple des nattes du Vanuatu, afin de « remettre en question la notion d’art telle qu’on la conçoit aujourd’hui en Occident » (Télérama). D’une manière légèrement provocante, il place ainsi notre culture face à ses préjugés.

C’est d’ailleurs le champ lexical de l’affrontement que choisit le directeur du musée, Henri Loyrette, pour qui l’écrivain fait « se confronter » des œuvres et en « met [d’autres] face à face » (Les Musées sont des mondes, 16). Et l’on peut encore lire dans le programme publié par le Louvre : « […] Le Clézio […] a choisi d’affronter la pluralité des œuvres […], il se confronte à l’universalité de ce musée monde qu’est le Louvre ». Telle ne semble pourtant pas être l’intention de J.-M.G. Le Clézio, qui explique : « Je préfèrerais qu’entre ces objets venus de loin et ceux conservés au Louvre, il y ait une rencontre, plutôt qu’une confrontation. Je le vois plutôt ainsi : le rapprochement entre deux attitudes esthétiques qui se complèteraient, l’une n’excluant pas l’autre […] » (Télérama). « [R]encontre », « rapprochement » et non affrontement : c’est bien ainsi qu’il faut comprendre la présence de Le Clézio au Louvre. Il applique ses valeurs d’ouverture et son esprit voyageur à sa collaboration avec le musée. L’abîme à franchir pour faire exister cette improbable rencontre entre l’imaginaire leclézien et le Louvre a sans doute attiré l’artiste. On lui proposait un voyage, l’univers muséal était un autre monde à rejoindre, à comprendre, à vivre, par-delà les différences. Comment cet écrivain de l’ailleurs aurait-il pu dire non ?

Le Clézio conçoit le musée comme un territoire commun, par-delà les frontières : « Il peut être […] le lieu – le No man’s land, ou bien la terre de tous – où se rencontrent les cultures. » (Les Musées sont des mondes, 24). Celles-ci ne sont pas « différentes », mais « complémentaires » car « toutes participent de cet ensemble qu’est l’humanité » (Télérama). Ce qui fascine Le Clézio, chez l’autre, c’est finalement qu’il soit si proche de lui, c’est la communauté, le partage, et non la différence, qui l’émerveillent et l’inspirent. Il aurait voulu juxtaposer les peintures révolutionnaires haïtiennes et celles de David et de Géricault (Le Point), car il s’agissait pour lui de montrer l’universalité des grands thèmes qui habitent l’art : l’amour, la mort, la révolte ; de manifester l’identité par-delà des différences formelles et la chronologie. Les « lowriders » des Chicanos expriment la même soif de justice sociale que les toiles de Sénèque Obin. En faisant entrer dans l’ancien palais royal, qui plus est dans la même salle que des ex-votos mexicains et un autoportrait de Frida Khalo, ces véhicules symboles de l’art et de la révolte populaires, Le Clézio rappelle au musée qu’il fut porté par des idéaux révolutionnaires, et met en œuvre une autre révolution, artistique, imprégnée des valeurs d’un nouvel humanisme. « Y a-t-il une relation de causalité entre l’art et la société ? […] Référence il y a, et surtout interférences, rencontres, métissages, mélanges ». (Les Musées sont des mondes, 39). Les sculptures de Camille Henrot exposées pour l’occasion naissent de l’union du monde moderne et des traditions ancestrales, de l’industrie occidentale et de l’art africain : elles matérialisent cette fusion des différences dans l’unique aventure de la création humaine.

Le Louvre, quant à lui, s’est toujours conçu comme un musée pluriel, rassemblant les arts, les époques, les cultures. En invitant Le Clézio, Henri Loyrette souligne « [l’] ambition universaliste » du Louvre, perpétue cette volonté d’ouverture et s’inscrit dans l’héritage des Lumières. Le musée accepte de mesurer ses limites, de remettre en question et de renouveler le regard qu’il porte sur lui-même et sur le monde : « [e]n écho aux propositions de J.M.G. Le Clézio, […] le Louvre s’interroge sur cette part de lui-même tentée depuis le XIXe siècle par la notion d’Universalité. […] Travailler avec J.M.G. Le Clézio […] c’est questionner la pertinence de nos collections, de nos choix, et l’idéalisation implicite du lieu […] » (Terrasse, 2011, 47). La démarche effectuée par le Louvre, en ce début de siècle, est signifiante : la culture ne peut plus se concevoir autrement que multiple et métissée, relative et commune, dans un mouvement perpétuel et universel de création et de recréation car « [l]’apparente logique des expressions est démentie à chaque instant, et ce doit être là le rôle des musées » (Les Musées sont des mondes, 38). En effet, si les œuvres d’art ont nécessairement un caractère historique, circonstancié, le musée permet de dépasser certaines contingences spatiotemporelles pour proposer la rencontre, voire la réunion, de diverses formes d’expression qui participent toutes de la culture universelle.

C’est pourquoi la logique de Le Clézio dans son appropriation du Louvre est celle de l’ouverture et du partage. Elle transparaît dans le programme choisi, qui instaure un dialogue entre les différentes disciplines artistiques et par-là même entre les artistes d’horizons divers. Musique, chant, danse, sculpture, photographie, cinéma, de fiction et documentaire : la manifestation embrasse la création sous toutes ses formes, dans une explosion artistique jubilatoire, une mise en abyme de notre épopée culturelle dans toute la richesse de ses expressions. La littérature trouve elle aussi sa place en renouant avec la tradition des conteurs : Charlotte Matansué fait revivre les légendes du Vanuatu, la poétesse innue Rita Mestokosho révèle aux élèves français la beauté et la richesse de sa culture. Grâce à ces artistes, mais aussi à travers des lectures, des représentations théâtrales, ou encore un questionnement autour de la préservation des écrits (Louvre), J.-M.G. Le Clézio fait entrer au musée un art littéraire vivant. C’est cette vivacité créative qui caractérise la rencontre de l’écrivain et du Louvre.

En effet, les œuvres choisies sont, elles aussi, une invitation au dialogue vital entre les arts et les cultures : Jacques Coursil rend un hommage musical à Édouard Glissant ; les dessinateurs Dupuy et Berberian s’inspirent des œuvres du Louvre et des écrits de Le Clézio pour créer sous les yeux du public une œuvre nouvelle ; une composition musicale électronique du groupe Bo’tox propose un nouveau regard sur La Passion de Jeanne d’Arc du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Ces mots de Le Clézio à propos des musées s’appliquent parfaitement à sa collaboration avec le Louvre : « De [son] peu de logique, de [sa] fugacité, [elle] acquier[t] une vie nouvelle, une véracité, une fertilité […] » (Les Musées sont des mondes, 19). L’union du Louvre et de l’artiste devient une évidence, l’aboutissement parfait d’une œuvre dans laquelle l’ouverture à l’autre est reconnue comme la source de toute création.

Ainsi, par-delà les différences, les désaccords et les dérives, Le Clézio expose la richesse d’une seule et même aventure culturelle. Il fait de sa collaboration avec le Louvre l’occasion d’une véritable rencontre, non seulement entre le plus grand musée du monde et des œuvres qui n’étaient jamais entrées dans un tel lieu, mais entre les époques, les arts, les cultures et les savoir-faire. Au Louvre, l’écrivain réaffirme ainsi ses convictions esthétiques et humanistes d’une manière innovante, proposant une révolution artistique, pacifique. Parce que le musée est aujourd’hui « une matérialisation de la mémoire » (Les Musées sont des mondes, 24), il peut être un lieu « où l’on réfléchit », qui nous « met en état d’interrogation » (Le Point). Face à la férocité du monde, « que seul l’art contrôle parfois » (Les Musées sont des mondes, 38), la fonction du Louvre pourrait donc être salvatrice.

 

        Florence Pettelat

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

CROM, Nathalie, entretien « Les Musées sont des mondes », Supplément gratuit au numéro 3222 de Télérama daté du 12 octobre 2011, ​​ http://www.la-sofiaactionculturelle.org/2011/11/le-louvre-invite-j-m-g-le-clezio/, consulté le 01 décembre 2017 ; GARCIN, Jérôme, entretien « Le Clézio entre au Louvre », Bibliobs, 26-10-2011, https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20111026.OBS3301/le-clezio-entre-au-louvre.html, consulté le 01 décembre 2017 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., Haï, Flammarion, coll. « Champs », 1987 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., Les Musées sont des mondes, Bernadac, dir., Paris, Gallimard-Musée du Louvre, 2011 ; MARIN LA MESLÉE Valérie, entretien Le Point « Les mondes de Jean-Marie Gustave Le Clézio », 01-11-2011, http://www.lepoint.fr/culture/les-mondes-de-jean-marie-gustave-le-clezio-01-11-2011-1391321_3.php, consulté le 01 décembre 2017 ; « Le Louvre invite J.M.G. Le Clézio – Le Musée monde », http://www.louvre.fr/progtems/le-louvre-invite-jean-marie-g-le-clezio, consulté le 01 décembre 2017 ; Mimoso-Ruiz, Bernadette , « Le Clézio, Le Louvre, le Mexique ou la révolution des arts populaires » in, Jauer Annick & Germoni Karine, dir., ​​ La pensée ininterrompue du Mexique dans l’œuvre de Le Clézio, Presses universitaires d’Aix-en-Provence, 2014, pp. 85-100 ; ROUSSEL-GILLET Isabelle (coord.), « Dossier J.-M.G. Le Clézio invité du Louvre » dans Les Cahiers J.M.-G. Le Clézio n°5, La Tentation poétique, Paris, Complicités, 2012 ; TERRASSE, Jean-Marc, « Rumeurs du monde, écho du musée », dans Les Musées sont des Mondes, Bernadac, dir., Gallimard-Musée du Louvre, 2011.

 

 

 

 

 

 

 

DODO (LE)

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
31 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

La première rencontre avec le dodo est l’image populaire d’un oiseau stupide devenu personnage du roman de Lewis Carroll Alice au pays des merveilles (1865). Il fut fortement inspiré par la peinture de Roelandt Savery (1589-1654) exposée au Musée de l’Université d’Oxford. Le dodo apparaît alors comme un animal assez gros et maladroit ne volant plus et se déplaçant assez lentement d’où le synonyme de didus ineptus que lui donnèrent les premiers savants qui le décrivirent.

Les îles Mascareignes (Maurice, Rodrigues et La Réunion) sont apparues au milieu de l’océan Indien au cours du Pliocène (10 millions d’années à l’actuel). Ce sont des formations volcaniques accessibles à des oiseaux migrateurs qui vont rapidement adopter cet environnement où s’épanouit une flore tropicale grâce à la richesse du sol et au climat. De plus, en l’absence de prédateurs, ces oiseaux vont rapidement s’adapter à une vie terrestre et progressivement leurs ailes vont s’atrophier et leur morphologie changer.

Aussi les premiers navigateurs qui arrivèrent sur ces îles, parlent-ils d’une sorte de paradis terrestre avec une multitude d’oiseaux peu farouches, faciles à approcher et bien sûr à attraper. L’arrivée de l’homme, malheureusement, sonne le glas de la disparition d’une grande partie de cette faune originale et endémique. Le solitaire de Rodrigues, le dodo de l’île Maurice et une variété de dodo de La Réunion appelée dronte, tous très vulnérables car ne pouvant plus voler, seront parmi les premiers exterminés.

Aujourd’hui, seul le dodo de l’île Maurice commence à être connu en dehors des Mascareignes, des études récentes ayant permis de préciser son mode de vie et les conditions de son extinction.

 

Le dodo de l’île Maurice

Le dronte ou Raphus cucullatus est une espèce d’oiseau endémique apparenté aux pigeons. Il ressemble à un gros dindon, vit dans les plaines ou les forêts. Tout comme le solitaire de l’île Rodrigues il descend de pigeons d’Asie en accord avec la plupart des oiseaux des Mascareignes, et appartient à la famille des columbidae. Cet animal ne fut décrit qu’en 1598 et disparut une centaine d’années plus tard à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle. Son extinction rapide est attribuée à l’implantation de l’homme sur ces îles ; non seulement il fut chassé pour être mangé, mais les colons amenèrent des animaux nuisibles aux dodos comme les chats, les chiens, les rats, les singes et les cochons. 

Parmi les premiers colonisateurs de ces îles les Hollandais le décrivirent comme un animal lent, ne fuyant pas l’homme, au plumage d’un bleu gris, avec des ailes atrophiées et un panache de plumes en guise de queue, des pattes jaunes avec de grands ongles, une tête plus sombre que le corps, terminée par un gros bec crochu. Ils lui donnèrent le nom de dodo qui étymologiquement proviendrait du néerlandais dodars signifiant paresseux, ou encore dodaars désignant ses fesses nouées. D’autres hypothèses sur l’étymologie du nom dodo furent proposées.

La connaissance de cet animal va un peu progresser au début du XXe siècle grâce aux travaux du naturaliste Paul Carié (1876-1930). Ce franco-mauricien a découvert un gisement riche en restes osseux de cet oiseau à la Mare-aux-Songes. En 2005 une nouvelle équipe internationale a de nouveau fouillé ce site et mis à jour de nombreux restes de cet oiseau, les principaux résultats et une partie du matériel récoltés sont au Muséum Naturalis de Leyde.

Des analyses génétiques confirment que le dodo et le solitaire de Rodrigues ont bien un ancêtre commun d’où ils auraient divergé depuis leur arrivée dans leurs îles. Mais le manque de données ne permet pas d’aller au-delà de leur appartenance à une famille de pigeons d’Asie du Sud. L’adaptation du dodo à l’écosystème insulaire fut déterminante dans son évolution.

Mais ce n’est que récemment (Delphine Angst et alii., 2017) qu’une étude originale a permis de préciser le mode de vie du dodo en relation avec le cycle des saisons. À partir d’analyses histologiques des os, de très nombreuses observations ont permis de se faire une idée plus précise de ces oiseaux.

Le dodo adulte devait mesurer un mètre et peser environ 10 kg. Son cycle de vie est étroitement lié à celui des saisons : à la période difficile des cyclones (novembre- mars), où le dodo reste inactif et se nourrit peu, son plumage se dégrade et il maigrit ; puis, au retour de la belle saison (avril-juillet), l’abondance en aliments lui permet de grossir, la mue se manifeste alors par un beau plumage, elle est suivie de la reproduction (août) puis de la ponte des œufs ​​ et de leur éclosion ​​ en septembre-octobre ; ​​ les jeunes doivent grandir et prendre des forces très vite avant la période des cyclones. Ce cycle peut également expliquer que, selon la saison, les dodos n’ont pas le même poids ni le même plumage, et que dans les fouilles on puisse retrouver des individus ayant disparu à différentes saisons expliquant les variations de leurs caractéristiques.

Le dodo de l’île Maurice vivait paisiblement au fil des saisons, il ne prit pas garde à l’arrivée de l’homme qui en un siècle parvint à le faire disparaître. Il est l’archétype de ce que l’on peut qualifier d’extinction anthropomorphe.

Malgré ces progrès dans la connaissance du dodo, de nombreuses questions restent en suspens et facilitent toujours le rêve et l’imagination lorsque l’on évoque cet oiseau, laissant le champ libre au romancier…

Éteint certes depuis la fin du XVIIe siècle, le dodo demeure néanmoins très vivant dans l'imaginaire et l'iconographie de son île Maurice endémique qui en a fait son emblème. Il figure sur les armoiries officielles du pays et survit sous diverses déclinaisons, du timbre-poste aux marques commerciales, sans compter les jouets, bijoux ou objets souvenir. Il tient une place importante dans les œuvres des peintres mauriciens Malcolm de Chazal et Vaco. Son squelette, provenant d'un seul oiseau et collecté par E.Thirioux en 1900, est la pièce maîtresse du Musée de l'Institut de Maurice.

 

Le dodo du Muséum de La Rochelle

 

Le Muséum de La Rochelle fait partie des rares établissements, avec L’Institut de Maurice à Port-Louis, à posséder un squelette du dronte de l’île Maurice plus connu sous le nom de dodo. Il est d’ailleurs accompagné d’un spécimen sculpté qui est la fidèle réplique de celle réalisée en 1901 au Muséum d’histoire naturelle de Paris sous la direction du professeur Émile Oustalet.

Ces deux représentations du dodo sont arrivées au Muséum à différentes époques. Le squelette a été acheté en juin 1932 auprès de l’Établissement Émile Deyrolle, spécialisé en taxidermie depuis 1831 et devenu fournisseur principal de musées et établissements scolaires. C’est Étienne Loppé alors conservateur et directeur du Muséum de La Rochelle qui négocia cet achat pour 4000 francs (soit environ 650 €).

Ce squelette vient du célèbre site de la « Mare aux ​​ Songes » au sud-est de l’île Maurice, connu comme le site le plus important pour les vestiges du dodo. Il a été monté à partir d’os d’un individu auxquels ont été rajoutées une quinzaine de parties reconstituées à partir de pièces originales de squelettes du Musée de l’île Maurice.

 

Squelette du Muséum de la Rochelle

Nomenclature détaillée des parties reconstituées du squelette :

 

  • ​​ Maxillaire supérieur

  • ​​ Partie postérieure du crâne

  • ​​ Os carrés

  • ​​ Arcades

  • ​​ Axis

  • ​​ 14ème et 18ème vertèbres

  • ​​ Côtes

  • ​​ Coracoïdiens

  • ​​ Omoplate gauche

  • ​​ Humérus

  • ​​ Radius

  • ​​ Cubitus

  • ​​ Métacarpien et phalanges des ailes

  • ​​ Péronés

  • ​​ Phalanges des pattes

La sculpture du dodo rochelais a rejoint les réserves.

 

À proximité ​​ du squelette, le spécimen sculpté laisse imaginer ce qu’était ce dodo ressemblant à un gros dindon coloré. Il est arrivé au Muséum de La Rochelle en 2002, donné par le Muséum d’Orléans qui possédait, vraisemblement depuis plusieurs décennies, cette réplique de celui du Muséum de Paris. Voilà pourquoi, dans le roman de Le Clézio, Alma, Jérémie Felsen, l’ethnologue parti à Maurice sur les traces de l’oiseau disparu, songe à déposer « au Musée de La Rochelle ou au Muséum d’histoire naturelle de Paris [...], à côté du squelette rafistolé du gros oiseau » (A, 302), « la pierre de gésier » (un caillou gros comme un œuf de pigeon) trouvée par son père près de Mahébourg.

 

Le dodo dans Alma

 

Le Clézio, qui se documente avant d’écrire, comme en témoigne la bibliographie à la fin du livre, intègre ces données scientifiques dans son roman. Il s’appuie sur les rapports ou témoignages d‘époque (celui de Pierre André d’Haguerty, gouverneur de La Réunion, ou de Sir Thomas Herbert, voyageur et historien anglais du XVIIe siècle) pour donner à voir ce gros volatile : « les moignons d’ailes » (A, 187), le corps couvert d’un duvet bleu-gris, la croupe grasse ornée d’un plumet ridicule, la démarche lente et chaloupée d’un « bourgmestre ». Le roman rappelle certains aspects du mode de vie de l’oiseau : son aptitude à manger les pierres, voire le fer, la nidification au sol qui favorisait la destruction des œufs par les prédateurs apportés dans les navires, et même son cri, « un roucoulement grave et grinçant […] » (A, 40). Il décrit également l’exhumation des premiers ossements de Raphus Cucullatus à la Mare aux Songes, en1865, par le naturaliste britannique George Clark. ​​ 

Mais pour ce qui n’a pas laissé de traces, l’imagination et la rêverie de l’écrivain prennent le relais, faisant du dodo une créature à la fois romanesque, tragique et emblématique, à l’instar de son double humain : Dominique Felsen, dit Dodo, l’« admirable hobo » (A, 323). Imaginer la vie quotidienne de ces oiseaux qui ont été « les rois et les reines » (A, 88) de l’île, c’est « retourner au premier temps quand elle était encore neuve – neuve d’humains » (A, 81). C’est se représenter en images saisissantes les derniers jours des dodos, leur massacre par des marins affamés, « armés de tromblons et de gourdins, [qui] les tuaient par centaines jusqu’à ce qu’il ne reste que des os […] » (A, 45), décrit en des termes qui rappellent Le Rêve mexicain : « Encore quelques battements, quelques journées […]. Encore quelques nuits avant que l’ère des oiseaux s’achève. » (A, 90). Entre exhibition de phénomène de foire et registre tragique, J.M.G. Le Clézio consacre un chapitre à la lapidation du dernier spécimen de dodo à bord du bateau qui l’emmenait vers le cabinet de curiosité d’Edward Hebert, à Londres. Si les contemporains avaient noté la « mélancolie » de l’oiseau, Le Clézio en décrit de l’intérieur, dans une sorte de flux de conscience, la terrible agonie : l’environnement hostile, la solitude, le jet de projectiles, puis « la blessure mortelle, le vide de la mort au fond du corps » (A, 291), le bref défilé des images heureuses de sa vie dans l’île.

Par une succession de parallélismes, la disparition du dodo sert de fil rouge au roman. Sa destruction préfigure celle de la forêt et l’évolution inquiétante de l’île Maurice aujourd’hui livrée aux complexes touristiques. Son effacement rejoint l’oubli dans lequel sont tombés les esclaves qui ont contribué à la richesse sucrière de l’île, et dont l’auteur restaure la dignité par l’énumération de leurs noms dans les premières pages du livre. Les quelques oiseaux survivants réfugiés dans les broussailles pour échapper à la violence meurtrière des marins sont apparentés aux esclaves marrons. Le Clézio crée surtout le personnage de Dodo, dernier représentant de la branche maudite des Felsen, ces riches propriétaires du domaine Alma « à présent aussi éteints que l’oiseau lui-même, dead as a dodo » (A, 322). Également monstrueux et ridicule, également moqué, éloigné de son île, exhibé en homme-lézard, voué à la disparition dans la clôture d’un asile d’aliénés, Dodo, le « perdi bande », le « clochard magnifique » (A, 221), incarne au même titre que l’oiseau la fragilité des espèces, des lieux, des équilibres, sous l’action de l’homme, ce redoutable prédateur :

Dormez, gros oiseaux, gros dodos, glissez-vous dans les songes, fermez vos yeux au monde et entrez dans la préhistoire, vous les derniers habitants d’une terre qui n’a pas connu les hommes. (A, 90) ​​ 

 

Christian Moreau, Marina Salles

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Angst D.,  Chinsamy A.,  Steel L. &  Hume J.P.(2017). « Bone histology sheds new light on the ecology of the dodo » (Raphus cucullatus, Aves, Columbiformes). Scientific Reports 7 (1) :7993 ; CAROLL, Lewis, Alice’s adventures in Wonderland, édition originale, 1865 ; MONTAGNIONNI L et NATIVEL P, La Réunion, Ile Maurice, géologie et aperçus biologiques. Guides géologiques régionaux, Paris, Masson éditeur, 1988 ;

Site internet utilisé : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dodo_(oiseau) ;  https://www.theguardian.com/science/2017/sep/13/life-in-the-old-bird-yet-study-of-dodo-bones-yields-new-biological-insights ; LE CLÉZIO, J.M.G., Alma, Paris, Gallimard, 2017.

 

REMERCIEMENTS

Nous remercions chaleureusement Lucille Bourroux, attachée de conservation du patrimoine, chargée de la bibliothèque scientifique du Muséum de La Rochelle qui nous a fourni toutes les informations utiles sur le Dodo de ce Muséum ainsi que les clichés du squelette et de la sculpture. 

 

Alma ; Île Maurice, Oiseaux (Maurice).

MA EL AÏNINE

in Dictionnaire / by stéphane Rozencwajg
29 mai 2018
Avant-propos
Oeuvres
Romans
AFRICAIN (L')
ALMA
CHERCHEUR D’OR (LE)
DÉSERT
DIEGO ET FRIDA
ÉTOILE ERRANTE
GÉANTS (LES)
GENS DES NUAGES
GUERRE (LA)
ONITSHA
OURANIA
PROCÈS VERBAL (LE)
QUARANTAINE (LA)
RAGA : APPROCHE DU CONTINENT INVISIBLE
RÉVOLUTIONS
TERRA AMATA
VOYAGE À RODRIGUES
Nouvelles et textes brefs
« AMOUR SECRET »
« ANGOLI MALA »
« ARBRE YAMA (L') »
« ARIANE »
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) »
« ÉCHAPPÉ (L’) »
« FANTÔMES DANS LA RUE »
« GÉNIE DATURA (LE) »
« GRANDE VIE (LA) »
« HAZARAN »
« IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
« L.E.L., DERNIERS JOURS »
« MARTIN »
« MOLOCH »
« ORLAMONDE »
« PASSEUR (LE) »
« PAWANA »
« PEUPLE DU CIEL »
« RONDE (LA) »
« ROUE D’EAU (LA) »
« SAISON DES PLUIES (LA) »
« TEMPÊTE »
« TRÉSOR »
« VILLA AURORE »
« ZINNA »
Essais
EXTASE MATÉRIELLE (L')
FLOT DE LA POÉSIE CONTINUERA DE COULER (LE)
HAÏ
INCONNU SUR LA TERRE (L’)
PROPHÉTIES DU CHILAM BALAM (LES)
RÊVE MEXICAIN (LE)
SISMOGRAPHE (LE)
Personnages
Fictifs
ADAM POLLO
ALEXIS
ANTOINE
DAVID
FINTAN
JADI
Personnes réelles
BARRAGÁN (LUIS)
BAUDELAIRE
CAILLIÉ (RENÉ)
CHAZAL (DE) MALCOLM
DARWICH MAHMOUD
HUMBOLDT (VON) ALEXANDER
FRIDA KAHLO
LETITIA ELIZABETH LANDON (L.E.L.)
LONGFELLOW
MA EL AÏNINE
MALINCHE (LA)
MENCHÙ RIGOBERTA
RATSITATANE
RULFO (JUAN)
SENGHOR, L.S.
Lieux
Afrique
CHAGOS (ARCHIPEL DES)
CHAGOS (ARCHIPEL DES) MàJ 2022
COLLÈGE ROYAL DE CUREPIPE (LE)
EURÉKA
MAURICE (ÎLE)
MORNE (LE)
NIGER (FLEUVE)
PLATE (ÎLE)
RODRIGUES (ÎLE)
SAGUIA EL HAMRA
Amérique
CHIAPAS (LE)
MEDELLÍN
MEXICO
PACHACAMAC
VOLCAN PARICUTIN
Asie
SÉOUL
Europe
Nice
Lexique
BIAFRA (GUERRE DU)
CANNE À SUCRE
CHAUVE-SOURIS
CIPAYES (RÉVOLTE DES)
COSTUMBRISME
CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
DODO (LE)
ÉCOLOGIE
FLORE (Maurice)
HINDOUISME
LANGAGE DES OISEAUX (LE)
LANGUE BRETONNE
LOUVRE (LE)
MURALISME
OISEAUX (MAURICE)
PROSE POÉTIQUE
SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
SANDUNGA
SIRANDANE
SOUFISME
Bibliographie et abréviations
Auteurs

 

Le surnom de Ma el Aïnine équivaut en français à « l’eau des yeux » (« l’œil humide étant l’œil vivant », Ferré, 2000, 166). De son vrai nom Mohammed el Mustafa ben Cheikh Mohammed el Fadel ben Mamine (Hamdati Chabihna, 1998, 144), il est né vers 1830 au nord de la Mauritanie et décédé en 1910 à Tiznit au Maroc. Cet homme du désert est une figure historique emblématique du Sahara (XIXe et XXe siècles). ​​ Fondateur de la ville spirituelle du désert, Smara, il fut autant un chef spirituel qu’un chef de résistance, « ‘homme du chapelet’, certes, mais de ‘poudre’ aussi » (Ferré, 2000, 10). Personnage charismatique ? Ma el Aïnine est un érudit musulman prolifique avec plus de 360 livres à son actif (Hamdati Chabihna, 1998, 142). Il fut toujours entouré d’une aura passée pour légendaire, ainsi commentée par Gaudio : « L’ascendant que cet excellent prédicateur exerça à cette époque sur les Sahariens s’est affirmée de telle sorte qu’il a pu s’assurer une hégémonie spirituelle et politique absolue. » (1991, 222) 

 

Ma el Aïnine doit cette érudition à son père, Mohammed el Fadel, d’origine chérifienne, « jurisconsulte et théologien éminent » (Le Chatelier, 1899, 327). Ayant grandi au sein de la zaouia Fadeliya, en Mauritanie, Ma el Aïnine apprit par cœur l’intégralité du Coran. Le père veillait à lui inculquer les bonnes mœurs et la rigueur dignes d’un futur marabout. Le fils finit par exaucer les vœux du père : vers l’âge de 28 ans, Ma el Aïnine reçut le turban de l’érudition. Mohammed el Fadel autorisa alors son fils brillant à quitter les lieux pour faire le pèlerinage et diffuser ailleurs les sciences religieuses.

 

Comme le soulignent Jacques Thobie et Gilbert Meynier, Ma el Aïnine : « […] s’est] installé depuis 1873 dans la région de Smara, au Sud-Marocain […]. » (1991, 234) En 1898, il fonda la ville sainte de Smara, fief du marabout et de ses disciples. Cet homme du désert y ordonna, entre autres, l’édification d’une mosquée imposante, le forage des puits et la plantation d’arbres. Au sein de cette citadelle, Ma el Aïnine veillait à dispenser à ses disciples et notamment aux jeunes écoliers une éducation fidèle à la morale et aux instructions religieuses. En tant que chef spirituel mystique, ce cheikh prêchait d’exemple en faisant preuve d’ascétisme.

 

La zaouia maïnite appelait à l’unification et à la pacification des tribus en conflits pour cause de concurrence d’hégémonie (Ma el Aïnine, 1996, 27-28). Il exhortait à un éclectisme soufi ouvert à toutes les voies mystiques des zaouia (Eldaniaji, 2001, 408). En raison d’une « auréole de sainteté » et comme le veut la tradition du soufisme, Ma el Aïnine s’est vu attribuer des prodiges défiant les lois de la causalité. Mrabih Rabou, fils du marabout, raconte le châtiment subi par les voleurs des chameaux de son père Ma el Aïnine : « Avant la fin de cette nuit [celle du vol], un feu divin a pris sans motif apparent dans leurs vêtements » et « leurs armes », alors ils accoururent, en se dénudant, vers le cheikh pour implorer son secours, et le châtiment prit fin (Eldharif, 2002, 448-449).

 

Dans les volumes traitant de l’histoire du Sahara, Ma el Aïnine fait figure de résistant redoutable. Devant le cheminement des forces militaires françaises en 1903 vers le Sahara, il incita vivement les diverses tribus au combat contre les forces étrangères envahissant « la terre de l’islam ». Gaudio brosse cet appel au ralliement de la sorte : « Vers la fin du dernier siècle, toutes les populations du Sahara occidental ont été réveillées et galvanisées par un grand marabout et chef guerrier, l’émir Ma el-Aïnin, qui fonda une secte toute puissante de fidèles et embrasa le désert en proclamant la guerre sainte contre les envahisseurs », (1993, 222). L’administrateur colonial français Xavier Coppolani succomba face à la résistance que galvanisait le marabout : « Il trouve en face de lui un adversaire de taille, le cheikh Ma’al-‘Aynayn, qui depuis plus de trente ans faisait figure de représentant du sultan du Maroc. » (Laroui, 2000, 118). Cependant, les pressions exercées par l’envahisseur sur le sultan marocain en 1908 contraignirent Ma el Aïnine à abandonner la lutte. Le marabout et ses fidèles connurent l’exode et la défaite. Le cheikh s’éteignit en 1910. Les fils combattants de Ma el Aïnine prirent la relève.

​​ 

Si, au regard des colonialistes, Ma el Ainine fut « un grand maître de la dissidence » (Ferré, 2000, 14), un fauteur de trouble, un primitif au cœur de pierre, pour ses disciples il fut un saint à l’origine de miracles incontestables. Une ambivalence que souligne Marina Salles en précisant que ce personnage fut « toujours perçu à travers le prisme déformant de la parole hagiographique de ses disciples ou des propos injurieux de ses ennemis. » (2006, 78)

 

JMG Le Clézio prend le contre-pied de la vision colonialiste et rend hommage à ce personnage historique, mettant l’accent sur son image double de chef militaire héroïque qui organise la résistance des tribus sahariennes et de personnage charismatique. Vivant au rythme de la nature, auréolé d’une aura spirituelle égale en quelque sorte à celle d’un chaman, Ma el Aïnine est parallèlement le modèle du résistant ayant détourné les intrusions européennes brutales dans une terre rescapée de la modernisation. Dans son roman Désert, Le Clézio relate l’épreuve de Ma el Aïnine et des Hommes Bleus. Cet écrivain humaniste adopte le point de vue d’un « témoin du comportement des officiers français dont il ne partage pas la conviction colonialiste » (Salles, 2006, 74). Adoptant une stratégie de réhabilitation auprès du lecteur occidental, l’écrivain écrit un plaidoyer en faveur du marabout. Ma el Aïnine n’est plus un fanatique impitoyable, il est un résistant qui œuvre pour la libération du peuple. Son cheminement vers le Nord est un appel à la vie et à la liberté, un combat « contre ceux qui spéculent, qui convoitent les terres, les villes », « contre ceux qui veulent la richesse que promet la misère de ce peuple » (D, ​​ 377). Ainsi, ce roman retrace un parcours semé de sacrifices et de sainteté. Le Clézio présente ce marabout sous les traits d’un homme du bien jouissant d’un charisme exceptionnel qui peut « calmer la foule d’un geste de la main, ou au contraire, la déchaîner, avec seulement quelques paroles » (D, 40). Le dzikr, les paroles sacrées du cheikh, portaient ses disciples à l’extase : « La rumeur de la foule se transforma soudain en cris : ‘Gloire à notre cheikh Ma el Aïnine, gloire à l’envoyé de Dieu’ ! » (D, 64). Les Sahariens accouraient vers ce thaumaturge pour faire guérir leurs enfants malades, alors « Ma el Aïnine les oignait avec un peu de terre mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leurs front » (D, 245) ; l’aveugle souffrant sollicite également le pouvoir magique du cheikh. Ce dernier lui « a frotté les paupières », ainsi l’aveugle ne ressent plus la douleur, son regard s’emplit « de la lumière dorée du soleil », il marche librement tel un voyant « vers l’autre bout de la plaine » (D, 372). Le jeune Nour incarne les disciples sahariens qui suivaient Ma el Aïnine en marche vers ce qu’il annonçait comme « le royaume de Dieu » (D, 231).

La défaite puis la mort du cheikh à Tiznit dans une « maison de boue au toit à demi effondré » (D, 398) signent l’échec du chef temporel. Mais son rayonnement spirituel continue de s’exercer à travers les générations sur quelques personnages élus. Nour, initié au rêve des terres promises sent le « regard immortel » du cheikh le suivre et le pénétrer : « Nour sentait son regard, là, dans le ciel, dans les taches d’ombre de la terre. Il sentait le regard sur lui [...] » (D, 432). Plus tard, Lalla, descendante d’une véritable chérifa issue « de la tribu du grand Ma el Aïnine » (D, 174), ressent à son tour le regard de l’Homme bleu, Al Azraq dit El Ser, le Secret (mot équivalent à l’âme), un guerrier et un saint dont Ma el Aïnine est l’héritier spirituel, pour la guider dans les moments essentiels de sa vie. L’Homme Bleu et Ma el Aïnine incarnent ​​ de fait la même image du marabout omniprésent et du guerrier protecteur. Le Clézio pérennise ainsi l’aura d’un personnage immortel.

 

Dans Gens des nuages, Le Clézio revient de manière élogieuse sur la biographie de ce « grand cheikh » du désert : « Ma el Aïnine, souvent présenté par les officiers de l’armée française comme un fanatique criminel, fut en réalité l’un des hommes les plus cultivés de son temps, lettré, astronome et philosophe », (GDN, 61), « sans doute l’un des derniers cheikhs el Akbar du soufisme marocain, possédant son chapelet, auteur de nombreux traités de théologie, astronome, poète, thaumaturge, capable de lire dans les pensées et de guérir les malades en soufflant sur le sable » (GDN, 32). Ainsi, Le Clézio se plaît à réécrire une épopée empreinte d’admiration et de légende.

 

        Hicham Boulakhsoumi

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 

 

ELDANIAJI, Nour-Eddine, « Des signes coraniques dans l’œuvre de Ma el Aïnine », in Cheikh Ma el Aïnine : Pensée et djihad, EL RADI El Yazid et MA EL AÏNINE Ali Nama (dir.), p. 406-411, ​​ Casablanca, édit. El Najah El Jadida, 2001 ; ELDHARIF, Mohammed, Le mouvement soufi dans la littérature du Sahara marocain 1800-1956, (en arabe), Casablanca, édition Al-Najah al-Jadida, 2002 ; FERRÉ, Jean, Au désert interdit, Éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, 2000 ; GAUDIO, Attilio, Guerres et paix au Maroc : reportages, 1950-1990, Éditions Karthala, ​​ Paris, 1991 ; Les populations du Sahara occidental : histoire, vie et culture, Éditions Karthala, Paris, 1993 ; HAMDATI CHABIHNA, Ma el Aïnine, Les tribus du Sahara marocain : leurs origines, leur djihad ​​ et leur culture, (en arabe), Impression royale, Rabat, 1998 ; LA CHAPELLE (DE), F., « Esquisse d’une histoire du Sahara occidental », in Hespéris, XI, Paris, Librairie La Rose, Paris, 1930 ; LAROUI, Abdellah, « Initiatives et résistances africaines en Afrique du Nord et au Sahara », in ​​ Histoire générale de l’Afrique. VII. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935, BOAHEN, ADU, A. (dir.), p. 111-135, Éditions UNESCO, 2000 ; LE CHATELIER, A., L’Islam dans l’Afrique occidentale, Paris, G. Steinheil, Éditeur, 1899 ; LE CLÉZIO, J.-M.G, Désert, Paris, Gallimard, Folio, 2012 ; Gens des nuages, Paris, Gallimard, Folio, 2010 ; MA EL AÏNINE, Ma el Aïnine, De la littérature et de la guerre sainte. Des exemples de la zaouia maïnite de Smara au Sahara, (en arabe), Éditions La Maison de Volubilis pour l’impression et la publication, Marrakech, 1996 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, PUR, Paris, 2006 ; THOBIE, Jacques et MEYNIER, Gilbert, Histoire de la France coloniale. II. L’apogée 1871-1931, Paris, Armand Colin, 1991.

 

 

 

              Désert ; Gens des Nuages ; Saguia el Hamra (La).

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